En juin dernier, des cadavres ont été retrouvés dans les rues de Managua, la capitale. © Pedro Molina

Nicaragua: « Ortega est à l’opposé de toute rationalité »

Héros de la révolution sandiniste en 1979, Daniel Ortega est aujourd’hui accusé de transformer son pays en dictature. La population résiste et manifeste. Qu’en pense le célèbre caricaturiste nicaraguayéen Pedro Molina ?

Le 18 avril dernier, les Nicaraguayens descendaient dans la rue. Sous pression du Fonds monétaire international, le président Daniel Ortega venait d’annoncer une réforme du système de retraite qui a provoqué la colère de la population, en particulier celle des étudiants. Ce sera le point de départ d’un mouvement de protestation qui n’a plus cessé depuis. Fortement contestés, Daniel Ortega et la vice-présidente, qui n’est autre que son épouse Rosario Murillo, s’accrochent au pouvoir. Témoin de cette crise qui pourrait déboucher en guerre civile, le caricaturiste Pedro Molina était de passage à Bruxelles pour participer à un forum européen pour les droits de l’homme, à l’invitation de Cartooning for Peace. Pedro Molina a remporté cette année le prix de l’Excellence en journalisme (catégorie dessin de presse) décerné par l’Inter American Press Association. Il a aussi reçu le prix du Courage en caricature politique décerné par Cartoonists Rights Network International. Rencontre.

Pedro Molina:
Pedro Molina: « J’ai l’obligation de dire certaines choses. »© DR

Dans les années 1980, Daniel Ortega était considéré comme un héros pour avoir participé au renversement de la dictature de Somoza. Aujourd’hui, il est diabolisé. Est-il la victime d’un retournement de conjoncture économique ou de sa propre dérive autoritaire?

En Amérique latine, les dirigeants perdent vite la tête et c’est sans doute ce qui s’est passé quand les sandinistes sont arrivés au pouvoir en 1979. Ortega a toujours eu soif de pouvoir. S’il s’est retiré en 1990 au profit de Violetta Chamorro, c’est contraint et forcé, et parce que les Soviétiques ne le soutenaient plus. Mais il a déclaré que le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) continuerait à gouverner d' »en bas », et les syndicats l’y ont aidé. S’il a pu revenir au pouvoir en 2006, c’est parce qu’il a fait un pacte avec les secteurs les plus conservateurs de l’Eglise et du grand capital.

Réélu en 2006, Ortega a relancé des programmes pour l’éducation et la santé, dépénalisé l’homosexualité. Lui reconnaissez-vous des mérites?

Non (rires). Aujourd’hui, il applique un programme totalement néolibéral, mais il se cache derrière la gauche pour cultiver la nostalgie des bonnes années. Par exemple, le parti au pouvoir, qui a la majorité absolue au Parlement, a de nouveau pénalisé l’avortement thérapeutique et c’est une vraie marche arrière. Il n’y a eu aucune mesure progressiste. Son gouvernement, c’est une sorte de populisme sud-américain comme du temps du péronisme en Argentine.

Daniel Ortega et Rosario Murillo:
Daniel Ortega et Rosario Murillo: « J’ai le sentiment qu’elle est plus haïe que son mari. »© INTI OCON/BELGAIMAGE

Quel est le rôle de sa femme Rosario Murillo, surnommée « la sorcière » ou « la diablesse » par ses détracteurs?

Elle est vice-présidente, dirige la communication de la présidence, et assure plusieurs autres mandats. J’ai le sentiment qu’elle est plus encore haïe que son mari. En 1998, elle a commencé à peser dans l’appareil politique quand elle a soutenu Daniel Ortega qui était accusé de viol par sa fille adoptive. Elle est la principale responsable de ce qui se passe depuis six mois, mais Ortega la laisse faire. Leurs enfants ont également du pouvoir, puisqu’il les a placés à la tête des chaînes télé.

Qui sont les contestataires?

Presque toutes les couches de la population sont contre Ortega, y compris ses anciens partisans comme l’Eglise et les entreprises privées. Ceux qui subissent le plus la répression sont ses anciens compagnons de route. C’est une façon de démotiver les protestataires, le message étant que s’il est capable de réprimer ses compagnons, il se gênera encore moins pour les autres.

Qui soutient Ortega et qu’est devenu le Front sandiniste?

Au sein de l’Organisation des Etats américains, le seul Etat qui soutient Ortega est le Venezuela de Maduro, qui a contribué à l’enrichissement phénoménal de Ortega. Je peux citer également Cuba et la Bolivie. Il y a aussi le Forum de São Paulo (NDLR: qui réunit l’essentiel des partis progressistes latino-américains, et qui dénonce l’interventionnisme de Washington). Le FSLN est le parti officiel d’Ortega mais il l’a privatisé. Parmi les membres historiques encore en vie, il n’y a plus qu’un seul qui le soutient. Par contre, des personnalités comme Ernesto Cardenal ou Sergio Ramirez s’opposent à lui, ce qui leur vaut d’être persécutés. Ils doivent leur sécurité à leur renommée internationale.

« Pendant que les uns aspirent, les autres expirent. »© Pedro Molina

Ortega a félicité le peuple du Brésil après l’élection du président d’extrême droite Jair Bolsonaro. Ortega est-il un homme de gauche ou de droite?

Je ne connais pas son avis sur Bolsonaro mais je devine qu’il peut s’identifier à lui comme il s’identifie à Trump, même si celui-ci représente l' »Empire » officiellement haï. Depuis 2006, Ortega n’a donné aucune conférence de presse à des journalistes nicaraguayens. Depuis le début de la crise, la seule chaîne à laquelle il ait parlé est l’américaine Fox News (NDLR: proche des Républicains), afin que Donald Trump le regarde. Ainsi, même si le Congrès le critique, il se dit qu’il peut s’appuyer sur sa relation personnelle avec Trump, et chercher sa protection, alors que, publiquement, il se dit anti-impérialiste.

Une Belge, Amaya-Eva Coppens, est actuellement détenue au Nicaragua pour avoir participé à des manifestations étudiantes. La connaissez-vous?

Elle vivait à Esteli, dans la même ville que ma famille. Elle est accusée entre autres mensonges de terrorisme. Elle est l’une des prisonnières politiques les plus connues, et le symbole du ridicule des accusations. La Belgique a demandé sa libération mais cela n’a servi à rien. Dans son dernier discours, Ortega a tiré à boulets rouges sur l’Europe, bien plus que sur les Etats-Unis.

« Les dessins de presse ont le pouvoir d’informer mais aussi d’offenser », déclarait Kofi Annan, prix Nobel de la paix, lors du lancement de Cartooning for Peace. Jusqu’où va votre liberté de dessiner?

En tant qu’être humain, je cherche à me protéger, mais en tant que professionnel, j’ai l’obligation de dire certaines choses. Depuis six mois, mes caricatures font moins rire car on dénombre des centaines de morts et de prisonniers politiques. Aujourd’hui, je ne cherche pas à faire rire, mais un lien avec ce que les gens ressentent. Je cherche à partager leurs frustrations, leurs douleurs, leurs demandes de libération pour les prisonniers politiques. En général, les caricaturistes passent par le ridicule pour exposer une situation. Actuellement, c’est le contraire: la situation est tellement absurde que nous devenons la voix de la raison. Exemple: des gens ont été arrêtés parce qu’ils chantaient l’hymne national ou portaient un drapeau dans la rue. Que peut faire un caricaturiste? Dans ce cas-ci, essayer de montrer que le gouvernement est à l’opposé de toute rationalité.

Aujourd’hui, je cherche un lien avec ce que les gens ressentent.

Où publiez-vous?

On peut trouver mes dessins dans The Washington Post, Los Angeles Times, etc. Au Nicaragua, j’avais l’habitude de travailler dans des quotidiens mais ils ont été achetés par des groupes proches du pouvoir. A présent, je publie dans le média en ligne Confidencial. On est encore six ou sept caricaturistes à travailler dans des médias indépendants. C’est assez dangereux car il n’existe pratiquement plus d’Etat de droit depuis six mois. Beaucoup de journalistes ont fui le pays. De nombreux citoyens ont été arrêtés dans la rue par des milices paramilitaires ou interceptés à l’aéroport.

Pensez-vous que le dessinateur de presse a encore une force de frappe, alors que la défiance à l’égard de la presse n’a jamais été aussi grande?

Ce devrait être un âge d’or pour la caricature, qui peut produire une information et susciter un débat en deux secondes. Mais l’humour fait face à de nombreux défis. Au Nicaragua, c’est la situation politique. Ailleurs, c’est le politiquement correct qui le mine, et que je mets en parallèle avec le fanatisme religieux. Avec Internet, de nombreux médias écrits ont dû fermer, alors que c’est le principal débouché des caricaturistes.

L’Europe est confrontée à des migrations, tout comme l’Amérique. Voyez-vous des différences de perception?

Le problème est mal perçu des deux côtés. Les gouvernements se sont plus occupés à retenir les migrants qu’à résoudre les problèmes à la base des migrations, et c’est vraiment le cas en Amérique centrale. La violence, la corruption, les narcotrafiquants, voilà les problèmes qu’il faut régler avant de tirer sur les migrants. Au Nicaragua, 30.000 citoyens ont déjà migré vers le Costa Rica et de nombreux autres se sont joints à la caravane partie du Honduras vers les Etats-Unis. La politique d’Ortega est de bloquer les migrants pour garder de bonnes relations avec Trump. C’est là toute son hypocrisie car, dans le même temps, il approuve la caravane des migrants.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire