Philippe Bodson © HATIM KAGHAT

Philippe Bodson : « La marche, c’est l’éloge de la lenteur »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A quel sport vouent-ils une véritable passion ? Pourquoi ? Depuis quand ? Et avec quel impact sur leur vie, privée comme professionnelle ? Cette semaine : Philippe Bodson, homme d’affaires, ancien patron de Glaverbel et ex-sénateur MR, raconte ses voyages d’explorateur partout dans le monde. Son bonheur ? Marcher en pleine nature, là où personne n’est jamais allé.

 » C’est ma passion, la marche… Mais préparez-vous, parce qu’il y a beaucoup de choses à dire !  » A 74 ans, avec une énergie intacte, Philippe Bodson entame un long récit consacré à ce sport-découverte qui l’a accompagné toute sa vie. Et qui, aujourd’hui encore, le fait rayonner. CEO de Glaverbel et Tractebel dans les années 1980, puis membre d’un nombre considérable de conseils d’administration, dont celui de la Société Générale, avant de siéger au Sénat pour le MR entre 1999 et 2003, Philippe Bodson est un pilier du capitalisme belge.  » Réflexion faite, je me demande si la marche ne fut pas plus importante dans ma vie que ma carrière professionnelle « , déclare-t-il pourtant.

J’adore marcher dans des endroits où il n’y a personne.

Chez les Bodson, la marche est un partage familial. Philippe la pratique avec sa femme, Antoinette, et ses enfants.  » Nous avons beaucoup marché ensemble, dans le monde entier « , sourit l’ancien patron. Le récit de ses voyages ressemble à celui d’un explorateur des temps modernes, ralliant les deux pôles via l’Alaska, tous les déserts d’Afrique, la Chine ou le Costa Rica. Mais avant de plonger dans les albums photos, d’où lui vient cet engouement ?  » Certainement de mes parents, quand j’étais tout gosse. Le dimanche, c’était la règle : on partait en voiture et on allait se promener quelque part, dans les bois ou à la campagne. Ma mère, qui avait des origines ardennaises, était préoccupée par notre santé et se souciait aussi de l’iode. A Pâques et aux grandes vacances, nous allions donc à la mer du Nord, à La Panne, où les plages sont très grandes. Pour respirer le bon air, nous poussions jusqu’à Bray-Dunes ! Chez les scouts, aussi, on marchait continuellement.  »

Mon habitude - Les Fagnes -
Mon habitude – Les Fagnes –  » Trois dimanches sur quatre, je me lève à six heures du matin pour aller dans les Fagnes. En sortant des chemins balisés. Il faut regarder où on marche, faire attention aux pièges de la nature. La marche est une expérience qui ne laisse pas le temps de songer à un bilan d’une des entreprises dont vous vous occupez. Vous vivez complètement dans les Fagnes parce que les Fagnes vous « prennent » entièrement. « © CHRISTOPHE KETELS/REPORTERS

Pourquoi c’est une passion

Comment la marche est-elle devenue la véritable passion de Philippe Bodson ?  » De mon entrée à l’université, en 1962, jusqu’à mon séjour aux Etats-Unis, en 1974, j’ai moins marché. Mais une fois là-bas avec ma femme et mes enfants, encore tout petits, j’ai redécouvert la marche. Elle allait dès lors s’associer à mon goût de découverte. A partir de là, je suis allé marcher dans des endroits où peu de monde est allé. Je pense même avoir marché là où personne n’est jamais allé. Je suis gêné de le dire, mais j’adore marcher dans des endroits où il n’y a personne. Personne ! En fait, je n’ai pas envie de voir des gens. Certains partent en voyage pour en rencontrer, moi c’est l’inverse. Je marche en forêt vierge, dans le désert ou en montagne parce qu’il n’y a personne !  »

Une manière de se retrouver seul avec soi-même ?  » Attention, n’utilisez pas ce mot très à la mode que je déteste : se ressourcer. Ça veut dire quoi, ça ? Je vais me balader parce que j’aime ça, point ! Il m’arrive de penser, en marchant, à un problème difficile auquel je suis confronté, mais c’est rare. J’aime ne penser à rien. Trois dimanches sur quatre, je me lève à six heures du matin pour aller dans les Fagnes. En sortant des chemins balisés. Il faut regarder où on marche, faire attention aux pièges de la nature… La marche est une expérience en soi, qui ne laisse pas le temps de songer à un bilan d’une des entreprises dont vous vous occupez. Vous vivez complètement dans les Fagnes parce que les Fagnes vous « prennent » entièrement, voilà tout !  »

Ma philosophie - Seul au monde -
Ma philosophie – Seul au monde –  » Je suis gêné de le dire, mais j’adore marcher dans des endroits où il n’y a personne. Personne ! Voilà pourquoi je marche en forêt vierge, dans le désert ou en montagne. « © OMAR DAKHANE/GETTY IMAGES

Pourquoi c’est une découverte permanente

Philippe Bodson aime la nature, sous toutes ses formes. En 1977, avant de quitter l’Amérique pour revenir en Belgique, l’ingénieur réalise ses premiers rêves.  » Nous avions marché un peu partout aux Etats-Unis, dans les grands parcs notamment. L’une des expériences les plus fantastiques, je l’ai vécue sans les miens, au fond du Grand Canyon : seul, durant des heures. Mais avant de quitter le pays, je voulais réaliser un autre rêve : rencontrer des ours et des loups, mes animaux préférés. Je suis parti avec ma femme en Alaska ! C’était un voyage un peu hasardeux, que nous avons préparé pendant six mois en marchant dans les forêts avec des sacs à dos remplis de pierres.  »

En Alaska, Antoinette et Philippe se rendent dans la vallée des Dix Mille Fumées. Là où les Américains ont testé les véhicules utilisés sur la Lune. Le futur patron de Glaverbel y voit effectivement son premier ours… Déposé par un petit avion avec sa femme et deux amis, ils débarquent sur une plage de sable volcanique, s’orientent à la boussole et repèrent rapidement les traces d’un ours.  » C’était un peu effrayant, s’amuse-t-il. Mais après avoir hésité, nous avons marché plus de cent kilomètres sur des terrains très difficiles, avec vingt-six kilos sur le dos. Il y avait des falaises époustouflantes, une pluie incessante… Après avoir planté nos tentes, nous l’avons vu ! Mon premier ours ! Il jouait dans le lac puis s’est redressé face à nous. C’est un gros animal. Et ça court très vite ! Ce périple était fou. C’était la première vraie concrétisation de ma passion. Après, nous n’avons plus jamais arrêté.  »

Partout dans le monde, Philippe Bodson a marché.  » Au pôle Nord, en marchant 110 kilomètres depuis la station russe où on nous avait déposés. Au pôle Sud, où nous avons grimpé les monts Belgica, découverts par Adrien de Gerlache, depuis la station Princesse-Elisabeth. Plus de quinze vacances d’hiver en famille dans le désert du Sahara : en Egypte, en Libye, en Tunisie, en Algérie, au Maroc, au Mali, en Ethiopie, au Niger… Au Congo, où nous sommes allés à la rencontre des gorilles, dans la forêt vierge. De très nombreuses randonnées en Asie, aussi.  »

Dont un voyage qui fut très médiatisé.  » Quand Gérard Mestrallet m’a demandé de quitter Tractebel, fin 1989, j’allais partir avec mon fils dans un ancien royaume situé au nord de l’Inde, le Ladakh. Nous avions prévu de marcher sur la rivière Zanskar, qui gèle en hiver. J’ai dit à Mestrallet qu’il annoncerait bien la nouvelle sans moi. Il était fou de rage. Je suis parti, je voulais être un des premiers touristes à le faire ! Ce fut une expérience incroyable, à -30 °C la nuit. J’ai des photos fabuleuses !  » Pari réussi. Mais en fin de course, Philippe Bodson et son fils sont coincés par la neige et secourus par l’armée indienne en hélicoptère.  » Les agences de presse ont été contactées. Ici, on n’a parlé que de ça…  »

La liste est sans fin. Dans les rayons de la bibliothèque familiale, il y a des dizaines de photos : Ouganda, Afrique du Sud, mont Kenya, muraille de Chine, Autriche, Savoie… Il y a trois ans, la famille a traversé la forêt équatoriale au Costa Rica, d’un océan à l’autre. Avant, ils sont retournés en Alaska pour exaucer la promesse faite aux enfants de marcher ensemble sur le théâtre de leur rêve américain. A la Toussaint, ils sont allés en Mauritanie. Dans le désert. Marcher cette fois avec… les petits-enfants. Pour que la passion se perpétue, encore et encore.

Mon aventure - Quitter Tractebel -
Mon aventure – Quitter Tractebel –  » Quand Gérard Mestrallet m’a demandé de quitter Tractebel, fin 1989, j’allais partir avec mon fils dans un ancien royaume situé au nord de l’Inde, le Ladakh, pour marcher sur la rivière Zanskar, qui gèle en hiver. Je voulais être un des premiers touristes à le faire. Une expérience incroyable, à -30 °C la nuit. En bout de parcours, nous avons dû être secourus par l’armée indienne en hélicoptère. « © HATIM KAGHAT – DR

Pourquoi ça rapproche de la nature

Philippe Bodson et les siens font de la marche dans des conditions dantesques, parfois.  » J’ai fait beaucoup d’alpinisme, aussi, jusqu’au-delà de 6 000 mètres, mais mon truc, c’est la marche, la découverte de paysages extraordinaires. Mon bonheur, c’est de découvrir la nature. Les paysages changent en permanence. Chaque désert a sa personnalité. J’adore m’y plonger parce que je me sens bien. Marcher, c’est l’éloge de la lenteur ! Tout prend un autre rythme. Je regarde autour de moi. Normalement, on doit faire attention aux écueils du terrain, surtout quand il est difficile. Mais dans les Fagnes ou le désert, je me sens tellement à l’aise désormais que je profite pleinement de la vue.  »

L’homme d’affaires s’arrête un instant, court chercher un texte qu’il a rédigé et se transforme en poète naturaliste en le lisant.  » C’est un mail que je me suis écrit à moi-même. Un drôle de mail… Il date du 12 novembre 2017. « Je pars dans les Fagnes. Intuition : j’ai fait monter les pneus neige sur ma voiture. Je me lève à 6 heures, comme toujours. Météo là-bas : 3 °C. A Bruxelles : 7,5 °C. Au début de la marche, la pluie tombe, droite. Je longe la Hogne, la petite rivière, et je pique à travers tout vers la Baraque Michel. Je suis trempé. Je commence à monter. Les gouttes deviennent visibles. Je regarde les mélèzes. La Fagne est rouge. Les gouttes font du bruit sur les feuilles, quand elles tombent. Le froid est plus vif, les gouttes deviennent des flocons. On entend beaucoup de bruit. Les flocons, eux, sont silencieux et commencent à tenir. Le bruit disparaît complètement. J’entends seulement mes pas. Parfois, le bruit d’un petit ruisseau. Je vois les flocons devant les arbres, mais au-dessus de la Fagne, je ne les vois pas, on dirait un brouillard. Un coup de vent et les flocons partent à l’horizontale. »  » Un rapport à la nature digne d’un Japonais. Il rigole :  » Je les ai bien connus, durant sept ans, à Glaverbel. Nous avons dû aller une quinzaine de fois là-bas.  »

Se retrouver seul au milieu de l’Alaska ou d’ailleurs, avec les avions qui l’abandonnent, c’est  » une jouissance indescriptible « , insiste-t-il. Au Costa Rica, sa petite troupe marchait douze heures par jour, ne s’arrêtant que pour manger des noisettes ou des ananas.  » La forêt vierge, quelle beauté ! C’est une cathédrale verte, avec des chênes au tronc deux fois comme les nôtres, et des singes hurleurs qu’on entend en permanence. Et des animaux en tous genres. Moi, je n’ai pas peur des araignées ou des jaguars, je pense que tous ces animaux ont plus peur de nous que l’inverse.  »

Est-il inquiet pour l’avenir de la planète ?  » Je suis suspect pour beaucoup de gens, ayant été le patron d’Electrabel et Tractebel, produisant de l’électricité, du gaz, du pétrole, du nucléaire… J’ai une mauvaise étiquette à cause de ça. Mais comme tout le monde, j’ai des enfants et des petits-enfants, je suis profondément attaché à la Terre. Et je suis préoccupé par ce qui se passe. Il y a des signes incontestables : les glaciers se réduisent, la calotte glacière diminue… La seule question que je me pose encore, c’est de savoir si la responsabilité de l’homme est totale. Il faut continuer les recherches. Ça ne veut évidemment pas dire qu’il ne faut rien faire. Nous devons changer notre façon de vivre.  » De là à être un écologiste convaincu, il y a un pas que l’ex-MR ne franchit pas.  » Lorsque j’ai quitté Tractebel en 1999, ce fut un très grand choc. J’ai changé de vie. Je me suis lancé en politique, je suis devenu sénateur. Magnifique. Mais le rôle que j’y jouais m’a déçu. Nous avons alors réalisé l’un des rêves de ma femme : aller en voiture de Belgique jusqu’au Potala, le monastère emblématique du Tibet.

Au mur de la cave de sa maison bruxelloise, aménagée, il y a une photo artistique d’un ours tapi entre les arbres. Des placards contiennent un matériel abondant : des centaines de paires de chaussures, de vestes, de tentes, de gourdes, d’ustensiles de toutes sortes, dont un siège pliable ultrapratique. L’homme d’affaires reconnaît qu’il marche… sans arrêt.  » C’est une maladie, je ne parviens pas à ne pas marcher.  » Quand il y avait encore un téléphone à fil chez lui, le tapis était usé par ses pas, tout autour. Tintin Bodson sourit à nouveau.  » La découverte du monde a été plus importante que mes affaires. Même si, bien sûr, ce sont elles qui m’ont permis de mener tout ça à bien. Je suis conscient que tout le monde n’a pas les moyens de concrétiser de tels rêves. Mais ces avantages financiers, je crois que nous les avons utilisés intelligemment…  »

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