Perro Hundido, Francisco de Goya, 1819-1823 (131,5 cm × 79,3 cm). © photomontage le vif/l'express

L’art de l’empathie

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Pierre Assouline.

Neuilly. Une petite commune cossue à l’ouest de Paris, où la neuvaine est à 10 euros, le cierge chauffe-plat à 4 euros et où la moitié des saints de l’église Saint-Pierre vous invitent à prier pour la France. Ici, pas de gilets jaunes mais des dames très chics dans leur pelisse qui traînent de petits chiens au bout d’une laisse à noeuds ou à clous, qui ne vont pas sans évoquer leurs propres colliers, histoire de s’encanailler.

Mais c’est ici aussi que Pierre Assouline nous attend dans son salon rempli de livres, de fétiches personnels, de souvenirs encadrés et de toutes ces petites choses qui évoquent ses morts, ses vivants et son chemin de vie. Doux, discret, le visage lunaire, le journaliste, écrivain-romancier et quasi-historien – ne manque que le diplôme – s’installe dos à la fenêtre, face à des murs entiers de volumes de La Pléiade dorés à l’or fin et de Bouquins, la collection sur papier bible. Des éditions originales aussi, tout Simenon empilé derrière la porte mais, surtout, aucun de ses propres ouvrages, d’ailleurs, il l’avoue sans minauder, il ne sait plus très bien combien il a bien pu en écrire. N’est-on pas plus riche des livres qu’on a lu que de ceux qu’on a bien pu produire ? Au milieu de tout cela, des photos de famille en noir et blanc, des vestiges de compétitions sportives, sans oublier les portraits de grands écrivains capturés par de grands photographes.

Sur les étagères,  » que des cadeaux et des souvenirs ! « , Pierre Assouline le précise d’emblée, lui ne collectionne pas. Aucun de ses propres livres donc mais beaucoup de clins d’oeil à tous ces hommes à qui il consacrait des biographies et dédiait des années de sa vie. Simenon, Hergé, Nissim de Camondo, Marcel Dassault, Winston Churchill… pour ne citer qu’eux. Des coups de coeur dont il fit des romans, des personnages et des lieux qui le hantaient depuis toujours et qui, aujourd’hui, font presque tous partie de la famille. Après avoir été journaliste, grand reporter, rédacteur en chef ( Lire et LeMagazine littéraire), critique ( Le Monde), officié des années sur France Culture, fondé le magazine Histoire et réalisé tout un tas de documentaires, Pierre Assouline a  » tout lâché  » pour ne plus se consacrer qu’au bonheur ultime d’écrire.

L’instant décisif

La première oeuvre d’art de sa sélection ? Une photo d’Henri Cartier-Bresson. Pas parce qu’il lui a consacré une biographie, mais tout simplement parce qu’il l’aimait infiniment, lui, ce grand ami. Rencontrer le cofondateur de Magnum, ce n’était pas gagné tant le grand photographe détestait le principe même de l’interview où, comme dans la prise d’une photo,  » on vous vole toujours quelque chose de vous-même « . Un jour, Cartier-Bresson finit par accepter, mais à la condition que le journaliste vienne  » sans magnéto, sans papier et sans stylo  » et qu’il lui livre autant de sa vie personnelle que ce qu’il s’apprête à faire en répondant aux questions. Deal. Des heures et une bouteille de bordeaux plus tard, leur amitié était scellée, elle durera les sept années qui restent à Cartier-Bresson avant sa mort. Mais pour nous parler de cette photo que Pierre Assouline connaît par coeur, il aimerait quand même bien prendre ses propres notes. On sent le sujet trop important pour le galvauder, sans compter que cette photo résume à elle seule  » tout ce qu’était Henri « .

Nous sommes le 31 janvier 1948, Cartier-Bresson vit en Asie depuis quelque temps ; dans la répartition des continents entre les différents reporters de l’époque, il était le seul à ne pas penser qu’il ne se passerait jamais rien en Extrême-Orient. Il est donc à Dehli et entreprend de convaincre Gandhi d’accepter de poser pour lui. Pour le convaincre, il lui soumet son portfolio devant lequel le maître spirituel s’arrête sur une photo de Paul Claudel croisant un corbillard dans une rue.  » Death, death, death « , s’exclame alors Gandhi. Cartier-Bresson l’a conquis, rendez-vous est pris pour le lendemain. Mais le photographe à peine parti, le mahatma est assassiné par un nationaliste hindou. Il fait alors demi-tour et attend que Nehru officialise la mort du leader. Cartier-Bresson est alors l’un des derniers hommes, le dernier Occidental à tout le moins, à avoir vu Gandhi en vie :  » Tout son art est dans cette photo, le talent d’être présent physiquement, déjà, mais de saisir « l’instant décisif », tout en respectant le nombre d’or et, in fine, de composer sa photo comme un tableau. Car Cartier-Bresson avait une formation de peintre, il ne faut pas l’oublier, inconsciemment, à chaque photo qu’il prenait, se dessinait en filigrane la trame d’un tableau de maître.  »

Pour l’écrivain, cette photo n’est donc pas que l’annonce de la mort de Gandhi par Nehru, ce n’est pas que le destin de l’Inde qui se dessine dans le halo du réverbère, c’est aussi, enfoui sous le noir et blanc, L’Arrestation du Christ du Caravage, tout le clair-obscur et le ténébrisme italien . Sans oublier le destin, ce coup du sort où un quart d’heure après avoir vu la mort sur la photo de Claudel, Gandhi trouvait la sienne en se rendant à la prière.  » Cartier-Bresson a toujours eu beaucoup de chance, complète le biographe, d’ailleurs il a toujours su ce qu’il en serait de sa vie et de sa propre mort.  » A 18 ans en effet, la mère extralucide d’un de ses amis lui avait lu les lignes de la main et lui avait prédit toute sa vie : ses voyages, l’Asie, son mariage et son remariage.  » Tout s’est réalisé « , insiste alors Pierre Assouline avant de conclure :  » La seule chose qu’il n’ait jamais voulu confier à personne étaient l’âge et les circonstances de sa propre mort.  »

Le coup de foudre

Pierre Assouline a choisi ensuite le portrait de Betty Salomon de Rothschild par Ingres : pas parce qu’il lui a consacré un livre ( Le Portrait, Gallimard, 2007), mais parce qu’il en est presque tombé amoureux. Tout est parti de ces soirées passées dans des dîners ennuyeux en ville, dans lesquels le romancier – pour tuer le temps et laisser s’évader sa pensée – s’imaginait tout ce que ces tableaux pourraient bien raconter s’ils avaient la chance de pouvoir parler. Fidèle à son habitude, l’idée éclot doucement avant de dégénérer en obsession. Il se jette alors dans les livres et les bibliothèques en quête d’un portrait susceptible de porter son nouveau projet. Deux dimanches plus tard, dans un catalogue des oeuvres d’Ingres, le coup de foudre :  » Ce n’était pas la plus belle, mais elle avait ce petit quelque chose, cette insolence qu’entretenait un sourire malicieux et, surtout, elle croisait les jambes, ce qui était totalement impensable pour une femme à l’époque. Je l’avais, mon héroïne. Mais plus encore, je découvre que c’est une Rothschild, cette famille autour de laquelle je tournais depuis si longtemps tant j’avais envie d’en écrire l’histoire, ce qui, eu égard à sa ramification et son immense descendance, m’aurait pris toute une vie.  »

Prémonition, rendez-vous, appelez cela comme vous voulez, pour Pierre Assouline en tout cas, c’était surtout le hasard :  » le nom que l’on donne à la Providence pour ceux qui ne veulent pas la voir « , souligne-t-il en souriant. Alors, il a suivi son tableau, de l’hôtel Lambert, à Paris, où il était accroché, en passant par le Louvre où il était exposé ensuite (l’écrivain s’était fait installer une petite chaise de gardien pour voir ce que Betty voyait). Il a suivi sa belle pendant presque deux ans, se rendant également sur les lieux où le tableau, spolié par les nazis, avait été caché pendant la Seconde Guerre mondiale. Bref, un vrai travail de reporter, dont beaucoup de journalistes ou d’écrivains à présent se privent pourtant.

Le désespoir entremêlé d’espoir

Pour terminer, c’est la plus lumineuse des fameuses Peintures noires de Goya que l’écrivain a retenue : Perro Hundido. Cette oeuvre, comme les treize autres de la série, furent détachées des murs de la Quinta del Sordo, la dernière demeure du peintre, avant d’être réentoilée et exposée aujourd’hui au musée du Prado. A chacun de ses déplacements à Madrid, Pierre Assouline confie ne jamais manquer de lui rendre visite tant le désespoir entremêlé d’espoir de ce chien le touche au plus haut point.  » On l’imagine embourbé dans des sables mouvants, s’enfonçant un peu plus dans la mort. Pourtant, il relève la tête et semble prêt à tout pour ne pas mourir. Ce tableau, c’est à la fois la sobriété et la finitude absolue, ce n’est plus un chien, c’est un humain.  » Poursuivant son raisonnement, Pierre Assouline explique ne pas pouvoir le dissocier de La Chèvre de Monsieur Seguin, le seul livre – avec Proust – que l’on trouve depuis toujours sur sa table de chevet. Un texte court, certes, mais qui pour lui exprime mieux que tout autre, la résistance absolue :  » Poussée dans ses derniers retranchements et alors qu’elle sait qu’elle s’apprête à mourir, Blanquette, comme le chien de Goya, tente le tout pour le tout pour s’en sortir.  » Par deux fois, l’écrivain a réussi à échapper à la mort, une fois en mer et une seconde en montagne, à la Plaine Morte en Suisse et, dans les deux cas, c’est à sa petite chèvre qu’il pensait.

Qu’est-ce qui fait le talent d’un artiste ? Répondant à la question, c’est une fois encore à Henri Cartier-Bresson que Pierre Assouline pense et qu’il paraphrase en lui rendant hommage :  » Quelque chose d’indispensable à acquérir mais à oublier tout aussi vite ensuite.  » Non, ce qui fait véritablement le talent d’un artiste, selon lui, c’est le  » supplément d’âme « , sa fragilité et ses défauts, tout ce qui percole des profondeurs de son être et qui, finalement, crée la véritable émotion. Si Pierre Assouline n’est pas mort deux fois, il confie être né deux fois après que sa mère lui ait donné naissance : à l’âge de 16 ans, à la mort de son frère, et près de vingt ans plus tard lorsque qu’il voyait l’âme de son père quitter son corps.  » La mort du père, c’est l’épreuve ultime vers une nouvelle vie « , déclare-t-il. Les relations père-fils, c’est d’ailleurs le sujet de son prochain livre et c’est à travers celles d’un célèbre écrivain et de son enfant qu’il l’abordera. Avec, en filigrane, sans doute une petite partie de lui-même, celle qu’il qualifie pudiquement  » d’empathie « .

Francisco de Goya (1746 – 1828)

Remarqué pour son exceptionnel talent qu’il déploie dans des églises, Goya devient rapidement peintre de la cour du roi Charles III ; nous sommes à la lisière du siècle des Lumières et du monde moderne. Proche des  » rationalistes « , c’est au faîte de sa gloire qu’il est écarté de la Cour pour ses idées jugées trop libérales. Un malheur n’arrivant jamais seul, sa maîtresse se détourne de lui et Goya se trouve frappé de surdité. Il donne alors naissance à ses célèbres caprichos, une série de planches visant à traduire la perversité humaine et révéler un monde gangrené par la folie, le rêve et les hallucinations. En 1808, la France envahit l’Espagne : au peintre  » surréaliste  » succédera alors un Goya nettement plus politique, ce sont les fameux Désastres de la guerre. En exil à Bordeaux, Goya s’éteint en ne peignant plus que des petites gens ou des sujets religieux.

Sur le marché de l’art : décédé à 82 ans, Goya aura réalisé plus de 500 tableaux, 280 eaux-fortes et des milliers de dessins. Une diversité que l’on retrouve parmi les valeurs emportées par l’artiste. Au top, des peintures à plus de cinq millions d’euros, des estampes à 800 000 euros et des dessins à plus de deux millions.

Nehru annonçant l'assassinat de Ghandi, Henri Cartier-Bresson, 1948.
Nehru annonçant l’assassinat de Ghandi, Henri Cartier-Bresson, 1948.© HENRI CARTIER-BRESSON/MAGNUM PHOTOS

Henri Cartier-Bresson (1908 – 2004)

Un oeil, un style et le talent d’être présent au moment précis du dénouement. Son oeil, à Cartier-Bresson, c’est celui du peintre, une technique qu’il apprenait jeune auprès d’André Lhote à Montparnasse avant d’acheter son Leïca et de s’aventurer en Espagne, en Italie ou au Mexique. A son retour, il devient un temps assistant de Jean Renoir pour le cinéma avant de retourner à la photo, plus sociale, celle de la France qui change. Avec Capa et Rodger, il fonde, en 1947, l’agence Magnum, une coopérative qui permet enfin aux photoreporters d’être reconnus comme  » auteurs et propriétaires  » de leurs négatifs. Il part ensuite en Asie puis en Inde, Chine et URSS, où il réussit à capturer successivement la mort de Gandhi, l’entrée de Mao à Pékin et la mort de Staline. Ensuite, le monde entier en quelques clichés : des prises toujours  » en direct « , sans pose, ni retouche, ni recadrage, et sans flash.

Sur le marché de l’art : question marché, 100 euros investis en 2000 en valent aujourd’hui 196. Malgré un record à 360 000 euros, de nombreuses photos sont disponibles entre 1 000 et 15 000 euros.

Portrait de Betty de Rothschild, Jean Auguste Dominique Ingres, 1848 ( 141 cm × 101 cm).
Portrait de Betty de Rothschild, Jean Auguste Dominique Ingres, 1848 ( 141 cm × 101 cm).© COLLECTION PARTICULIère

Jean Auguste Dominique Ingres (1780 – 1867)

D’origine toulousaine, ce fils de décorateur fait ses armes dans l’atelier de papa avant d’intégrer les Beaux-Arts et de parfaire ses classes à la villa Médicis, à Rome. Aussi brillant qu’il soit, son talent tarde à être reconnu en France. Il faut dire que le peintre désarçonne : primat de la ligne sur la couleur et du statisme sur le mouvement, il choque tout autant avec les libertés qu’il prend qu’avec l’anatomie de ses personnages dont on prétend qu’il enlève ou ajoute nombre de vertèbres. Peu lui chaut, ce qui compte, c’est la vérité du personnage et non le réalisme anatomique. Il devra donc attendre ses 44 ans pour que Paris lui tende les bras en l’élisant enfin à l’Institut de France. Ingres était également deuxième violon à l’orchestre de Toulouse, c’est à lui qu’est dédiée l’expression  » le violon d’Ingres « , signifiant aujourd’hui la passion ou le hobby.

Sur le marché de l’art : la majorité des oeuvres vendues sont des dessins ou des études qui atteignent très facilement le prix des toiles ; comptez entre 500 000 et 1 million d’euros pour le must.

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