Idiomatic, une machine à traduire universelle sur laquelle repose les espoirs de paix dans le monde et personnage à part entière de la pièce jouée au théâtre de Liège. © Albert Dobrin

L’homme et la machine

Le théâtre a besoin d’hommes, pas forcément de machines. Mais les nouvelles technologies s’invitent tout de même sur scène pour des innovations parfois surprenantes, parfois révolutionnaires. Une conférence de l’European Theater Convention proposait un panorama de la situation, entre autres avec la collaboration du collectif belge Transquinquennal.

De l’invention de l’ampoule à celle de la vidéo, de la sonorisation à la 3D, le théâtre a absorbé les progrès technologiques, changeant parfois radicalement l’expérience offerte au public. Qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure où les spectateurs semblent inséparables de leur smartphone et où le virtuel peut  » augmenter  » la réalité ? A Oslo, une conférence de l’European Theater Convention (ETC) faisait le point sur la question. L’événement proposait trois projets européens, dont un mené par le collectif belge Transquinquennal : Idiomatic, à voir au théâtre de Liège (1).

Intitulé Stage Your City, le premier projet présenté demandait de télécharger au préalable une application spécifique, Zigmagora, sur son téléphone et de se munir d’écouteurs. Rendez-vous au niveau inférieur du Norske Teatret. Un cercle de tablettes sur support attend les spectateurs, invités à tourner autour pour y découvrir une vidéo à 360 degrés faisant apparaître les hologrammes de quatre personnages. Ceux-ci viennent d’un futur où tout est sous contrôle et où les sentiments ont disparu. Le public réparti en groupes est envoyé dans la ville pour y réaliser plusieurs missions afin d’éviter cet avenir dystopique. Tout de même sous la supervision d’un  » chaperon  » en chair et en os, la progression est guidée par l’application, via un système de géolocalisation. L’un n’a pas d’écouteurs. L’autre ne parvient pas à se connecter à Internet. On partage les appareils et, vaille que vaille, on avance.

la technologie ne peut pas être le sujet du spectacle, c’est très important que ça parle d’autre chose.

Le parcours comprend quatre stations où se déroule une saynète d’une dizaine de minutes : une ancienne banque, une salle voûtée derrière la cathédrale d’Oslo, un magasin de vêtements dans une galerie commerçante et le Nobel Peace Center, sur les quais.  » Ce qu’on a tenté de réaliser ici, c’est de produire un système qui peut être utilisé par un théâtre pour mettre sur pied un spectacle dans la ville, explique Christian Ziegler, artiste associé au Centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe et ici responsable de la supervision digitale. L’idée, c’est d’utiliser les téléphones mobiles qui, en général, perturbent les spectacles. C’est une nouvelle expérience, une nouvelle possibilité narrative, une nouvelle manière de communiquer.  »

En développement

Dans deux des quatre lieux, les spectateurs sont priés de pointer leur téléphone à un endroit précis pour faire apparaître un personnage en réalité virtuelle. Petits bugs : on a le son mais pas l’image, ou l’inverse, voire aucun des deux. Probablement un problème de compatibilité entre Android et iOS, nous dira-t-on plus tard. A la fin de chaque station, le téléphone demande de remplir une tâche : prendre un selfie, choisir une chanson, répondre à quelques questions… Photos, chansons et messages se retrouvent sur un grand écran au Norske Teatret, lors du rassemblement final. Et l’expérience technologique se clôture sur un salut et des applaudissements, à l’ancienne.

Dans Stage your city, le public déambule autour de tablette muni d'un téléphone et d'écouteurs.
Dans Stage your city, le public déambule autour de tablette muni d’un téléphone et d’écouteurs.© Eric Didym

 » Le projet est en développement, justifie Christian Ziegler. On apprend de nos erreurs et on essaie d’améliorer le système dans chaque ville où l’on va.  » Autre projet, assorti d’un autre bug : Kinetics of Sound, à travers deux spectacles, Peer Gynt, d’Henrik Ibsen, présenté à Zagreb et, vu ici à Oslo, Kraljevo, de l’auteur croate Miroslav Krleza, dans un échange intereuropéen de piliers du répertoire national. Kraljevo, écrit en pleine Première Guerre mondiale, se déroule pendant la  » Fête du roi  » où convergent toutes les couches de la société. La quinzaine de comédiens sont aussi chanteurs et musiciens, et le tout est solidement rythmé par de la musique live à tendance punk rock.

Innovation du projet : le son connecté aux gestes.  » Le but est que l’acteur puisse manipuler ou produire du son juste en utilisant son corps, développe Amund Ulvestad, du département Music Technology de la Norwegian University of Science and Technology, à Trondheim. Le comédien est muni de différents capteurs, qui peuvent se fixer aux poignets, sur les chevilles et sur la tête et qui envoient des signaux par wi-fi.  » Dans Peer Gynt, les capteurs ont été testés pour produire le son de créatures surnaturelles mais aussi pour coordonner le son d’une hache qui s’abat. Dans Kraljevo, les pas d’un des comédiens étaient censés déclencher de la musique pendant une scène de danse, mais les  » chaussures-piano  » n’ont manifestement pas fonctionné. Sans doute un problème de stabilité du wi-fi.

Rébellion de la machine

Pratiquement depuis sa fondation en 1985, le collectif basé à Bruxelles Transquinquennal a fait usage des nouvelles technologies dans ses spectacles. Leur deuxième création, La Lettre des chats, sur un texte de Philippe Blasband, était une pièce à choix multiples où, en fonction des décisions du public, le comédien déclenchait lui-même une régie lumière assistée par ordinateur.  » Mais on essaie toujours de garder en tête que la technologie ne peut pas être le sujet du spectacle, c’est très important que ça parle d’autre chose, lance Miguel Decleire, un des trois cerveaux de Transquinquennal avec Bernard Breuse et Stéphane Olivier. Si on prend l’exemple de La Voix humaine de Cocteau (1930) qui utilise le téléphone comme outil dramaturgique, ce n’est pas le téléphone qui est au centre de l’histoire, mais la relation de la femme qui parle avec son interlocuteur.  »

Dans Calimero, le collectif Transquinquennal explore les territoires de la colère.
Dans Calimero, le collectif Transquinquennal explore les territoires de la colère.© Ophélie Longuépée

Présenté en première mondiale à Oslo, leur spectacle Idiomatic repose sur une réalité caractéristique de la Belgique : la cohabitation de plusieurs langues. En l’occurrence, Idiomatic réunit sur scène un comédien roumain, un Slovène, une comédienne norvégienne, une Belge et un Allemand.  » L’idée de base est qu’il n’y a pas de langue commune pour tous les acteurs, avance Stéphane Olivier. Ce qui est évidemment une pure fiction puisque tout le monde parle anglais.  »

Habitué des surtitres, notamment à cause de ses collaborations avec la Flandre, le collectif a travaillé sur une idée technologique susceptible de révolutionner, à terme, la mobilité internationale des spectacles : le couplage du surtitrage et de la reconnaissance vocale pour aboutir à une traduction simultanée  » préparée « . Le projet a été développé en partenariat avec Multitel, entreprise IT basée à Mons, et l’Incesa, Research Hub of Applied Sciences, de l’université de Craiova, en Roumanie. Le principe : les paroles de l’acteur sont captées par un micro, puis envoyées à une application de reconnaissance vocale, retranscrites en texte écrit lui-même envoyé dans un programme chargé de comparer les données reçues à la liste des répliques enregistrées en amont. La réponse choisie est alors projetée sur un écran surplombant la scène.  » Le plus gros problème est que la machine doit projeter la traduction presque en même temps que les répliques des acteurs, souligne Miguel Decleire. Pour l’instant, les calculs de la machine prennent trop de temps, donc il faut choisir entre la quasi-simultanéité des surtitres et la précision de la traduction.  »

La particularité d’ Idiomatic est que cette machine de traduction s’impose sur scène et devient un des personnages, sur lequel repose dans l’intrigue de sérieux espoirs de paix dans le monde grâce à une meilleure compréhension mutuelle. Mais la machine se rebelle et commence à projeter sur l’écran ses propres opinions. Ce qui est bien sûr, là aussi, une pure fiction, surestimant largement les capacités de son intelligence artificielle.  » Chez Transquinquennal, on travaille souvent avec des auteurs étrangers et cette question se pose toujours : est-il possible de traduire si on ne comprend pas le sens du spectacle ? poursuit Stéphane Olivier. Quand on utilise Google Translate, on ne peut pas dire que Google comprend ce qu’il traduit. Le programme cherche dans une grande banque de données ce qui semble avoir la même signification, d’après la forme de la phrase et non d’après son sens. Google Translate offre une simulation de compréhension. Si on veut vraiment traduire, il faut mettre à l’oeuvre une vraie intelligence. Dans le spectacle, le public comprend que la machine n’est pas intelligente. C’est un outil, c’est un jeu, c’est nous qui tirons les ficelles.  »

Sauf qu’ici aussi, un problème non identifié – câblage défaillant ? instabilité du wi-fi ? – a contraint la régie à se rabattre sur un plan B, plus manuel que technologique, pour le surtitrage.  » Il y a des bugs parce qu’on ne comprend pas exactement comment ça fonctionne « , conclura l’équipe. Heureusement, sur scène, il restait les acteurs. Face au high-tech, cette partie low-fi des spectacles n’a pas dit son dernier mot.

(1) Idiomatic : au théâtre de Liège du 5 au 8 février, www.theatredeliege.be.

www.transquinquennal.be

Le dernier plan quinquennal

Cela a été annoncé officiellement : 2018-2022 verra se dérouler le dernier plan quinquennal de Transquinquennal. Après une cinquantaine de spectacles, le collectif bruxellois fondé en 1985 a programmé son euthanasie. Mais avant de déposer les armes, Transquinquennal orchestre un dernier coup d’éclat : le projet  » Changement à vue « . Soit cinq ans déclinant les cinq phases du deuil selon la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. Arrivé au stade de la colère, le collectif s’associe aux étudiants de l’Ecole supérieure des arts du cirque de Bruxelles pour un laboratoire présenté à l’Esac du 20 au 31 mai prochain. En attendant, on retrouvera les trois compères dans Calimero, où ils se confronteront à l’irritation causée par leur statut d’hommes blancs, hétéros, dans la cinquantaine. A voir au théâtre Les Tanneurs du 19 au 30 mars.

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