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Pourquoi il faut s’inspirer de la Grèce antique

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Polythéistes, belliqueux, esclavagistes, misogynes… Les Grecs étaient loin d’être des dieux. Et pourtant… N’ont-ils pas inventé le débat démocratique et la citoyenneté ? Le droit écrit, l’art du discours, l’éthique, la philosophie… Plongée dans une civilisation vieille de vingt-cinq siècles qui nous parle plus que jamais aujourd’hui.

Ce vieux Socrate est la nouvelle superstar d’ Assassin’s Creed Odyssey, le jeu vidéo d’Ubisoft, sorti en octobre dernier. Le périple se déroule en 431 av. J.-C., au début de la guerre du Péloponnèse, qui voit s’affronter Sparte et Athènes. Le joueur, totalement immergé dans l’Antiquité, a le choix entre deux héros, Alexios ou Kassandra, mercenaires spartiates, dont le but est d’assassiner les membres d’une secte qui souhaite contrôler la Grèce. Au détour d’une ruelle, le gamer dialogue sur la morale, la violence, la finalité de la vie avec des sommités antiques : Hippocrate, Hérodote, Aristophane, Alcibiade, Socrate… Un rêve caressé par Steve Jobs, feu le grand patron d’Apple, qui se disait prêt à échanger toute sa technologie pour  » un après-midi  » avec le philosophe grec.

Steve Jobs se disait prêt à échanger toute sa technologie pour un après-midi avec Socrate.

De son côté , La Langue géniale, 9 raisons d’aimer le grec, de l’Italienne Andrea Marcolongo (Les Belles lettres, 2018), approche les 200 000 exemplaires (quinze fois réédité, traduit en dix langues). Manuel de civilisation et récit initiatique, le livre explique pourquoi le grec ancien demeure unique, à la fois monde, civilisation et  » grammaire de l’âme  » : une langue, c’est une façon de penser, un rapport au temps, une vision du monde. Et celle qui a nourri Homère, Sophocle, Pindare, Aristophane, Platon, Hérodote… ne peut être tout à fait comme les autres. Ainsi de l’optatif, mode verbal utilisé uniquement pour exprimer ses désirs et ses regrets ; de l’aoriste, l' » aspect « , catégorie grammaticale temporelle puisque ce qui compte n’est ni le passé ni le présent ni le futur mais ce qui est accompli et inaccompli : le grec ancien n’a pas de forme verbale du futur, puisque rien de ce qui ne s’est encore produit ne peut avoir d’effet ; du duel aussi, car en grec les choses ne s’énoncent pas seulement au singulier et au pluriel, mais à deux,  » le nombre du couple « .

Socrate, nouvelle star du jeu vidéo Assassin's Creed Odyssey.
Socrate, nouvelle star du jeu vidéo Assassin’s Creed Odyssey.© DR

Dans notre dossier, réalisé avec la collaboration de Lambros Couloubaritsis, philosophe belge d’origine grecque, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles et référence mondiale, reconnu notamment comme un spécialiste d’Aristote, dont il a abondamment étudié les oeuvres, nous montrons ce que les Anciens ont encore à nous dire. A travers Socrate, Périclès, Alexandre le Grand, Diogène et Epicure, cinq grandes figures de la Grèce antique qui entretiennent un dialogue avec l’actualité la plus brûlante. Ainsi, d’aucuns pointent l ‘hubris ( l’orgueil, la démesure, tant combattus par Epicure) du président français Emmanuel Macron ou de notre Premier ministre Charles Michel : leur manque d’humilité, leur assurance de triompher, l’un face à l’opinion, l’autre face à la N-VA. Ils risquent la malédiction des dieux. Comme Icare, pour s’être trop approché du soleil… Comme Arachné, pour avoir défié Athéna.

Périclès ? Durant son règne, on pratique le tirage au sort pour désigner ses dirigeants et ses juges. Nous en avons gardé la trace dans la manière dont nous composons les jurys populaires des cours d’assises. Cette idée fait aujourd’hui un retour en force. Le hasard, en effet, ne favorise aucun candidat et rend vaines toutes tentatives de corruption et d’abus de pouvoir. Il permettrait de réconcilier les citoyens et la politique en forçant chacun à s’impliquer dans les affaires publiques, sur le modèle antique de la citoyenneté. Car être citoyen, au temps de Périclès, c’est exercer continûment un pouvoir collectif de décision et de contrôle qui ne se délègue pas – sauf pour une tâche précise, et d’une durée très limitée. Exit, par la même occasion, les gouvernements d’experts. Sous Périclès, pas de campagnes électorales : il ne s’agit jamais d’élire un individu mais des collèges. Mais on pratique l’ostracisme, une mesure exceptionnelle visant à empêcher le retour de la tyrannie : chaque année, le peuple peut décider d’exiler une personnalité jugée trop influente pour une durée de dix ans.

Le référendum s’organise aussi, à l’époque, et on y voit une démocratie directe. Les leaders du mouvement Mouvement 5 étoiles, en Italie, croient ainsi qu’avec l’émergence du Web 2.0 (la nouvelle agora) émerge une ère nouvelle, dominée par la  » démocratie électronique « , ramenant à la démocratie athénienne. Surtout, il existe un  » retour sur la loi « , quand le peuple constate qu’elle profite aux  » amis des puissants « , elle est littéralement supprimée. Un peu comme si le Parlement belge devait annuler la loi sur les transactions pénales élargie aux délits financiers pour aider Patokh Chodiev, figure centrale du Kazakhgate.

Lambros Couloubaritsis, une référence mondiale.
Lambros Couloubaritsis, une référence mondiale.© DR

Socrate ? Il transforme la parrêsia politique (le courage de dire quand on est un dirigeant politique) en parrêsia éthique. Avec lui, le courage de la vérité prend une forme nouvelle : il consiste surtout à interroger l’harmonie entre discours et actes. L’écologiste français Yves Cochet n’hésite ainsi pas à comparer Nicolas Hulot,  » plus sincère que cynique « , à Socrate qui, en démissionnant de son poste de ministre de la Transition écologique, a fait  » acte de parrêsia, de franc-parler, d’énonciation de la vérité qui dérange « .

Et le cynisme, justement, énoncé par Diogène ? Un ascète volontiers provocateur, il appelle à se libérer des désirs illusoires, des liens de subordination et même des normes de la vie sociale. Certains, comme le philosophe Etienne Helmer, lient le cynisme antique et le courant de la décroissance, né dans les années 2000 autour de  » l’urgence d’un constat : une croissance infinie de la production et de la consommation matérielles ne saurait être tenable dans un monde fini « , voire de l’écologie radicale.

Enfin, Alexandre le Grand, qui  » inaugura une nouvelle façon de gérer les conquêtes, proche de la multiculturalité telle que nous la concevons aujourd’hui, explique Lambros Couloubaritsis : fondée sur une symétrie et une réciprocité selon lesquelles le conquérant devrait consentir à intégrer dans sa propre culture des éléments pertinents issus des cultures des peuples conquis « . C’est-à-dire une multiculturalité qui admet la nécessité de transcender les différences au profit de références universelles non dogmatiques et acceptables par tous. Or, aujourd’hui, selon le professeur d’université, face à la crise migratoire,  » on fait tout l’inverse « .

Que tirer finalement de l’expérience politique des Grecs ? Il n’y a certes pas de démocratie sans institutions stables. Il n’y en a pas davantage sans justice. En témoigne l’époque de l’apogée d’Athènes : à chacun un emploi et un salaire. De quoi assurer la redistribution des richesses. C’est toujours une évidence. Retenons aussi, parmi toutes les inventions des Grecs, celle qui aujourd’hui peut nous paraître la plus proche et la plus lointaine : la politique. Avec cette idée que décider de son propre sort était, pour une communauté humaine, une haute tâche. Jamais une basse besogne, nécessaire mais plus ou moins vaguement méprisable.

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