La chroniqueuse Emmanuelle Praet a été suspendue par RTL-TVi après avoir mis en garde contre un vote Ecolo, en mai, qui serait signe de nouvelles taxes. Une affirmation qui a courroucé Zakia Khattabi, coprésidente du parti. Un incident symbolique. © photomontage le vif/l'express - BRUNO FAHY/belgaimage - JEAN MARC QUINET/reporters

Comment concilier écologie, économie et justice sociale ?

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Les tensions se multiplient au départ de la nouvelle fracture qui déchire la société. Les partis se repositionnent, les gilets jaunes grondent et même la suspension d’une chroniqueuse par RTL-TVI devient révélatrice. Un nouveau pacte social s’impose. Possible ?

A priori, ce sont des événements que rien ne semble rapprocher. Vendredi 23 novembre, les gens se pressent dans les magasins pour un nouveau rendez-vous venu des Etats-Unis, le Black Friday. Au même moment, l’indéfinissable mouvement des gilets jaunes se durcit, est infiltré par des casseurs, et tente de gâcher cette fête de la (sur)consommation. Deux jours plus tard, la chroniqueuse Emmanuelle Praet est suspendue d’antenne par RTL-TVI après avoir dénoncé les taxes écologiques et appelé les électeurs à  » réfléchir  » en mai prochain, suscitant le courroux d’Ecolo et recevant l’appui de Theo Francken (N-VA) et des libéraux. Ce même dimanche 25 novembre, MR et CDH se réunissent – séparément – à Louvain-la-Neuve pour ajuster leur profil idéologique. A la suite des élections communales, tous les partis se repositionnent en intégrant les signaux envoyés par les électeurs : ces derniers réclament une attention accrue pour leur qualité de vie et une accélération de la transition écologique. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, tout cela est lié.

Charles Michel et Theo Francken : les tensions sur le pacte des migrations laisseront des traces.
Charles Michel et Theo Francken : les tensions sur le pacte des migrations laisseront des traces.© BENOIT DOPPAGNE/belgaimage

« De nouvelles tensions à apaiser »

Le fil rouge de cette actualité hétéroclite, c’est la nouvelle équation – épineuse – à laquelle sont confrontées nos sociétés : il s’agit de défendre un bien-être social, déjà mis à mal par la crise économique, tout en adaptant nos modes de vie pour sauver la planète – ce qui aura forcément un coût. Nicolas Hulot, ministre français de l’Ecologie, résumait le dilemme au moment de sa démission, le 28 août dernier :  » Il faut combiner les problèmes de fin de mois et de fin du monde.  » Cette tension s’ajoute à d’autres, aiguës, provoquées par la question migratoire. Les défis auxquels sont confrontés nos gouvernements se multiplient. Nous sommes à un tournant.

Il n’y aura pas de paradis économique sur un désert environnemental.

Chez nous, le gouvernement de Charles Michel a pris conscience, le 14 octobre, qu’il n’avait pas assez intégré la dimension  » qualité de la vie  » dans sa quête effrénée des  » jobs, jobs, jobs « . Plein de contradictions, le mouvement des gilets jaunes, né en marge des syndicats, exprime son malaise en réclamant  » moins de taxes « , tout en exigeant des services payés par ces mêmes taxes. Dans un débat à ce sujet, Emmanuelle Praet a relayé ces partis, au centre et à droite, qui dénoncent le risque d’une  » écologie punitive « . Même si l’éviction de la chroniqueuse s’explique davantage par une accumulation de provocations de sa part, aux yeux de la chaîne. Et même si les soutiens exprimés par la N-VA et le MR veulent surtout défendre la liberté d’expression – une démarche à géométrie variable, il est vrai, vu les attaques contre une presse jugée à la solde de la gauche.

Au carrefour de son destin, notre pays ne risque-t-il pas de se déchirer encore davantage ?  » Il y a des tensions profondes que l’on va devoir rapidement apaiser, estime l’économiste Philippe Defeyt, ancien secrétaire fédéral d’Ecolo et président du CPAS de Namur, aujourd’hui à la tête de l’Institut pour un développement durable. Il est incompréhensible, inacceptable et injuste, comme le disait Louis Michel (MR), d’assister au scandale des évasions fiscales, révélé par les Panama Papers, ou à l’affaire Publifin, sans que les citoyens les plus démunis et la classe moyenne se demandent légitimement s’il ne sont pas les dindons de la farce.  »

La question sociale la plus préoccupante, relève-t-il, concerne aujourd’hui les personnes isolées, ne disposant que d’un faible revenu et contraintes de payer leur logement. Ce sont souvent des mères célibataires ou des petits pensionnés, pour lesquels l’Etat devrait intervenir davantage.  » En même temps, précise Philippe Defeyt, il y a un travail de pédagogie à faire au sujet des taxes. On ne peut pas laisser dire que l’Etat ou les politiciens mettent cela dans leur proche comme le font certains. Ces taxes permettent de financer des services dont nous bénéficions tous, dont la santé ou l’enseignement.  » Cela dit, un changement de fond est nécessaire.

Richard Miller :
Richard Miller : « Il faut écouter le ras-le-bol de la classe moyenne. »© PABLO GARRIGOS/belgaimage

 » Un nouveau pacte social  »

L’ancien patron d’Ecolo salue l’amorce d’une prise de conscience au sujet de la gravité de la situation relative à l’avenir de notre planète.  » Mais on se rend compte de la difficulté de passer à l’acte. Le fait que certains passent au zéro déchets, c’est génial, mais cela ne suffit pas. On voit combien il est ardu de toucher au carburant ou au kérosène pour les avions. L’enjeu des prochaines années sera d’agir en préservant le pouvoir d’achat, qu’il faut bien distinguer du « vouloir d’achat ».  » Le pouvoir d’achat, explique-t-il, ce sont ces dépenses inévitables allant du loyer à la nourriture en passant par la voiture quand elle est indispensable pour le travail. Le « vouloir d’achat », ce sont ces caprices de plus en plus nombreux que l’on s’octroie, du smartphone à l’obsolescence programmée au city-trip pour fêter son anniversaire, en passant par les folies du Black Friday.  » On ne peut pas pourtant s’arroger tous les droits parce qu’on a de l’argent « , fustige-t-il.

Pour apaiser les inévitables tensions d’une société en voie de dualisation accélérée, Philippe Defeyt plaide pour la conclusion d’un  » nouveau pacte social « . Le 25 novembre, il était invité pour en parler devant les militants du MR à Louvain-la-Neuve.  » Idéalement, il s’agirait de redéfinir les règles minimales communes sur lesquelles nous sommes tous d’accord, partis, syndicats, patrons, loges, Eglises… C’est ce qui est arrivé en décembre 1944 (NDLR : année de la naissance du pacte actuel, incluant la sécurité sociale).  » Selon lui, une pierre cardinale de ce contrat renouvelé devrait être le revenu de base ou allocation universelle.  » Nous aurions tous à y gagner. Ce n’est pas seulement un moyen de lutter contre la pauvreté, mais aussi un outil permettant aux gens de progresser. Les politiques menées par la suédoise, par exemple, oublient les principaux entrepreneurs, ceux qui doivent se battre pour leur propre boulot.  »

Ce pacte, estime encore Philippe Defeyt, devrait aussi revoir les équilibres de notre modèle de redistribution des richesses, notamment l’équité en matière d’accès aux services d’enseignement, de santé, de mobilité…  » Après le « jobs, jobs, jobs », je plaide aussi pour un « logements, logements, logements », appuie-t-il. Un grand plan d’investissements stimulerait un pan important de notre économie, résoudrait un des principaux problèmes de précarisation et permettrait une isolation favorable à l’écologie.  » Bref, une stratégie win-win. L’ancien secrétaire fédéral Ecolo confie avoir été surpris de constater que les militants libéraux étaient bien plus ouverts à une telle discussion qu’il ne l’aurait pensé. Son constat ?  » Nous devons nous parler davantage par-delà les barrières politiques. Cela peut faire naître de nouvelles convergences.  »

Philippe Defeyt :
Philippe Defeyt : « Le fait que certains passent au zéro déchet, c’est génial mais ça ne suffit pas. »© Thierry du Bois/reporters

« Pas de paradis sur un désert environnemental »

Patron du centre Jean Gol, le service d’études du MR, Richard Miller est favorable à cette idée de chercher un nouvel équilibre au sein de la société, même s’il préfère ne pas endosser l’appellation de  » pacte social « .  » Pendant longtemps, nous avons dit, nous libéraux, qu’il n’y aurait jamais de paradis social sur un désert économique, souligne-t-il. C’est toujours notre conviction. Une autre phrase s’est imposée, au fil du temps : il ne peut y avoir de paradis écologique sans développement économique. Mais j’en ajouterais une : il n’y aura pas de paradis économique sur un désert environnemental.  »

Les lignes bougent, autant par stratégie politique, sachant qu’Ecolo pourrait être un pivot des prochaines majorités, que par une conviction issue du mouvement des gilets jaunes. Richard Miller rappelle qu’un rapprochement entre libéraux et écologistes fut possible sous l’arc-en-ciel de Guy Verhofstadt, au début des années 2000, et souligne qu’il fut un temps où Louis Michel, alors président du MR, et Jacky Morael, secrétaire fédéral d’Ecolo, avaient mis en place des groupes de travail pour comparer leurs programmes.  » Il y a un élément important dans le mouvement des gilets jaunes à côté duquel on ne peut pas passer, complète le patron du centre Jean Gol. C’est l’expression d’une forme de ras-le-bol d’une classe moyenne qui en a assez d’être la vache que l’on trait sans cesse. Il faut y être attentif, parce que la classe moyenne est le socle d’une société. Ce mouvement exprime des choses contradictoires, c’est vrai, mais ce sont précisément des contradictions que le politique sera appelé à gérer.  »

Pourquoi, dès lors, ne pas en faire l’axe majeur de la prochaine législature ?

Edouard Delruelle :
Edouard Delruelle : « Un nouveau pacte social nécessiterait de rompre avec certains dogmes du néolibéralisme. »© NICOLAS LAMBERT/belgaimage

« Il faudra d’autres gilets jaunes… »

Professeur de philosophie politique à Liège, proche des socialistes, Edouard Delruelle avait lui aussi plaidé, dès 2014, pour un nouveau pacte social. Un idéal qu’il poursuit toujours, même si cela part d’un constat amer.  » Le pacte social tel qu’on l’a connu est mort, déchiré, lance-t-il. Il reposait sur plusieurs piliers, dont la sécurité sociale, le droit du travail et les services publics. C’est ce qui a permis de consolider la classe moyenne. Dès les années 1980-1990, le montée du néolibéralisme a malmené ce pacte avec la flexibilisation du travail et la privatisation des services publics. La crise des dettes publiques et privées, en 2008, a définitivement fait voler en éclats ce qui restait du pacte.  » Le mouvement des gilets jaunes serait précisément l’expression de cette classe moyenne qui est en train de décrocher. Et qui ne croit plus aux institutions, partis ou syndicats.

 » J’appelle toujours de mes voeux un nouveau pacte, poursuit Edouard Delruelle. Mais il faut bien constater que l’alliance des libéraux et des nationalistes est devenue le paradigme dominant un peu partout. Je ne suis dès lors pas très optimiste pour ces prochaines années. Un nouveau pacte nécessiterait de rompre avec certains dogmes du néolibéralisme, même si je suis favorable à l’économie de marché. Il devrait aussi intégrer les questions environnementale et migratoire.  » Mais la confiance en la classe politique s’érode, constate-t-il, les syndicats sont dépassés et le nouveau paradigme donne lieu à  » des épisodes insurrectionnels « . Alors ?  » Sans doute faudra-t-il encore quelques mouvements comme les gilets jaunes pour que les choses changent, conclut le philosophe. Je suis d’ailleurs frappé de voir la relative sympathie à leur égard au sein de la population.  »

Ce cri d’alarme, conjugué au scrutin de mai 2019, sera-t-il l’amorce d’un changement ?

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