En quarante ans de carrière, Jean-Louis Rassinfosse a accumulé les enregistrements, " entre 100 et 130 albums ". © Philippe Cornet

Doucement les basses

La réédition de Crystal Bells, album de 1983 signé Chet Baker, Philip Catherine et Jean-Louis Rassinfosse, donne l’occasion de tirer le portrait de ce dernier, contrebassiste belge puissamment ancré en terre de jazz.

Les mains ? Longues et épaisses, paluches de l’école Depardieu. La stature n’est pas mal non plus, 1 m 92, d’un physique mastoc pas si loin de sa soeur jumelle la contrebasse, partenaire de Jean-Louis Rassinfosse, 66 ans, depuis plus de quatre décennies.  » J’avais 10 ans, je jouais de la guitare, mais je n’étais pas assez véloce. Oui, peut-être à cause de la taille de mes mains « . L’affaire Rassinfosse commence donc dans la classe moyenne bruxelloise des années 1950 où un père ingénieur et une mère au foyer écoutent les big bands. Le Jean-Louis ado absorbe plutôt le rock ( » la musique de Fleetwood Mac, période blues Peter Green « ), se fait virer de l’académie pour turbulence, puis rencontre un prof privé qui convertit l’amateur de chanson française à la religion Django Reinhardt.  » Malgré des études de latin-math, j’étais assez littéraire et les textes m’intéressaient, le tout via une scolarité un peu perturbée.  » Les humanités cabossées amènent au design à La Cambre, abandonné en seconde année lorsque Rassinfosse voit l’annonce d’une vente, par un particulier, d’une contrebasse :  » Sa femme insistait pour s’en débarrasser. Je suis parti de là avec l’instrument, une housse et un archet pour la somme de 3 000 francs belges « . Somme à relativiser vu le prix contemporain de l’instrument,  » entre 500 et 50 000 euros « . Dans la cave schaerbeekoise de Jean-Louis, une demi-douzaine d’exemples, depuis une splendide boisée datée du milieu du xixe siècle jusqu’au mince stick électrique contemporain, plus commode à transporter.

En avril prochain, il sera l’invité d’honneur du Confluent Jazz Festival, à Namur.

Dollar flambé

Tout cela participe au parcours Rassinfosse. Musicien de multiples sessions, de la chanson française à celle  » patriotique, comme Le Reliquaire des braves… Lorsque je me suis mis sérieusement à la musique, au début des années 1970, il y avait un bon brassage entre les générations de musiciens. Il n’y avait pas encore d’écoles et le seul moyen d’apprendre le jazz était de jouer avec les autres. Et puis, il y avait des orchestres jazz engagés à l’année à la RTB(F) comme à la VRT.  » Du coup, dans un contexte où les jazzmen belges sont globalement boudés par l’industrie du disque – hormis l’indépendant Igloo – le live reste essentiel. Vu la flambée du dollar de l’après-crise pétrolière, les musiciens d’outre-Atlantique tournent volontiers en Europe en solo, recrutant des accompagnateurs sur place. Rassinfosse a déjà pratiqué le principe de jouer avec des américains de passage, lorsque grâce à Jacques Pelzer (1924 – 1994) –  » fameux saxophoniste et pharmacien liégeois (1)  » – se présente l’opportunité de donner un concert avec Chet Baker à Verviers. Le chanteur et trompettiste américain (1929 – 1988) est déjà inscrit dans l’histoire du jazz, autant par son art poussé de la mélancolie et ses deux octaves de tessiture magnifiée, que par un pedigree de junkie ayant tâté de la taule.  » Il s’agissait de jouer le grand répertoire à la Just Friends ou My Funny Valentine. Chet Baker s’était fait démolir la denture et était resté trois ans sans jouer. Il n’avait recommencé à se produire qu’en 1975 et là, on était en 1976, j’avais 24 ans. Chet était un homme impressionnant parce qu’assez taiseux : quand il ouvrait la bouche, c’était un peu comme pour dire des paroles d’évangile.  » Jean-Louis, qui aime garder le contrôle de lui-même et n’est donc guère fan de  » l’anesthésie de la vie « , évite de juger l’éventuelle vie camée de Baker  » dans sa chambre, à l’abri des regards. Sans qu’il y ait forcément de répercussion sur sa vie de tous les jours. Il était devenu nomade en Europe, notamment parce qu’il trouvait que les Etats-Unis étaient le pays du rhythm’n’blues et de la country, pas du jazz.  »

Doucement les basses

Slalom

Pendant une dizaine d’années, Jean-Louis traverse l’Europe en tous sens avec le génial trompettiste et chanteur, partageant des routes interminables en bagnole où les deux se donnent la réplique vocale, impros comprises.  » Une formation fantastique via l’un des plus grands mélodistes du xxe siècle. Avec Chet, trouver les articulations, c’est un peu l’équivalent du slalom en ski qui oblige à passer les portes, celles-ci étant les accès aux accords : faut arriver à toutes les négocier ! On parle toujours de l’émotion de Baker, mais il avait aussi pas mal de technique, de vélocité. Toots Thielemans avait également ce genre d’émotion en lui : d’ailleurs, par après, j’ai eu la chance de faire des tournées avec lui, Chet et Philip Catherine, une expérience fantastique.  » Fusion amicale, symbiose musicale, Chet le nomade passe même quelques mois chez Rassinfosse au milieu des années 1980 avant que les turbulences de l’Américain ne signent la fin de la colocation. Entre-temps, le côté Mr Hyde de Chet s’est dévoilé brutalement, notamment lors d’une funeste soirée en Corse où Rassinfosse doit s’interposer entre Baker qui  » a pété les plombs  » et sa copine.  » C’était une force de la nature, un petit râblé costaud, pas du tout une épave. Peu à peu, à partir du moment où il a quitté la maison, notre relation s’est délitée, et puis il est mort en 1988.  » Le 13 mai, tôt au matin, Baker est retrouvé sur un trottoir d’Amsterdam, ayant chuté du deuxième étage de son hôtel. Chargé à la coke et à l’héroïne : on ne saura jamais s’il s’agit d’un accident ou pas.  » Je ne crois pas au suicide, précise Jean-Louis, gardant dans ses gènes cette exceptionnelle décennie avec Chet. Qui, en trio avec Rassinfosse et Philip Catherine, incorpore l’album live Strollin’ paru en 1985 et le Crystal Bells de 1983, aujourd’hui réédité par Igloo Records (2). Des standards où la fusion des trois instruments pousse la musique très haut, en dehors des modes et des époques, vers les étoiles qui ne meurent pas. Pointe visible de la vaste carrière de Rassinfosse qui, depuis plus de quarante ans, additionne les enregistrements,  » entre 100 et 130 albums « . Et les projets où sa contrebasse sert de paratonnerre permanent aux bonnes comme aux mauvaises vibrations. Que ce soit dans les deux beaux disques portés en scène avec le baryton-basse José Van Dam et le pianiste Jean-Philippe Collard-Neven (3), Le Quatuor Debussy, un trio en Allemagne ou L’Ame des poètes, formation qui instrumentalise les standards de la chanson française, bientôt de retour dans l’actu. Egalement invité d’honneur du Confluent Jazz Festival en avril prochain, à Namur, Rassinfosse n’a pas fini de faire rugir les (contre)basses.

(1) Ayant la réputation de délivrer assez librement des ordonnances aux jazzmen.

(2) Crystal Bells est paru en vinyle chez Igloo Records.

(3) Jean-Louis Rassinfosse est en concert avec José Van Dam et Jean-Philippe Collard-Neven le 30 janvier à Visé (salle des Tréteaux).

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