Douglas Eynon & Erwan Mahéo au coeur de Novelty Ltd. © © ISABELLE ARTHUIS/FONDATION D'ENTREPRISE HERMÈS

Double mixte

Invités à exposer à La Verrière bruxelloise, les plasticiens Erwan Mahéo et Douglas Eynon ont expérimenté la création en duo tout en conservant leur singularité. Une démarche en vogue.

Qu’est-il arrivé à La Verrière Hermès, lieu d’exposition bruxellois qui accueille habituellement une seule proposition artistique à la fois ? Aujourd’hui, sa topographie est bouleversée, à l’image du processus qui anime les artistes invités. Une grande toile divise l’espace et les oeuvres invitent à déambuler, d’une part dans un espace épuré, où les sculptures se confondent avec le mobilier. D’autre part, une fois passé le couloir qui mène de l’autre côté du miroir, dans une intimité rêvée où tout converge vers une grotte d’aluminium éclairée par une ampoule dont s’écoule un filet d’eau en un impossible goutte-à-goutte. Après Ann Veronica Janssens et Michel François en 2015, il s’agit d’une nouvelle collaboration éphémère entre deux artistes en vogue sur la scène bruxelloise, Erwan Mahéo (Saint-Brieuc, 1968) et Douglas Eynon (Lewisham, 1989), qui travaillent l’installation, la sculpture et la vidéo. Invités par le curateur Guillaume Désanges dans le cadre du cycle  » Poésie balistique  » inauguré en avril dernier, le Breton et le Britannique ont oeuvré ensemble à une exposition singulière, dénommée Novelty Ltd, où chacun conserve son univers tout en se laissant contaminer par celui de l’autre. Pour Guillaume Désanges, cette double invitation est à l’image de la ville qui l’accueille, Bruxelles, dont la scène artistique rassemble depuis quelques années des acteurs venus de partout en quête d’espace, de temps, de liberté, d’éclatement des hiérarchies :  » Douglas Eynon et Erwan Mahéo incarnent cet esprit spontané et contingent, non programmatique et participatif.  »

La dimension communautaire était déjà présente en amont du projet :  » A l’origine de cette invitation, il y a une exposition collective à laquelle Douglas et Erwan participaient, et qui m’a interpellé dans sa façon d’agglomérer des univers artistiques différents présentant des affinités. C’est cet esprit de collaboration sur le mode de la tension, et non de la fusion, que j’avais envie d’approfondir en les invitant à La Verrière « , explique Guillaume Désanges. Cette exposition laboratoire a pris place en 2015 au BAD (pour Brussels Artistic District), ancien site industriel reconverti en ateliers pour artistes à deux pas du site de Tour & Taxis. Erwan Mahéo y présentait une oeuvre réalisée avec Gijs Milius, artiste néerlandais installé à Bruxelles.  » Partager un atelier fait qu’on est sans cesse entouré d’autres artistes. On regarde ce que font les autres, on donne son avis, on s’influence tout le temps même sans le vouloir « , raconte Douglas Eynon.  » Cette fois, c’est une collaboration entre Douglas et moi mais aussi un dialogue avec le lieu et le curateur. La durée du processus et les possibilités matérielles qui nous étaient offertes ont influencé notre mode de réflexion et de production « , ajoute Erwan Mahéo.  » Guillaume Désanges avait envie de transcender l’espace cubique de La Verrière, d’en modifier la perception et de relier nos univers en créant un seul environnement, comme deux mondes réunis en un ensemble, en dialogue l’un avec l’autre.  » Cette articulation des espaces et des oeuvres s’est opérée en lien avec une certaine image mentale de Bruxelles, à la fois ville jardin et cité bureaucratique, friche poétique et tertiaire, qui renvoie à l’univers des deux artistes, fonctionnel et onirique, poétique et balistique.

Si leurs mondes sont très différents – ce qui transparaît bien ici -, Mahéo et Eynon partagent des références et ont compris la nécessité de créer un moodboard qui viendrait refléter leurs points communs.  » L’idée de l’escalier, de la grotte, de l’abri, vient de ces notes visuelles que nous avons composées au cours du processus. Ainsi nous est apparue la cohérence, faite d’intuitions et de sensations, qui relie nos travaux.  » C’est cette rencontre inédite entre eux, dans ce lieu où ils n’avaient jamais exposé, qui a donné naissance au titre :  » Novelty renvoie au monde des échecs, où chaque partie professionnelle est enregistrée via un logiciel qui détecte chaque nouvelle configuration « , précise Erwan Mahéo.

Place au collectif

Loin d’être un cas isolé, l’exposition de La Verrière résonne avec d’autres dialogues éphémères qui, incités par les curateurs ou les artistes eux-mêmes, mobilisent et questionnent les façons de travailler. Pour Remember Souvenir, le Belge Denis Meyers réservait récemment un étage de l’ancien siège de la firme Solvay qu’il avait investi avant destruction à plusieurs artistes (Moerman, Kool, etc.) invités chacun à peindre seul dans une pièce. Pour les Bruxellois Karine Marenne et Messieurs Delmotte, l’idée de travailler ensemble est née de la relation amoureuse qui les lie depuis quelques mois, les amenant à interroger l’image et les poncifs du couple à travers la photographie et la performance. Un embryon de collaboration appelé à se développer sur le long terme, au fur et à mesure de leur histoire sentimentale.

Pour le plasticien français Pierre Leguillon (Nogent-sur-Marne, 1969), installé lui aussi à Bruxelles, ces questions collaboratives sont au coeur même de sa pratique depuis quinze ans. Lors de son exposition personnelle au Wiels début 2015 par exemple, toutes les oeuvres, événements et performances étaient des invitations faites à d’autres artistes, à des degrés variables. Ce Musée des erreurs. Art contemporain et lutte des classes proposait un ensemble d’oeuvres conçues à partir d’images reproduites et réalisées sur mesure. Non figées dans des formes fixes, ces dispositifs répondaient à un principe de mouvement, voire de réversibilité, et se déployaient sur des structures mobiles, légères ou transportables. Un modèle d’exposition qui déjouait ou  » déclassait  » les hiérarchies.  » En général, l’image que renvoie l’artiste dans la sphère médiatique est une personnification de l’auteur qui renforce les effets de signature, et ce, depuis la Renaissance « , rappelle Pierre Leguillon. Cette tradition s’est amplifiée au XIXe siècle avec la peinture d’histoire et l’art pompier, la figure de l’artiste solitaire étant privilégiée pour des raisons d’ego, de communication, et pour satisfaire le marché de l’art et des expositions.  » Je me sens plus proche des artistes du spectacle vivant ou du cinéma, qui sont conscients qu’ils ne peuvent pas travailler sans équipe. C’est pourquoi la plupart de mes oeuvres créditent : elles donnent du crédit à un travail qui n’est jamais le fait d’une seule et même personne dans la plupart des productions artistiques actuelles, mais qui reste tabou dans le domaine des arts visuels, où la chaîne de production d’une oeuvre ou d’une exposition est comme effacée au profit de la signature.  » Tout cela n’est bien sûr pas nouveau : Pierre Leguillon cite ici la  » mort de l’auteur « , théorisée par Roland Barthes en 1968.  » Mais dans les faits, les médias et le public préfèrent toujours la simplification, et l’artiste contemporain demeure une figure héroïque, singulière et majoritairement masculine.  »

Les  » marques  » inventées par Pierre Leguillon sont autant de chevaux de Troie pour ouvrir de nouveaux espaces.  » C’est une manière d’être au monde dans une société où l’individu est toujours privilégié par rapport au collectif. Il s’agit de mettre au coeur de ma pratique le dialogue inspirant que j’entretiens avec d’autres créateurs ou créatrices – voire même de le mettre en scène – pour le valoriser comme un élément constitutif du processus de création.  »

Se mettre en danger

Les collaborations peuvent aussi franchir des océans. Loin de Bruxelles, c’est à New York que s’est rendue l’artiste française Fabienne Verdier (Paris, 1962) dans le cadre d’une résidence transdisciplinaire plus inattendue… avec des musiciens et chanteurs de la Juilliard School. Une rencontre récemment exposée à Bruxelles elle aussi, qui lui a permis d’envisager la peinture directement en écho à la matière sonore. Le résultat pictural n’est pas sans similitudes avec une partition musicale et semble avoir reçu l’empreinte des rythmes et des accents qui l’ont inspiré. Cela fait vingt ans que Fabienne Verdier recherche de nouvelles formes d’abstraction, avec de nouveaux outils : peu de temps après la révolution culturelle, elle s’en est allée travailler auprès des derniers grands maîtres calligraphes chinois. Cette fois encore, elle expérimente une remise en question totale de ce qu’elle croyait savoir :  » Comment mettre en place un dialogue entre lignes sonore et picturale sans que l’une soit soumise à l’autre, en faisant en sorte que de cet entre-deux naisse une concomitance spontanée ? Comment décrire la tristesse d’un accord mineur en peinture ? Comment rendre compte de la voix humaine ?  » Sur la toile, la peintre a donc exploré les silences, les vibrations du son, l’incroyable expérience du jazz ou attrapé la force soudaine d’un violoncelle. Pour rendre compte de la verticalité de la voix humaine qui sort de l’être, entre terre et ciel, elle a par exemple très concrètement réalisé d’étonnantes colonnes de souffle en temps réel, en présence des chanteurs. Pour l’artiste, cette expérience de décentrage n’était pas sans risque :  » J’ai eu la chance d’être invitée au coeur d’un vivier de musiciens des plus talentueux. J’ai compris qu’il fallait apprendre à se déprendre de soi-même pour penser autrement. De nombreux artistes ont d’ailleurs montré la nécessité de cette sortie de soi, à la découverte de champs non explorés. J’ai pris conscience que, pour partir à la rencontre des autres, il fallait d’abord aller à l’encontre de soi. Autrement dit, accepter de se mettre en danger.  »

Novelty Ltd, à La Verrière Hermès, à Bruxelles, jusqu’au 25 mars.

Fabienne Verdier. The Juilliard Experiment, long métrage réalisé par Mark Kidel, Calliope Media, 2016.

PAR ALIÉNOR DEBROCQ

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