Yohan Benizri, vice-président du Congrès juif mondial. © DIETER TELEMANS POUR LE VIF/L'EXPRESS

Antisémitisme: « il ne faut pas baisser la garde »

Le président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique, Yohan Benizri, est un avocat-diplomate au service des communautés juives d’ici et d’ailleurs. D’origine marocaine, il valorise le bien-être individuel et collectif plutôt que la lutte entre les groupes.

Yohan Benizri, 36 ans, est né dans une famille marocaine arrivée à Bruxelles au début des années 1970. Il débute ses études de droit à l’ULB et obtient un master complémentaire à l’université McGill, au Canada, avant de devenir avocat, spécialisé dans les matières du commerce international. En 2016, il est élu président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB) et s’implique dans la diplomatie communautaire. Il est vice-président du Congrès juif européen et du Congrès juif mondial.

L’origine marocaine de votre famille a-t-elle été un atout dans votre fonction?

Effectivement, mon origine juive-marocaine et mon identité belge très forte m’ont amené à vouloir contribuer à la société. J’ai toujours été impliqué dans des projets communautaires, plutôt dans l’éducation et ce qu’on appelle la tsedaka, la justice sociale, et ce n’est pas indépendant de mon origine. La communauté juive marocaine vit un judaïsme tout à fait familial, traditionnel, qui m’a apporté des valeurs finalement universelles. Avec les musulmans marocains, nous partageons un très grand attachement à la religion, cette recherche de sens qui peut amener un plus grand partage entre les êtres humains. Je le remarquais, enfant, quand chaque année j’allais voir ma grand-mère au Maroc, ou dans les relations que mon père entretient avec d’autres Belges d’origine marocaine. Il y a un certain nombre d’expressions qui ont émaillé mon enfance, de traditions qui sont à la fois juives et marocaines, certains airs liturgiques qui appartiennent à la musicalité marocaine et qui me sont chers… Dans mes initiatives en Belgique et à l’étranger, cette pluralité d’identités est tout à fait enrichissante. C’est une chance dont je suis pleinement conscient.

Certains stéréotypes nazis sont réutilisés lorsqu’il s’agit de diaboliser Israël.

Quelles leçons tirez-vous de l’attentat contre la synagogue de Pittsburgh (Etats-Unis) qui a causé 11 morts, le 27 octobre dernier?

Il nous rappelle qu’il ne faut pas baisser la garde et que la banalisation de l’antisémitisme par des discours simplistes crée un environnement favorable aux idées haineuses. La sécurité reste la condition sine qua non de la vie en société. Mais la réponse aux attentats ne peut se résumer à la sécurité, et il faut évidemment en mesurer les limites. En Belgique, notre communauté a toujours été plus sécurisée que les communautés américaines, parce que le niveau de menace a toujours été évalué de manière un peu plus grave en Europe. Après l’attentat contre le Musée juif de Belgique, le gouvernement a mis des fonds pour renforcer la sécurité physique des bâtiments des institutions juives et renforcé leur protection par l’armée et la police, ainsi que la sécurité de nos rassemblements et déplacements. Mais il reste un coût à la charge des institutions juives: les ressources humaines. S’il n’y a personne pour suivre des protocoles sécuritaires, le fait qu’un bâtiment soit sécurisé ne suffit pas. Au-delà de la sécurité, il faut travailler sur les discours.

Y a-t-il aussi une libération de la parole antisémite en Belgique?

De manière générale, il y a une prolifération des discours simplistes et haineux. En Belgique, il y a bien sûr une banalisation de l’antisémitisme, et pas seulement dans certains cercles gravitant autour des communautés musulmanes. Pourtant, je ne crois pas à la fatalité – les relations entre les musulmans et les juifs ne doivent pas être mauvaises. Au contraire ! Mais les stéréotypes antisémites qui ont été longtemps l’apanage des extrémistes musulmans se retrouvent malheureusement dans des milieux plus ordinaires. Le fait que l’antisémitisme figure dans la formation d’imams belges est un signal (NDLR: allusion aux manuels de la Grande Mosquée). Le fait que certains stéréotypes nazis sont réutilisés lorsqu’il s’agit de diaboliser Israël en est un autre. L’antisémitisme et l’ignorance de l’histoire chez les jeunes m’inquiètent particulièrement.

Ne craignez-vous pas de lasser l’opinion publique en mettant ce phénomène en avant?

Ce sont des défis dont nous nous passerions bien! Si certains peuvent avoir l’impression que la communauté juive se focalise sur l’antisémitisme, c’est parce qu’il représente une menace pour notre existence, un frein à nos réalisations individuelles et collectives.

Y a-t-il un lien entre l’antisémitisme et l’antisionisme, c’est-à-dire l’hostilité à Israël? Le CCOJB a critiqué l’attribution, par l’ULB, d’un doctorat honoris causa au réalisateur Ken Loach, propalestinien.

Ken Loach a reçu cette distinction, c’était une erreur, mais le monde ne s’arrête pas à une erreur. Il faut continuer à travailler pour expliquer que l’antisionisme et l’antisémitisme se touchent, quelquefois se marient, et se confondent souvent. Mais finalement, cette question est moins intéressante que de s’attacher à la description des événements et à leurs conséquences sur le vécu d’un groupe. Lorsque quelqu’un prive le peuple juif du droit à l’autodétermination, lui plutôt que n’importe quel autre peuple, c’est de l’antisémitisme. Lorsqu’on utilise l’imagerie médiévale du juif tueur d’enfants pour diaboliser Israël, c’est de l’antisémitisme. Lorsqu’on essaie de mettre sur un pied d’égalité Israël et le régime nazi, c’est de l’anti-sémitisme. La critique d’une politique gouvernementale, non.

25 mai 2014, le recueillement devant le Musée juif de Belgique, à Bruxelles.
25 mai 2014, le recueillement devant le Musée juif de Belgique, à Bruxelles.© DENIS CLOSON/ISOPIX

N’est-ce pas tout l’enjeu de la nouvelle définition de l’antisémitisme par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (Ihra)?

Juridiquement non contraignante, la définition de l’anti-sémitisme de l’Ihra exclut la critique d’Israël de son champ d’application. Je formule le voeu qu’elle soit adoptée à tous les niveaux en Belgique et, au-delà du Parlement européen qui l’a déjà fait, par le Conseil européen. Je suis ce dossier avec beaucoup d’attention.

Politiquement, ce n’est pas gagné.

Il n’y a pas de refus politique. L’adoption est promue par des politiques de haut niveau, mais on doit démystifier ou réinformer sur la définition de l’Ihra, car ceux qui la critiquent ne l’ont pas lue, selon toute vraisemblance: elle ne contient pas de mesure de censure. On a bien vu que lorsque les gens se penchent sur la question, comme au Royaume-Uni, ils sont bien obligés de reconnaître que c’est une définition qui fonctionne.

Quels sont ses effets escomptés?

C’est un outil extrêmement performant pour les autorités judiciaires, la police, les établissements scolaires et universitaires… On peut s’y référer en tant qu’outil international ayant fait l’objet d’un large consensus pour définir ce qu’est l’antisémitisme contemporain. Dans l’affaire Ken Loach, cette définition aurait permis de distinguer la critique légitime d’Israël de sa diabolisation. Quant à savoir si la diabolisation d’Israël produit de l’antisémitisme en Belgique, la question ne fait aucun doute. Un jugement anversois du 21 février 2017 insiste sur un point crucial: « Une manifestation propalestinienne implique par définition une atmosphère négative voire hostile, non seulement envers Israël mais également envers les juifs et la communauté juive. »

Avec quels instruments évaluez-vous le niveau d’antisémitisme dans notre société?

Ni le site antisemitisme.be, ni Unia (NDLR: le Centre interfédéral pour l’égalité des chances) ne donnent la mesure de l’antisémitisme en Belgique. Si vous voyez les chiffres d’incidents baisser ou monter dans certains pays, ce ne sont pas les bons indicateurs. Le discours, en particulier sur les réseaux sociaux, est bien plus fiable, comme nous l’a malheureusement rappelé l’attentat de Pittsburgh (NDLR: l’auteur partageait des contenus antisémites sur Gab, le rendez-vous des suprémacistes blancs). Lorsque vous étudiez ce qui se passe sur les réseaux sociaux, c’est inquiétant de voir, par tranches d’âge, les types d’antisémitisme produits et la facilité avec laquelle certaines personnes amènent, sous leur propre nom, des discours antisémites violents. Cette violence ne s’exprime pas seulement à propos du conflit israélo-palestinien mais aussi sur un mode complotiste: « Les juifs contrôlent le monde », « les juifs contrôlent les médias », etc. Une vaste enquête sur l’antisémitisme en Europe va être présentée à Bruxelles, le 10 décembre, à l’initiative de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle a mesuré non seulement les incidents rapportés, mais également la perception qu’ont les juifs de ce phénomène. Cette étude va informer notre travail, celui d’Unia et peut-être aussi le monde politique.

L’antisémitisme est-il suffisamment combattu dans notre pays?

Au niveau politique, il n’y a aucun doute sur la volonté de lutter contre toutes les haines et je ne dis pas que la haine antisémite est plus grave qu’une autre. Je constate les agressions contre les homosexuels, le phénomène de la haine antimusulmane, d’autres illustrations de la haine comme celle qui a touché la présentatrice de la météo (NDLR: Cécile Djunga, RTBF). Cela étant, les outils que nous utilisons ne sont peut-être pas efficaces. Il faut les réévaluer constamment. Dire à quelqu’un « ne sois pas antisémite » ou « l’antisémitisme, ce n’est pas bien », ça ne marche pas! On lutte contre les haines en montrant la contribution positive de ceux qui en sont les victimes, en proposant des discours de bien-être, de réalisations individuelles et collectives, en lieu et place du modèle de lutte entre groupes.

Le CCOJB s’est constitué partie civile dans le procès du Musée juif de Belgique, qui débutera le 7 janvier prochain. Pourquoi?

Nous l’avons fait pour deux raisons. Un, la résilience: on se relève avec les outils démocratiques de notre pays pour faire valoir le caractère antisémite de l’acte. Deux, pour éviter de donner une tribune non contradictoire à un criminel. Tout le monde attend ce procès pour entendre Mehdi Nemmouche (NDLR: l’auteur présumé de l’attentat qui a fait quatre morts le 24 mai 2014), mais il n’a rien d’intéressant à dire sinon déverser sa haine antisémite! Qu’on ne lui donne surtout pas le statut de prophète ou de gourou! Cette personne n’a aucune importance, elle a cherché à devenir une star en tuant des gens.

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