Michel Houellebecq ne nous épargne rien des vicissitudes du monde actuel. C'est ce qui fait la force et l'intérêt de ce roman affreux, sale et méchant. © PHILIPPE MATSAS / FLAMMARION

Le crépuscule des idoles

A travers un nouvel avatar du mâle occidental en délicatesse avec sa libido, Michel Houellebecq dézingue une époque qui court à sa perte. Seul l’amour pourrait nous sauver du désespoir. Et encore. Inventaire avant liquidation.

La  » petite rentrée littéraire  » a cette année tout de la grande. A cause du nombre de romans (493) et, surtout, de la présence, écrasante, intimidante, du nouveau Houellebecq (son septième opus). Comment le fossoyeur de la postmodernité, le roi de l’édition (320 000 exemplaires pour le premier tirage, très loin devant les locomotives habituelles), allait-il donc négocier l’après- Soumission, dystopie politique misant sur l’arrivée au pouvoir d’un parti islamique à un horizon proche, et qui marquait une forme d’émancipation par rapport à son thème de prédilection, à l’oeuvre dans Les Particules élémentaires comme dans La Carte et le territoire : le déclin du mâle occidental ? Une nouvelle fois en frappant fort et sous la ceinture.

Une nouvelle fois, Houellebecq frappe fort, et sous la ceinture.

Sérotonine se présente comme la longue confession, pour ne pas dire l’agonie, d’un ex-cadre dans l’agro-alimentaire de 46 ans, s’interrogeant sur ce qui l’a conduit dans une impasse affective totale. Tout désir a quitté son corps. L’alcool – le Calvados en particulier – et les antidépresseurs – d’où le titre du livre, référence à ce neurotransmetteur qui régule notre humeur – qu’il consomme sans modération ne parviennent que tout juste à le maintenir hors de l’abîme. Mais à quel prix ? D’abord celui d’une panne générale de libido, le privant du substitut le plus répandu, le sexe, à  » l’insupportable vacuité des jours « . D’où ce vague à l’âme poisseux :  » J’en étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables, profondément déçu par sa vie professionnelle antérieure, ayant connu sur le plan sentimental des expériences variées mais qui avaient eu pour point commun de s’interrompre, dénué au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir.  »

Michel Houellebecq est un adepte de la tour, symbole de cette classe moyenne dont il décrit le naufrage. Dans le roman, son personnage habite notamment la célèbre tour Totem, qu'il décrit comme une
Michel Houellebecq est un adepte de la tour, symbole de cette classe moyenne dont il décrit le naufrage. Dans le roman, son personnage habite notamment la célèbre tour Totem, qu’il décrit comme une  » gigantesque morille de béton « .© PATRICK FORGET/PHOTO NEWS

Perché sur son balcon instable, Florent-Claude Labrouste feuillette l’album d’une vie passée entre Paris et la Normandie, et qui lui a laissé un goût amer. Il rembobine le film des trois histoires sentimentales qui ont compté pour lui, comme si c’était dans son incapacité à nouer dans le passé une relation affective stable que se trouvait l’explication de son malheur actuel.  » De même, probablement essayais-je, sur une échelle plus limitée mais qui pouvait servir d’entraînement, d’organiser un mini-cérémonial d’adieux autour de ma libido, ou pour parler plus concrètement autour de ma bite, à l’heure où elle me signalait qu’elle s’apprêtait à terminer son service ; je souhaitais revoir toutes les femmes qui l’avaient honorée, qui l’avaient aimée à leur manière.  » Non sans avoir mis fin brutalement à la relation superficielle qu’il entretient depuis deux ans, faute de mieux, avec la Japonaise Yuzu, généreuse de son corps – avec Florent-Claude mais pas seulement… Dans cette première partie, alors qu’il orchestre sa fuite, le narrateur se montre sous un jour cynique, déversant son fiel contre ce prénom composé  » ridicule  » car pas assez viril à son goût, contre toutes  » les lopettes « , contre les retraités hollandais expatriés dans le sud de l’Espagne, contre l’industrie hôtelière qui cède à l’hygiénisme en bannissant les fumeurs.

Humour noir

Tous les ingrédients de la mythologie houellebecquienne sont au rendez-vous. Même si deux nouvelles tonalités viennent enrichir la palette romanesque de cet archéologue du présent : l’une plus pessimiste que jamais, à travers l’idée obsédante et définitive de la déroute, intime et collective ; l’autre plus mélancolique, presque miséricordieuse, inscrite en pointillé de cette quête vaine de l’idéal amoureux perdu. Un reliquat de romantisme inédit qui confère un peu d’humanité à ce personnage aigri affublé de tares diverses et variées, et assumées crânement, de l’homophobie à la misanthropie en passant par la misogynie et une fâcheuse tendance à l’autoapitoiement.

L'ancien ingénieur agronome sait de quoi il parle quand il décrit le désespoir des paysans de Normandie, confrontés ici à la suppression des quotas laitiers par l'Europe.
L’ancien ingénieur agronome sait de quoi il parle quand il décrit le désespoir des paysans de Normandie, confrontés ici à la suppression des quotas laitiers par l’Europe.© GETTY IMAGES

Peut-être parce qu’elles naissent dans l’esprit d’un homme minable mais sincèrement désespéré et complètement dépassé par les événements, ses diatribes suscitent autant l’effroi que la compassion. Par leur charge politiquement incorrecte – Florent-Claude ignore royalement la vague #MeToo – et le recours massif à l’autodérision, elles distillent même un humour noir souvent jubilatoire. Du moins jusqu’à un certain point. La vidéo zoophile avec Yuzu et surtout l’épisode du pédophile allemand, on s’en serait bien passé. Mais là encore, Michel Houellebecq est cohérent : pour prendre la mesure du désarroi moral, il soulève le tapis pour y débusquer la laideur, la mesquinerie voire l’abject qui gangrènent un monde vendu à l’individualisme et au fric.

Le romancier nous tend un miroir où se reflète le portrait peu flatteur d’une époque, la nôtre.

Prophète en son pays

Il est tentant de voir dans ce quadra le double de l’auteur, voire son porte-parole : même sens de la provoc, même décor (la tour du XIIIe arrondissement parisien, où habite également l’écrivain), même nostalgie rance pour le patriarcat. Mais c’est confondre le personnage Houellebecq, celui des plateaux télé et des interviews kamikaze, avec l’homme qui se cache derrière. Le Goncourt 2010 est désormais riche, célèbre, ami des stars et s’est marié en septembre dernier avec une jeune Chinoise fantasque, Qianyum Lysis Li, de vingt ans sa cadette. Rien à voir avec Labrouste donc.

Celui qui confie ses tourments en  » je  » serait plutôt l’archétype du mâle occidental à bout de souffle qui hante ses romans depuis vingt ans, réalisant que son écosystème ne lui assure plus ni l’hégémonie ni les privilèges ni les plaisirs annoncés par le prospectus de la démocratie consumériste. Comme le déplore une de ses ex, Claire :  » Plus personne ne sera heureux en Occident, plus jamais, nous devons aujourd’hui considérer le bonheur comme une rêverie ancienne, les conditions historiques n’en sont tout simplement plus réunies.  » L’amitié n’échappe pas à la désillusion non plus. Quand il retrouve Aymeric dans sa ferme château au bord de la faillite, c’est un homme cassé qu’il a devant lui. Son erreur : avoir cru que le travail honnête et bien fait payait. De quoi tuer les derniers espoirs de résilience :  » On évite de revoir ses amis de jeunesse pour éviter d’être confronté aux témoins de ses espérances déçues, à l’évidence de son propre écrasement.  »

Dans la vraie vie, l'écrivain n'a plus besoin de béquille chimique. Il voit la vie en rose depuis son mariage en septembre dernier avec la Chinoise Qianyum Lysis Li.
Dans la vraie vie, l’écrivain n’a plus besoin de béquille chimique. Il voit la vie en rose depuis son mariage en septembre dernier avec la Chinoise Qianyum Lysis Li.© DR

Le coupable de cette bérézina ? La social-démocratie, faux-nez d’un néolibéralisme mortifère qui écrase tout sur son passage. Florent-Claude avait croisé à Bruxelles les soldats en costume-cravate de cette armée sans foi ni loi. Ils  » ne se battaient pas pour leurs intérêts, ni même pour les intérêts qu’ils étaient supposés défendre : ils se battaient pour des idées ; pendant des années, j’avais été confronté à des gens qui étaient prêts à mourir pour la liberté du commerce.  »

Le Houellebecq prophétique n’est pas loin. Celui qui avait anticipé l’attentat de Charlie Hebdo pourrait bien avoir écrit le scénario d’un avenir proche lorsqu’il imagine une action musclée d’agriculteurs désespérés qui tourne au carnage.  » Tout le monde comme de coutume condamnait la violence, déplorait la tragédie et l’extrémisme de certains agitateurs ; mais aussi, il y avait chez les responsables politiques une gêne, un embarras très inhabituels chez eux, aucun ne manquait de souligner qu’il fallait, jusqu’à un certain point, comprendre la détresse et la colère des agriculteurs […], le scandale de la suppression des quotas laitiers revenait comme un impensé obsédant, coupable, dont personne ne parvenait tout à fait à s’affranchir.  » Remplacez  » agriculteurs  » par  » gilets jaunes  » et  » suppression des quotas laitiers  » par  » augmentation du prix du carburant « …

Le réquisitoire fait mouche, malgré ses outrances, ses excès, ses aigreurs. Comme une thérapie de choc qui console autant qu’elle irrite et agace. C’est que sous le capot tourne un moteur littéraire propulsé au mélange explosif : un style blanc désaffectisé ou pétri d’érudition, et un vocabulaire trivial, banlieusard. Dans la même phrase jalonnée de virgules plutôt que de points pour mieux épouser les méandres de la pensée, de Nerval et Baudelaire côtoient les caractéristiques techniques d’un pneu de voiture, la magnificence d’un centre commercial ou les allusions salaces. Ce contraste improbable entre niveaux de langage met tout le récit en tension. Ce qui ne serait qu’un pamphlet indigeste et nauséabond prend une ampleur singulière, quasi pop dans sa désacralisation de l’ordinaire, du banal, de l’obscène. Houellebecq, orphelin d’une pureté fantasmée, condamne l’homme contemporain à une tristesse infinie que rien ne semble pouvoir sauver, ni l’amour – capricieux et volatil – ni la culture. Houellebecq pousse la goujaterie jusqu’à enterrer ses idoles :  » Marcel Proust et Thomas Mann avaient beau posséder toute la culture du monde, ils avaient beau représenter le sommet des civilisations française et allemande, c’est-à-dire les civilisations les plus brillantes, les plus profondes et les plus raffinées de leur temps, ils n’en étaient pas moins restés à la merci, et prêts à se prosterner devant n’importe quelle chatte humide, ou n’importe quelle jeune bite vaillamment dressée – suivant leurs préférences personnelles.  »

En pleine possession de ses moyens satiriques, le romancier nous tend un miroir où se reflète le portrait peu flatteur mais réaliste d’une époque, la nôtre. Et on a envie de crier avec Corneille :  » Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie ! « 

Sérotonine, par Michel Houellebecq, Flammarion, 347 p.
Sérotonine, par Michel Houellebecq, Flammarion, 347 p.

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