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« Il faut oser dire ce que ça implique de voter pour des partis comme le Front national »

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Le réalisateur belge Lucas Belvaux expose les pièges du populisme d’extrême droite dans un film que le Front national n’a pas tort de prendre en grippe tant il s’y retrouve indirectement visé… Mais Chez nous porte le regard plus loin, et le point de vue du cinéaste sur les enjeux politiques de notre temps a de quoi nourrir le débat.

De Cavale à Pas son genre en passant par La Raison du plus faible, Rapt et 38 témoins, vos films ont toujours eu des résonances sociales…

Les cinéastes racontent le monde dans lequel ils vivent, c’est somme toute une tradition de l’art en général, et ce depuis les Grecs en passant par Shakespeare, Molière… En fait, on ne raconte pas une histoire, c’est l’histoire qui raconte le monde dans lequel on est. C’est ma vieille théorie que je ressors tout le temps (rire)… Mais je pense qu’elle est juste !

Avec Chez nous, vous placez pour la première fois le politique au centre même des choses. Pourquoi et pourquoi maintenant ?

Mine de rien, Pas son genre (1) contient les prémices de mon nouveau film. C’est la même région (le nord de la France), la même fracture culturelle (le  » peuple « , les  » élites « ). Et un Front national à 30, 40 %… Il y a une scène dans Pas son genre où un type sort d’un bistrot, un peu bourré, et clame :  » On est chez nous !  » J’ai senti qu’il me fallait en parler plus précisément. Parce que le monde va de plus en plus vite. Parce qu’il y avait urgence.

Au risque d’aborder les choses  » à chaud « , sans laisser le temps à quelque distance historique ?

© Debby Termonia

On ne peut plus prendre ce recul. Les événements font revenir à un cinéma engagé comme il y en a eu des années 1930 aux années 1980, avant que le mur de Berlin tombe et que la disparition de l’opposition de deux blocs politiques rende le monde plus complexe. C’était assez simple jusqu’alors mais, d’un coup, le libéralisme avait gagné la guerre, d’une certaine manière, idéologiquement, et tout est devenu flou. Les cinéastes se sont recadrés sur le social, l’intime, ou des thèmes précis comme l’immigration. Mais la politique, on ne savait plus vraiment comment l’aborder de manière directe. Simultanément, la droite et l’extrême droite ont commencé à développer une offensive virulente contre ce qu’on appelait les intellectuels de gauche, en fait contre les intellectuels tout court. En voulant diviser les acteurs de la culture et le peuple. C’est encore cette fracture qui est aujourd’hui travaillée par la droite et la droite extrême. Avec une violence qui nous oblige à dire les choses clairement, à prendre parti.

Plutôt que de faire un film militant, vous avez choisi la forme d’un cinéma s’appuyant sur l’identification avec un personnage. Et aussi avec une actrice qui, plus qu’aucune autre sans doute, s’impose (depuis ses débuts dans Rosetta) en incarnation crédible du peuple.

On ne raconte pas une histoire, c’est l’histoire qui raconte le monde dans lequel on est

Le personnage joué par Emilie Dequenne (2) est comme le  » fixeur  » qui accompagne les journalistes en reportage dans les zones de conflit. Il emmène le public vers une région, une population qu’il ne connaît pas forcément bien. D’où l’importance qu’elle soit infirmière, ce qui lui permet d’aller chez les gens, d’entrer dans leur vie, dans cette intimité sans laquelle on ne peut rien comprendre à leur choix politique. J’ai écrit ce personnage pour Emilie. C’est la rencontre d’un rôle et d’une actrice. Avec cet atout qu’Emilie incarne avant même de jouer, qu’elle a en elle la jeune femme qu’elle joue, naturellement.

Cette France qui vote Front national, et que vous montrez, presque personne n’a voulu la voir, ni lui donner la parole…

Les politiques l’ont ignorée, en effet. Le cinéma aussi, à quelques rares exceptions près. Quand on a bien voulu la regarder, ce fut toujours avec distance, et avec des considérations morales, du jugement souvent. Moi, je fais du cinéma direct, j’ai voulu qu’on entende cette voix. Il faut oser mettre les choses à plat, dire ce que ça implique de voter pour ces partis-là.

Des responsables du Front national ont dénoncé votre film avant même de l’avoir vu. Vous deviez vous y attendre un peu, non ?

Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre quelle était leur stratégie… Evidemment, ils ne considèrent pas que c’est un scandale ! Mais pour eux, parler d’eux, c’est forcément en dire du mal. Ce en quoi ils n’ont pas tout à fait tort… Il leur faut constamment des ennemis. C’est un parti qui voit le monde coupé en deux : il y a ceux qui sont avec eux, ceux qui sont contre eux. Et une fois qu’on est contre, on doit être détruit. La stratégie était en l’occurrence de tuer le film dans l’oeuf. Pas commercialement, car ils nous font de la pub, même au plan international… Mais en mobilisant leur électorat contre le film, en faisant passer un argumentaire qu’il pourra reprendre sur les réseaux sociaux. Ils disent à leurs supporters ce qu’ils doivent penser. C’est la nature totalitaire de ce parti.

Nous contre les autres, cette manière de penser se répand via tous les populismes ?

 » Le Front national dit à ses supporters que penser. C’est sa nature totalitaire. « © LAURENT CHAMUSSY/ISOPIX

Oui, c’est exactement la même chose, que cela vienne de Trump ou des radicaux en Iran, en Turquie, des partisans du Brexit en Angleterre ou de Poutine évidemment ! Une vision du monde qui implique le conflit permanent, l’impossibilité de toute discussion… On le voit bien avec Trump. Il dirige par décret. On ne passe plus par le Congrès. Si on pouvait le dissoudre, ce serait encore mieux ! Ces gens se reconnaissent entre eux. Marine Le Pen ne cesse de faire allusion à Trump, à Poutine. Aux mollahs iraniens, c’est plus difficile (sourire), mais à Erdogan ou à Bachar al-Assad c’est possible. Et à la violence verbale succède toujours, chez eux, la violence physique. On ne peut pas discuter, car ils sont dans une posture qui réduit tout à  » pour  » et  » contre « , sans concession, sans écoute.

Que pensez-vous dès lors de ce qui vient brouiller les lignes traditionnelles ? Comme Marine Le Pen qui s’entoure de collaborateurs homosexuels ou cette extrême gauche qui manifeste de la tolérance pour l’islam radical ?

Le monde est devenu beaucoup plus complexe. On voit des féministes rejoindre l’extrême droite pour dénoncer la place de la femme dans l’islam… Un peu partout, l’extrême droite fait feu de tout bois autour de cette question. Elle met en avant dans ses organigrammes de nombreuses femmes, en général blondes. Avec le double avantage que nous avons encore une vision sexiste où la femme garde une image apaisante, rassurante, maternelle (ce qui n’est pas vrai, on a vu Thatcher…), et que, de manière subliminale, mettre des femmes en avant signifie qu’on n’est pas comme les musulmans… Tout est récupéré, retourné, c’est ce qu’ils appellent la triangulation. Le FN a déjà sorti des affiches se réclamant de Jaurès et de Gaulle… alors qu’un maurrassien a tué Jaurès, et que l’OAS a essayé de tuer de Gaulle ! Deux mouvements présents lors de la fondation du FN… Quant à l’extrême gauche, il y a en effet des dérives, des erreurs d’analyse et de fonctionnement. Etre de gauche n’empêche pas d’être bête, parfois, ou haineux.

La défaite de Manuel Valls à la primaire de la gauche est-elle celle d’un socialisme qui ne veut pas laisser à la droite le monopole du thème de la sécurité, qui fait de la laïcité un combat prioritaire ?

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Je pense en tout état de cause que la laïcité est et va rester au coeur du débat ! Il faut en revenir au principe de la loi française de 1905, qui est celui d’une paix civile, garantie par la liberté de croire et de pratiquer selon ses convictions. Pour autant que cela reste dans la sphère privée, il n’y a rien à dire ! La religion doit rester en dehors du débat politique. Aucune religion n’a le droit d’imposer ses pratiques, ses interdits. L’homme doit être placé devant Dieu. Et la pensée rationnelle (pour autant qu’elle puisse l’être) devant la croyance. Dans un monde qui change, où les religions – pas seulement l’islam – revendiquent un rôle de plus en plus politique, la gauche ne peut pas être absente du combat pour la laïcité. Ni du débat sur la sécurité, ni même de celui sur la nation – une notion de gauche, au début ! – et sur l’identité.

Avec une gauche en morceaux, un candidat de droite plombé par le Penelopegate, Le Pen et Macron en tête, la campagne électorale en France s’annonce totalement inédite…

Objectivement, c’est une campagne de fou ! Le renoncement tardif mais inévitable de Hollande, plus globalement les cinq années écoulées, ont mis le bazar à gauche, qui se retrouve atomisée. La droite, elle, s’atomise toute seule. Ils auraient pu régler les choses en 48 heures et ils ont été très bêtes de ne pas le faire. Ils donnent une image déplorable en matière d’éthique, et alimentent le fantasme du  » tous pourris « . Ce qu’on ne peut reprocher à la gauche (Cahuzac a vite dû s’effacer, suivant la  » jurisprudence Jospin « )… On est en train de perdre du temps de parole, d’échange, sur un fait divers, alors que tant de vrais problèmes préoccupent les Français. Evidemment, pendant ce temps, il y en a qui engrangent…

(1) Chronique de l’amour impossible entre une coiffeuse de province (Emilie Dequenne) et un prof de philo parisien (Loïc Corbery).

(2) Une infirmière à qui on propose de mener aux élections une liste dérivée d’un parti nommé Bloc patriotique.

Bio Express

14 novembre 1961 :Naissance à Namur.

1979 : Voyage en auto-stop vers Paris, pour y devenir comédien.

1986 : Nommé au César du meilleur espoir masculin pour son rôle dans Poulet au vinaigre de Claude Chabrol.

2003 : Réalise la trilogie Un couple épatant, Cavale, Après la vie.

2014 : Dirige pour la première fois Emilie Dequenne dans Pas son genre.

2017 : Sortie de Chez nous, le 1er mars

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