Arrêt Petit Sablon à Bruxelles-Ville (desservi par les bus 33 et 95 et les trams 92 et 93). © HATIM KAGHAT

L’histoire de Bruxelles au fil des arrêts de tram, bus et métro contée par Patrick Weber

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Dans Bruxelles Omnibus, le journaliste-historien Patrick Weber invite à revisiter le passé de la capitale au gré des arrêts et stations de la Stib. Une balade guidée qui mêle grande histoire et anecdotes.

Le concept de votre livre, Bruxelles Omnibus, rappelle celui de Métronome, le best-seller du comédien et écrivain français Lorànt Deutsch. C’est le succès de cette histoire de France vue à travers le métro parisien qui vous a incité à raconter le destin de Bruxelles au rythme des arrêts et stations de la Stib ?

Non, c’est l’éditeur parisien de Métronome, Michel Lafon, qui m’a proposé ce projet. Quand il m’a contacté, je l’ai prévenu qu’on ne pouvait comparer Bruxelles et Paris. Notre métro n’a pas la longue histoire du métro parisien et son réseau est beaucoup moins étendu. Bruxelles a été et reste surtout une ville de trams. Elle a même joué un rôle précurseur en la matière. Aujourd’hui, elle possède un inventaire à la Prévert de stations de métro et d’arrêts de tram et de bus. Ces arrêts sont un bon point de départ pour raconter l’aventure de la capitale. Bruxelles Omnibus n’est pas pour autant un livre promotionnel : la Stib n’en est pas partenaire. En revanche, nous allons réaliser des capsules vidéo où l’on me verra évoquer l’histoire à laquelle renvoie le nom d’un arrêt ou d’une station. Ces clips seront diffusés notamment sur le site de la Stib et sur les réseaux sociaux utilisés par les usagers.

Arrêt Jules César à Woluwe-Saint-Pierre (desservi par les trams 39 et 44).
Arrêt Jules César à Woluwe-Saint-Pierre (desservi par les trams 39 et 44).© HATIM KAGHAT

On fête justement cette année les 150 ans de l’arrivée du tram à Bruxelles.

En effet, l’aventure commence le 1er mai 1869 avec la mise en service de la première ligne de tramway à traction chevaline. Elle relie la porte de Namur au bois de la Cambre. A partir de 1894, les chevaux sont renvoyés aux écuries à mesure que la ville électrifie son réseau. Les autobus font leur apparition en 1907. En 1954 naît la Stib. Les premiers coups de pioche du prémétro sont donnés en 1965 et le premier tronçon souterrain est inauguré quatre ans plus tard. A l’époque, le réseau ferré de surface est réduit, car la voiture et le bus sont beaucoup plus populaires que le tram. En 1983, la crise économique conduit même à envisager sa suppression. Son retour en grâce commence dix ans plus tard. La solution du tram en site propre, isolé de la circulation, s’impose dans une ville de plus en plus engorgée. Quand mon éditeur parisien a relu le manuscrit de mon livre, il n’a pas compris l’expression  » en site propre « . J’ai dû lui expliquer que cela n’avait aucun rapport avec le nettoyage des voies !

Vous écrivez dans votre livre qu’il a  » pour ambition de raconter deux mille ans d’histoire de Bruxelles  » au fil de ses arrêts de tram, de bus et des stations de métro. Or, la ville n’existe que depuis mille ans !

C’est vrai, Bruxelles n’est pas une ville dont les origines remontent à l’Antiquité, comme Lutèce, la cité gallo-romaine dont Paris est issu. Mais les premières occurrences écrites des termes Belgae et Belgica se trouvent dans La Guerre des Gaules, de Jules César. Bien des siècles plus tard, en choisissant le nom « Belgique », le mouvement révolutionnaire de 1830 a relié le nouvel Etat à ses antiques racines, celtes et gallo-romaines. On a ainsi donné à la nation une légitimité. Des rues de la ville et des arrêts de tram ou de bus racontent ce passé fondateur qui commence à l’époque de la conquête romaine. Les rues du nord d’Etterbeek portent des noms de peuples gaulois. Le parc du Cinquantenaire a son arrêt Nerviens. Près du quartier européen, l’arrêt Ambiorix, desservi par les bus 60 et 63, honore le chef des Eburons qui est parvenu à faire mordre la poussière aux légions romaines. A Haren, il y a l’arrêt de bus Gaulois. A Woluwe-Saint-Pierre, l’avenue de Tervuren a son arrêt de tram Jules César.

Arrêt de Brouckère à Bruxelles (desservi par les métros 1 et 5, les trams 3 et 4 et les bus 29, 66, 71 et 88).
Arrêt de Brouckère à Bruxelles (desservi par les métros 1 et 5, les trams 3 et 4 et les bus 29, 66, 71 et 88).© HATIM KAGHAT

Quelles autres périodes de l’histoire sont bien représentées à travers les noms d’arrêts et stations de la Stib ?

L’époque médiévale a laissé pas mal de traces à Bruxelles. En témoignent les arrêts Béguinage, Abbaye, Rouge-Cloître, Ravenstein ou Porte de Hal. L’arrêt Laine est lié à l’une des plus belles rues de Bruxelles. Au Moyen Age, elle n’avait rien de très chic. On y faisait sécher les laines au vent, ce qui lui a donné son nom de Wollendries, le  » pré aux laines « . Au xve siècle, la noblesse en a fait son lieu de résidence. Les de Lannoy, Egmont et Arenberg étaient assurés de n’y fréquenter que des gens de qualité ! En 1975, les maisons de la rue aux Laines devaient être rasées pour construire de grands immeubles. Elles ont échappé au désastre, une fois n’est pas coutume à Bruxelles ! Les arrêts Archiducs, Gueux ou Tour et Taxis renvoient, eux, à la période espagnole. D’autres arrêts rappellent le siècle autrichien, le Bruxelles révolutionnaire et napoléonien, l’intermède néerlandais, la capitale belge puis européenne, avec la station de métro Schuman. Des noms d’arrêts sont ceux de lieux de perception des taxes et impôts, comme Bascule ou Barrière. D’autres évoquent d’anciennes auberges, guinguettes ou estaminets, comme Ma campagne, à Saint-Gilles, ou La Petite Ile, à Anderlecht.

Station Comte de Flandre à Molenbeek-Saint-Jean (desservie par les métros 1 et 5 et le bus 86).
Station Comte de Flandre à Molenbeek-Saint-Jean (desservie par les métros 1 et 5 et le bus 86).© HATIM KAGHAT

Vous-même êtes Bruxellois ?

J’habite près de la place du Châtelain, à Ixelles. Mais je suis originaire de Dilbeek, hors des limites de la Région, et je réside souvent à Paris et Rome. J’ai logé dans un kot d’étudiant dans les Marolles, le quartier populaire de Bruxelles. J’ai occupé ensuite un petit appartement boulevard Lemonnier, en centre-ville. J’ai migré vers Ixelles, puis à Boitsfort, pour revenir aujourd’hui à Ixelles, commune dont j’aime la diversité architecturale, les façades qui forment un patchwork de styles. A Bruxelles, chacun est surtout fier de sa commune, de son quartier. Ne dites jamais à un Ucclois qu’il est Anderlechtois, à un Ixellois qu’il est Molenbeekois !

Comment faire aimer Bruxelles ?

Dans un post publié en 2015, Noël Gallagher, l’ancien chanteur du groupe Oasis, écrit :  » Brussels is fucking boring.  » La ville est-elle aussi ennuyeuse que cela ? Le Bruxellois Philippe Geluck la considère comme  » une aberration attachante « , comme  » une copine un peu moche que l’on n’ose pas trop montrer aux copains, mais avec qui on se sent très bien « . Il faut l’avouer, Bruxelles n’a rien d’une fille facile. Elle a vu passer plus d’un soupirant éconduit au cours des siècles. Son histoire, mal connue des Belges, est plus complexe que celle de Paris. C’est dû aux mariages princiers, aux règles de succession. Nous sommes tombés dans la corbeille espagnole, puis autrichienne, et il y a eu les occupations françaises et allemandes. Aujourd’hui, c’est la ville la plus cosmopolite du monde après Dubaï. Plus de 60 % de ses habitants sont nés hors de Belgique ou possèdent des antécédents liés à l’immigration. La capitale est devenue un symbole de global city. Sans perdre son âme et sans se prendre au sérieux.

Quand vous guidez un groupe dans Bruxelles, quel quartier montrez-vous en priorité ?

Le Coudenberg ! Les Bruxellois devraient être fiers de cette petite colline où ont régné des souverains aussi mythiques que Charles Quint ou Charles de Lorraine… Cela fait des siècles que le pouvoir y est exercé. A la place du parc Royal se trouvait la Warande, petite forêt où Charles Quint aimait chasser à cheval. L’axe de la rue Royale concentre tous les pouvoirs : le politique avec le palais royal et la Chambre des représentants, le financier avec le siège de la Société générale, le judiciaire avec le palais de justice, l’artistique avec le palais des beaux-arts. Bien sûr, je montre aussi aux visiteurs la Grand-Place, où un baroque échevelé côtoie du gothique et du néogothique. Après le bombardement de Bruxelles par le maréchal de Villeroy, en 1695, il a fallu peu d’années pour reconstruire cette place merveilleuse. On met presque plus de temps aujourd’hui pour rénover un tunnel !

Station Anneessens à Bruxelles-Ville (desservie par les trams 3 et 4 et les bus 33, 46 et 86).
Station Anneessens à Bruxelles-Ville (desservie par les trams 3 et 4 et les bus 33, 46 et 86).© HATIM KAGHAT

Arrêt Petit Sablon à Bruxelles-Ville (desservi par les bus 33 et 95 et les trams 92 et 93).

 » Vous désirez faire la différence entre un Parisien et un Bruxellois ? C’est simple, vous ne trouverez jamais un Bruxellois qui parlera « des » Sablons, à la sauce Neuilly-sur-Seine !, s’exclame Patrick Weber. A Bruxelles-sur-Senne, le quartier « du » Sablon doit son nom au Zavelbeek, le modeste ruisseau qui coulait jadis dans cette zone.  » Au xve siècle, de grandes familles aristocratiques s’y installent et construisent des hôtels particuliers. Avec le percement de la rue de la Régence, au xixe siècle, elles le délaissent et le Sablon voit arriver une population beaucoup plus modeste. Il faut attendre les années 1960 pour que le quartier change une fois encore de visage. Marchés et boutiques d’antiquaires se multiplient et le Sablon devient l’un des lieux les plus courus de la capitale. A deux pas, le square du Petit-Sablon, inauguré en 1890, est un charmant jardin dont quarante-huit statues représentent les anciens métiers de Bruxelles.  » Elles évoquent une ville aujourd’hui disparue, remarque Patrick Weber : la cité des corporations et des guildes, où l’on obéissait aux règles d’une organisation sociale et économique très précise. « 

Arrêt Tir aux pigeons à Woluwe-Saint-Pierre (desservi par le tram 44).
Arrêt Tir aux pigeons à Woluwe-Saint-Pierre (desservi par le tram 44).© HATIM KAGHAT

Arrêt Jules César à Woluwe-Saint-Pierre (desservi par les trams 39 et 44).

Certes, les origines historiques de la ville de Bruxelles sont largement postérieures à la période romaine (la cité a été fondée il y a mille ans), mais Jules César a fait entrer la Belgique dans l’histoire écrite.

Arrêt de Brouckère à Bruxelles (desservi par les métros 1 et 5, les trams 3 et 4 et les bus 29, 66, 71 et 88).

 » Place de Brouckère, on voyait l’omnibus, avec des femmes, des messieurs en gibus. Puis le souvenir des trams à étage… Et sur l’impériale, le coeur dans les étoiles, il y avait mon grand-père, il y avait ma grand-mère…  » Brel a fait de la place de Brouckère l’une des plus célèbres du monde.  » Sa configuration s’inspire de celles de Paris ou Madrid, observe Patrick Weber. Elle a même un petit côté Times Square à la bruxelloise, avec l’installation de grandes enseignes lumineuses au sommet des immeubles qui l’entourent.  » La place rend honneur à Charles de Brouckère, qui a placé toute sa vie sous le signe de la politique, avant, pendant et après la révolution de 1830. Aux yeux de beaucoup, ce bourgmestre a incarné la ville jusqu’à sa mort, en 1860.

Station Comte de Flandre à Molenbeek-Saint-Jean (desservie par les métros 1 et 5 et le bus 86).

Dès la création du Royaume, la monarchie belge se dote de titres à décerner aux membres de la famille royale. L’héritier du trône devient duc de Brabant et son frère accède au rang de comte de Flandre. Le benjamin pouvait devenir, selon le bon vouloir du souverain, comte de Hainaut ou prince de Liège.  » La tradition a disparu pour des raisons essentiellement communautaires, signale Patrick Weber. Seul le titre de duc de Brabant continue à être attribué.  » C’est le cas de la princesse héritière Elisabeth, duchesse de Brabant depuis l’accession au trône de son père en 2013. Mais qui sont ces comtes de Flandre de la Belgique moderne ? La dynastie en a donné deux. Le premier, Philippe, père d’Albert Ier, a refusé les couronnes de Roumanie et de Grèce. Casanier, il préfère mener sa vie à Bruxelles sans le poids de charges et de devoirs. Le deuxième comte de Flandre, Charles, frère cadet de Léopold III, est devenu régent du Royaume en 1944.  » Non sans humour, le prince a affirmé qu’il s’était trouvé au bon moment au bon endroit pour  »sauver le bazar », note Patrick Weber. Le bazar en question était la monarchie belge ! « 

Arrêt Livingstone à Bruxelles-Ville (desservi par les bus 59 et 64).
Arrêt Livingstone à Bruxelles-Ville (desservi par les bus 59 et 64).© HATIM KAGHAT

Station Anneessens à Bruxelles-Ville (desservie par les trams 3 et 4 et les bus 33, 46 et 86).

Qui est donc ce François Anneessens qui a laissé une place et une station de prémétro en plein coeur de la ville ? Artisan renommé, il est accusé d’être le principal instigateur des émeutes et pillages de 1717 à Bruxelles. Arrêté sur ordre du gouverneur des Pays-Bas autrichiens, il est décapité en public sur la Grand-Place. Il faut attendre le xixe siècle pour qu’on rende hommage à ce glorieux résistant. On assimile alors son destin tragique à celui de la jeune Belgique, qui a dû lutter pour conquérir son indépendance. Son nom est donné à la place qui a accueilli longtemps le vieux marché avant son transfert place du Jeu-de-balle, dans les Marolles. Pour parachever la sacralisation du héros, il faut une statue. L’exécution du projet est confiée au sculpteur Thomas Vinçotte.  » Faute de représentation fiable d’Anneessens, l’artiste décide de s’inspirer du noble visage d’un vendeur ambulant d’escargots qui a ses habitudes sur la place « , raconte Patrick Weber. Un quidam a ainsi donné ses traits au héros !  »

Bruxelles Omnibus, par Patrick Weber, éditions Michel Lafon, 315 p.
Bruxelles Omnibus, par Patrick Weber, éditions Michel Lafon, 315 p.

Arrêt Tir aux pigeons à Woluwe-Saint-Pierre (desservi par le tram 44).

Unique en son genre, le tram 44 relie Bruxelles au Congo en quelques arrêts ! Pour donner à sa capitale la grandeur d’une métropole, Léopold II fait aménager de larges avenues, dont l’avenue de Tervuren, qui reliait les deux sites de l’Exposition universelle de 1897 : le parc du Cinquantenaire, à Bruxelles, et le palais des Colonies, à Tervuren.  » Une ligne de tram forestière est créée parallèlement pour accéder au volet colonial de l’expo, signale Patrick Weber. Aujourd’hui, le tram est toujours là pour inviter à un voyage au coeur de la brousse, dans un musée rénové en profondeur, l’AfricaMuseum.  » Non repris dans Bruxelles Omnibus, l’arrêt Tir aux pigeons renvoie au tir créé en 1910 à l’orée de la forêt de Soignes. Il comportait une fosse pour le tir aux pigeons d’argile et un stand pour le tir aux pigeons vivants. Très prisé avant 1940, il a été supprimé en 1955 après l’urbanisation du quartier.

Arrêt Livingstone à Bruxelles-Ville (desservi par les bus 59 et 64).

 » Difficile de faire moins chauvin qu’un Bruxellois : alors que l’explorateur Stanley, l’homme qui a apporté le Congo sur un plateau au roi Léopold II, n’a aucun arrêt à son nom à Bruxelles, son collègue britannique bénéficie, lui, de cet honneur ! s’étonne Patrick Weber. D’origine écossaise, David Livingstone, qui a participé à l’exploration, l’exploitation et l’évangélisation de l’Afrique, est un véritable héros de l’époque victorienne dont la biographie rappelle les romans de Dickens.  » La légende a fixé sa rencontre avec Stanley dans une phrase devenue mythique :  » Dr Linvingstone, I presume ?  » Prononcée en plein coeur du continent africain, elle souligne l’importance de la bonne éducation, même à mille lieues des salons londoniens.

L'histoire de Bruxelles au fil des arrêts de tram, bus et métro contée par Patrick Weber
© MATHIEU THAUVIN

EXTRAIT – Haut et Bas, deux villes en une

A Paris, on est Rive droite ou Rive gauche. A Bruxelles, on est Haut ou Bas de la ville. Par tradition, le Haut était le domaine des seigneurs et du pouvoir. Des ducs de Bourgogne au roi Philippe, c’est toujours de leur promontoire qu’ils ont régné. Jadis, c’était même une manière d’échapper aux miasmes et aux révoltes populaires. Le Bas, quant à lui, était dévolu aux activités civiles, au commerce, aux ateliers et usines, au peuple et aux édiles qui le représentent. Les choses n’ont pas vraiment changé et aujourd’hui, le Haut et le Bas témoignent toujours des goûts, des références et des préférences des Bruxellois. Un habitant du Haut peut très bien passer sa vie sans mettre les pieds dans le Bas… et vice-versa ! Les enseignes de luxe se situent dans le Haut tandis que les boutiques populaires choisissent le Bas. Mais, depuis quelques années, le Bas bouleverse les codes. Il accueille les noms les plus branchés et pointus de la mode et se développe autour d’un piétonnier central qui a suscité une vague de débats et de polémiques. Fallait-il bannir la voiture des grands boulevards du centre ? Cette guéguerre est loin d’être finie !

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