L'esprit est plus "gros " que la chair, disait Epicure, parce qu'il s'invente sans cesse des nouveaux désirs. © DAINA LE LARDIC/BELGAIMAGE

Epicure et la surconsommation : pourquoi s’en inspirer aujourd’hui ?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Le plaisir est le « souverain bien » pour Epicure. Mais, pour le goûter, il faut se priver du superflu : une doctrine proche de notre époque.

Depuis longtemps, Epicure passe pour un furieux jouisseur, pour qui la vie se résume à manger, boire et copuler… Et ce, contre le temps qui passe. Cliché, grossier et erroné. Qui résume plutôt  » une manière d’être hédoniste mêlée à une grande angoisse de la mort. Raison pour laquelle elle est bien en phase avec une sorte de psychose maniaco-dépressive si courante aujourd’hui « , écrivait Jean Salem, alors professeur à Paris I-Sorbonne, spécialiste du matérialisme antique, décédé l’an dernier (1). Peut-être s’agit-il de l’une des pensées les plus utiles pour notre époque, puisque l’épicurisme se propose de nous délivrer de l’angoisse, de nous mettre à l’abri de la souffrance.

Qui il était

Philosophe, il naît en 341 ou 342 av. J.-C. et meurt en – 270. Il fonde l’épicurisme, l’une des plus importantes écoles philosophiques de la Grèce antique. L’amitié, la philia, est la grande affaire de l’Antiquité. Pour Epicure, elle apparaît comme une attitude intéressée, parce qu’elle procure la sécurité et donne l’assurance. Mais elle est cependant dépourvue de toute bassesse : si le sage a besoin d’un ami, c’est dans le but d’une amitié rempart contre les maux existentiels. Bien suprême, l’amitié refuge se vit en dehors de la vie sociale et politique, dans un cadre intime. Ainsi Epicure vit au  » Jardin « , sa propriété près d’Athènes, retirée des fracas de la cité, où il avait installé son école dès – 306. La passion amoureuse et l’agitation politique sont, pour lui, deux sources de malheurs et de turpitudes.

Ce qu’il a laissé

Le bonheur, selon Epicure, se situe aux antipodes de la nouba perpétuelle. Rien à voir avec l’assaut de bonne chère et le libertinage débridé. Au contraire, il consiste à chasser inlassablement tout ce qui vient gâter la vie. Mais, pour le philosophe, ce bonheur ne réside ni dans le confort matériel ni dans la simple satisfaction des plaisirs. Il advient lorsque l’homme atteint la tranquillité de l’âme, c’est-à-dire lorsque son esprit n’est plus agité.

 » Aucun plaisir n’est en soi un mal « , précise Epicure.  » Il faut le chercher dès les sensations et dans chacune d’elles « , ajoute Lambros Couloubaritsis, professeur émérite à l’ULB et membre de l’Académie royale de Belgique. Vu comme cela, pourquoi la théorie épicurienne du plaisir condamnerait-elle la débauche ? En fait, cette philosophie créé des limites et de la discipline. Oui, le bonheur est possible à l’échelle d’une vie entière et accessible à tous. A une condition : se contenter des désirs dans les limites des besoins corporels.  » Aujourd’hui, Epicure nous dirait : de quoi avons-nous besoin pour nous désaltérer ? D’eau fraîche, pas de vin. Pour apaiser la faim ? De pain, pas d’un festin. Pour dormir ? D’un lit, pas d’un palace « , déclare Lambros Couloubaritsis.

Epicure, furieux jouisseur : un cliché grossier et erroné.
Epicure, furieux jouisseur : un cliché grossier et erroné.© GETTY IMAGES

La vie d’un épicurien consiste donc à faire le tri entre ces désirs qui assaillent et perturbent. Ainsi certains désirs sont naturels et nécessaires (ne plus avoir soif, faim, froid) et doivent être satisfaits. D’autres sont seulement naturels et non nécessaires (accomplis ou non, je ne souffre pas). Il s’agit de plaisirs culinaires ou sexuels, par exemple. D’autres, enfin, sont vains. Il convient de les écarter parce qu’ils procurent de la douleur. Ce sont l’ambition, la richesse, les honneurs, le pouvoir… Ils sont illimités. On n’est jamais suffisamment riche, glorieux ou sûr de vivre encore demain.

Pourquoi il est d’actualité

Mais l’esprit est plus  » gros  » que la chair qui, elle, se contente de peu, dit Epicure, parce qu’il s’invente sans cesse toujours de nouveaux désirs, relance sans cesse l’appétit, met à rude épreuve la  » santé  » du corps et de l’esprit, entraîne douleurs et déceptions. Tout doit donc être soigneusement calculé. Pas pour des raisons morales. Juste en raison d’un calcul des avantages et des inconvénients. Le sage épicurien doit s’appliquer cette question : que m’arrive-t-il si j’accomplis ce désir, et s’il ne l’est pas ? Si le prix se révèle trop lourd de chagrins, de douleurs, de troubles, alors il faut l’écarter. Voilà qui est fort loin de la question des faux besoins, très actuelle aujourd’hui.  » Viser des désirs limités peut procurer des bénéfices évidents dans un système capitaliste dont le propre est d’hystériser les désirs, et où l’on est affreusement malheureux si l’on est déconnecté quinze jours de sa boîte mail ou de son portable « , avance Jean Salem.

Ainsi sont supprimées les souffrances de l’âme, exorcisés les peurs et les troubles qui rendent l’homme malheureux. Pour y parvenir, il faut s’être débarrassé de la crainte qui se manifeste sous deux formes principales : la crainte des dieux et la crainte de la mort. Si les dieux existent, ils ne s’intéressent pas à nous, aux affaires humaines. Il n’y a alors aucune raison de craindre leur regard et leur châtiment. La mort, elle,  » n’est rien par rapport à nous  » (alors que celle des autres est tout) : après, il n’y a rien ; il n’y a plus de sensations, plus d’activités vitales, puisque le monde est fait d’atomes et de vide. De la matière, excluant toute Providence et toute intervention divine. La mort ne peut donc pas nous affecter, nous priver de quelque chose. Il est irrationnel de la craindre.

Ce qui ne doit pas nous rendre malheureux. En effet, puisqu’il n’y a rien à craindre et rien à espérer, nous sommes totalement libres. Libérés de ces angoisses, la vie peut être une fête de tous les instants. Le contraire, en somme, de la sagesse de Nietzsche, qui consiste à aimer la vie dans son intégralité, ses ivresses et ses atrocités comprises. Aux yeux du philosophe allemand, l’idée même de faire le tri entre les désirs se révèle impossible et fallacieux. Or,  » notre époque ne sait plus choisir : on court sans cesse derrière le bonheur, sans savoir ce qu’il pourrait être « , analyse Lambros Couloubaritsis.

 » Epicure, note Jean Salem, écrit à une époque d’anxiété et de troubles ( NDLR : l’empire d’Alexandre s’est effondré) qui, comme la nôtre, suscite à la fois la désillusion et la reviviscence des religions : aussi peut-on encore l’entendre lorsqu’il conseille de rejeter les dieux et la chose politique lorsqu’elle devient méprisable.  » Dans un essai de politique-fiction, l’expert voit de l’épicurisme chez les écologistes, ceux-ci adoptant une posture antisystème sans être de farouches révolutionnaires. Certains ont même estimé qu’Epicure s’adressait en réalité à ce qu’on appellerait aujourd’hui les  » bobos « . Plutarque considérait les épicuriens comme des  » parasites « , venant profiter des bienfaits de la ville d’Athènes, puis s’en retournant au Jardin, sans se mêler de politique.

(1) Les Atomistes de l’Antiquité : Démocrite, Epicure, Lucrèce, par Jean Salem, Champs Essai, Flammarion, 2013.

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