Le "Patron" (chapeau sur la tête) en 1935, sur les marches de la Bourse de Bruxelles pour les 50 ans du POB. Non loin de lui, le "camarade" Henri de Man (2e à partir de la dr.). © Photo News

Vandervelde, le « Patron » socialiste disparu à temps

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Il y a quatre-vingts ans, ce tout grand format du socialisme belge passait l’arme à gauche. Témoin navré d’une droitisation du Parti ouvrier qu’il renonçait alors à vouloir présider davantage.

La mort l’enlève le 27 décembre 1938, à un mois de ses 73 printemps. Quarante-huit heures plus tôt, jour de Noël, il s’était encore détendu au cinéma. « Il était en pleine force. Il riait beaucoup de la grosse farce américaine qui passait sur l’écran. Le soir même, la foudre le frappait brusquement », témoignera son compagnon de route, Louis de Brouckère. Emile Vandervelde n’est plus et c’est un monument du socialisme belge qui s’écroule. Les adieux que lui réserve le monde du travail seront hollywoodiens.

Au sommet du Parti ouvrier belge (POB), on a fait preuve d’une remarquable sobriété en encaissant le décès de son leader historique. Face aux pontes réunis dare-dare en bureau de parti, le président de séance a observé le service minimum: « Je vous propose de nous lever. Je ne prononcerai pas de discours. La parole est au secrétaire. » Et l’heure est à régler les mille et un détails des funérailles.

S’en aller ainsi sans crier gare, une avant-veille de Nouvel An: Emile Vandervelde ne facilite pas la tâche des camarades, lui qui de son vivant s’était déjà mis à leur compliquer l’existence. Le 3 octobre, en bureau de parti, il venait d’ailleurs de leur signifier son retrait. « Ce moment est arrivé, quand on constate qu’on n’est plus d’accord avec les hommes de la génération qui suit. Je vous dis que je ne demanderai pas le renouvellement de mon mandat de membre du Bureau. » A croire que le message, consigné au PV, a eu du mal à être reçu: Vandervelde s’y est repris à trois fois pour annoncer qu’il tirait sa révérence.

« Le coup de la démission », basta!

Epilogue d’un divorce consommé à la tête d’une gauche qui se déchire à propos de l’Espagne en voie de franquisation. La passivité des socialistes au gouvernement, singulièrement de Paul-Henri Spaak aux Affaires étrangères, heurte profondément l’ardent partisan de la cause des républicains qu’est Vandervelde. Rien ne va plus entre « le vieux » et les jeunes loups du parti, le vice- président Henri de Man et Spaak. « Vandervelde se sentait le dépositaire d’un parti dont il était devenu le président minoritaire », explique le politologue Pascal Delwit (ULB). Il peine à reconnaître son POB dans sa droitisation sur fond de bruit de bottes en Europe, il refuse de le suivre dans la tentation autoritaire que lui imprime de Man.

Les jeunes loups, Spaak et de Man, pressés d'écarter le
Les jeunes loups, Spaak et de Man, pressés d’écarter le « vieux » Vandervelde (de g. à dr.).© Photo News

« Je resterai au parti jusqu’à la mort », a certes (r)assuré Vandervelde. Fausse sortie? Certains barons le soupçonnent et l’un d’eux, Arthur Wauters, prend les paris: « Malgré ce qu’il a déclaré, le Patron, qui est arrivé à un âge qui aime ce genre de démonstrations, n’aime pas de s’en aller. » Plusieurs s’en irritent, Spaak en premier, qui fait savoir qu’il refusera « d’être mis, dorénavant, sous la menace constante de la démission du Patron, chaque fois que nous ferons quelque chose qui ne lui plaît pas. Il ne nous fera pas le coup de la démission toutes les semaines […]. » En haut lieu, on compte bien le faire revenir sur sa décision, pour au moins épargner au parti de se donner en spectacle. Mais « pas question d’accepter un président qui pose ses conditions. »

On ne prend pas congé sans ménagements du « Patron » avec un grand P, comme on le surnomme, d’abord par défaut puisque le POB n’adopte la fonction présidentielle qu’en 1933, aussi par affection ou respect pour l’immensité de l’oeuvre accomplie. Vandervelde est l’homme qui a conduit le POB à la victoire, qui l’a hissé au pouvoir, qui l’a rendu fréquentable et soluble dans le biotope bourgeois. Celui qui est aussi l’inspirateur de son bréviaire, la charte de Quaregnon adoptée en 1894, l’année où cet intellectuel de la bourgeoisie bruxelloise est allé décrocher son premier siège de député au pays de Charleroi.

Il est plus facile de faire des socialistes ministres que d’être et de rester des ministres socialistes.

Pragmatique devant l’Eternel

Les socialistes avaient trouvé en lui un chef de tribu pour les guider sur le sentier de la guerre, dans la longue marche qui a mené au suffrage universel et aux conquêtes sociales. « Il a su rapidement s’imposer comme penseur et homme-orchestre, émerger par sa capacité de synthèse et de compromis », prolonge Pascal Delwit. C’est le défaut que s’attribue Vandervelde: « pousser la conciliation à son extrême limite ». C’est la qualité qui le rend incontournable entre « radicaux » et « modérés », « rêveurs » et « réalistes », entre lesquels le coeur du POB ne cesse de balancer. « Il y a du Jaurès dans ce « rassembleur », la puissance volcanique en moins. Une pointe d’académisme en plus », a écrit de lui l’historien marxiste Marcel Liebman, pour qui « c’est le même homme qui appelle à la révolte et à la paix sociale » (1). Le même qui, de pacifiste généreux, se convertit en tribun des tranchées durant la Grande Guerre, jusqu’à s’offusquer d’entendre les soldats-prolétaires de l’Yser, qu’il va haranguer sur le front, entonner l’hymne de l’Internationale dont il est le président. De son expérience gouvernementale (ministre à quatre reprises pendant plus de onze ans, de 1914 à 1937), il tire cette belle leçon de lucidité: « Il est plus facile de faire des socialistes ministres que d’être et de rester des ministres socialistes dans un gouvernement de compromis et de trêve. »

J’ai peur vraiment de ce que certains des nôtres demandent au parti.

Ce myope à l’inamovible binocle voyait loin. Il a su rendre le socialisme du possible séduisant, à défaut d’exaltant. Mais le socialisme des années 1930 est en crise dans une Europe gagnée par la montée des extrêmes. Et Vandervelde sent le sol se dérober sous ses pieds: « Ce qui nous tue, c’est que nous sommes impuissants contre la crise économique. » Le moment qu’il pressentait douloureusement est arrivé: « Dans un parti, il y a toujours des sincères et des malins. Tout va bien aussi longtemps que ceux-ci ne découragent pas ceux-là. » La jeune garde rêve d’écarter le « Patron » décidément trop vieux, trop sourd, trop démodé, que sa « conscience » lasse et agace. Le 30 novembre, il a encore pris la parole en bureau de parti. « Je vous le dis avec une angoisse infinie, j’ai peur vraiment de ce que certains des nôtres demandent au Parti. […] Vous comprenez bien que dans le Parti ce n’est pas après avoir milité pendant cinquante ans et plus que l’on s’en va, que l’on passe dans un autre camp, mais dans le Parti à quelque rang que je sois, je resterai fidèle à moi-même et jusqu’au bout, en espérant dans les générations jeunes qui viennent […]. »

C’est toujours en président du POB que Vandervelde s’éteint. La mort le délivre de la vision d’un parti que son successeur, Henri de Man, vouera à la dissolution après la défaite de mai 1940 pour mieux céder aux sirènes de l’Ordre nouveau.

(1) Les socialistes belges 1885 – 1914, par Marcel Liebman, éd. Couleur livres, 2017. Source: Procès-verbaux des bureaux du POB 1938 (AMSAB-ISG).

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