Au pied de la colonne du Congrès, à Bruxelles, brûle la flamme du soldat inconnu.

« Une commémoration offre aux gens de participer à l’écriture de l’histoire »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Pierre-Alain Tallier, chef de la section contemporaine aux Archives générales du Royaume, souligne l’effet stimulant du centenaire de 14-18 sur la mobilisation populaire. Attention tout de même à l’effet de mode.

Une commémoration chasse l’autre. On en attraperait le tournis…

Le créneau n’échappe pas au phénomène du zapping. Cette évolution peut poser question lorsqu’on est amené à passer ainsi d’un événement à l’autre sans relativiser leur importance et leur poids les uns par rapport aux autres. Entre la commémoration du centenaire de 14-18 et le 40e anniversaire de l’apparition du mouvement punk, on ne se situe pas dans le même degré d’influence sur le cours de l’histoire, sans vouloir nier l’impact de ce courant musical sur la société…

Que révèle un tel engouement pour les aspects mémoriels ?

Une commémoration, c’est un peu comme un millefeuille, avec ses différents niveaux et ses différentes personnes qui commémorent : les historiens et opérateurs de mémoire, les Etats et les politiques, les opérateurs semi-publics ou privés qui vivent des commémorations pour monter les grandes expositions à caractère historique, les maisons d’édition. Il faut aussi tenir compte des groupes de pression comme les anciens combattants, encore présents pour ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale. Et puis, il y a bien sûr le grand public, finalement le groupe le plus important. La commémoration revêt donc des dimensions cognitive, économique et politique qui s’entremêlent sans se recouper nécessairement. C’est ce qui fait sa diversité et sa richesse. Au total, on estime que quelque 85 millions d’euros auront été investis par tous les niveaux de pouvoir dans les commémorations liées au centenaire de 14-18, dont la moitié rien que par la Flandre. C’est énorme.

Un effet de lassitude, voire de rejet, ne risque-t-il pas de s’installer ?

Le risque existe, tout dépend du message délivré lors d’une commémoration. Il faut éviter de verser à l’excès dans la dimension touristique et mercantile de l’événement commémoré et veiller pour cela à ce qu’il y ait un discours historique qui esquive l’écueil du simplisme.

Le centenaire de 14-18 a suscité un impressionnant retour dans les greniers et les caves pour exhumer des objets d’époque.

Une commémoration, c’est une belle occasion de réconcilier les gens avec l’histoire ?

J’ignore s’il y a un besoin réel de réconciliation. Mais une commémoration peut amener les gens à appréhender l’histoire d’une autre manière en leur permettant de participer à son écriture. Le centenaire de la Première Guerre mondiale aura vu le public apporter beaucoup de réponses et soulever aussi pas mal de questions. On a assisté, durant quatre ans et demi de commémorations, à un impressionnant retour dans les greniers et les caves pour ramener à la surface des objets et documents d’époque : pièces d’uniforme, casques, lettres et journaux de guerre de militaires mais aussi de civils, de réfugiés et de prisonniers. Les gens se sont questionnés sur la vie de leurs ancêtres en 14-18. Cela révèle un intérêt croissant pour la vie familiale et on peut y voir l’effet du vieillissement de la population et d’un accroissement du temps libre. La commémoration a donc un effet stimulant et peut contribuer à faire progresser la discipline historique. Le quotidien jusqu’ici méconnu de certaines catégories d’individus a pu être mieux éclairé.

La connaissance historique d’un événement s’en porte-t-elle nécessairement mieux après sa commémoration ?

Le centenaire de 14-18 a eu un effet salutaire sur les financements de la recherche historique. La période 2013-2018 a engendré quelque 5 050 publications à caractère historique en tous genres consacrées à la Grande Guerre, avec un pic de 1 760 publications rien qu’en 2014. Ce boom n’a pas toujours échappé à la caricature, comme dans le cas de certaines études consacrées à l’histoire de l’histoire de la mémoire ou à l’histoire de la mémoire de la mémoire…. Au-delà de cette boutade, le phénomène commémoratif a aussi stimulé l’exploration de nouvelles thématiques, davantage dans l’air du temps : l’histoire du genre, la sexualité des soldats durant la guerre. Mais il faut rester attentif à l’effet de mode.

Pierre-Alain Tallier, chef de la section contemporaine aux Archives générales du Royaume.
Pierre-Alain Tallier, chef de la section contemporaine aux Archives générales du Royaume.© DR

La commémoration peut aussi virer au grand spectacle. Le bicentenaire de la bataille de Waterloo, en juin 2015, a-t-il aidé à mieux comprendre l’épopée napoléonienne ?

Il est difficile de soutenir que la reconstitution de la bataille ait été un succès magistral. Les opérateurs de l’événement avaient vu grand mais visiblement sans prendre connaissance de l’impact réel des techniques de combat de l’époque. La poudre noire utilisée lors de la première reconstitution a occasionné des dégagements de fumée qui ont gâché la vue de spectateurs repartis déçus. Cela illustre le fossé qu’il peut y avoir entre ce que les gens connaissent, ce qu’ils espèrent et ce qu’ils ont réellement vu.

Le monde politique est-il toujours à la hauteur des enjeux commémoratifs ?

Les décideurs politiques ont tendance à trop se cantonner à l’événement lui-même. Saisir l’occasion d’une commémoration pour déplorer la guerre et les massacres, c’est très bien mais qu’est-ce que cela change à la situation actuelle en matière de vision et de comportements ? Le besoin de commémorer peut être aussi plus fort que la réalité historique. Le cas s’est récemment présenté avec un projet visant à commémorer la mémoire oubliée des infirmières belges tuées dans l’exercice de leur mission pendant la Seconde Guerre mondiale. Les discours étaient pratiquement écrits, la plaque commémorative sur le point d’être gravée, il ne restait plus qu’à faire appel à l’historien pour qu’il valide les conclusions et qu’il enduise le tout d’un vernis scientifique. On s’est alors aperçu qu’apparemment, aucune infirmière belge n’avait été tuée durant la dernière guerre…

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