L'effondrement du pont Morandi a coupé en deux la ville de Gênes, qui attend la construction d'un nouvel ouvrage. © ANTONELLO NUSCA

Comment Gênes se relève trois mois après l’effondrement du pont Morandi

Le Vif

Frappée en plein coeur par la perte du viaduc Morandi, il y a près de trois mois, la cité portuaire se relève peu à peu. Mais les blessures restent vives.

Pour rejoindre l’atelier génois de Renzo Piano, le célèbre concepteur du Centre Georges-Pompidou, à Paris, il faut d’abord pénétrer dans un grand ascenseur de verre, au pied d’une colline plongeant dans la mer. La pente est si raide, lors des premiers mètres de l’ascension, que la cabine semble émerger de la Méditerranée. Le bâtisseur à la renommée mondiale fait une courte escale, en cette fin du mois d’octobre dernier, dans ses troisièmes bureaux, après ceux de New York et de Paris, où il réside et travaille lorsqu’il n’est pas en déplacement.

Des ébauches de viaduc, affichées sur des panneaux, et une maquette sommaire occupent l’un des espaces de ce bâtiment aussi lumineux qu’une serre. Voilà deux mois et demi que l’octogénaire réfléchit au successeur du pont effondré en plein coeur de Gênes, sa ville natale, le 14 août dernier, faisant 43 morts.  » Dès le lendemain, le maire, Marco Bucci, et le président de la région de Ligurie, Giovanni Toti, m’ont contacté pour que je sois à leurs côtés et lancer un nouveau pont, raconte-t-il. Il ne s’agit pas encore d’un projet, plutôt d’une idée.  »

Le maire, désigné comme commissaire de la reconstruction, confirme.  » D’autres plans pourront être proposés lorsque nous aurons mis en place la commission de sélection, précise Marco Bucci. Mais j’espère que ce sera celui de Renzo Piano qui sera retenu. Je le trouve très bien.  » Du métal plutôt que du béton armé, en se passant de haubans géants : la proposition de l’architecte franco-italien n’a pas grand-chose à voir avec l’ouvrage conçu dans les années 1960 par l’ingénieur Riccardo Morandi.  » Il doit être solide, et je crois en l’acier, fait valoir Piano. Sa tranche a la forme d’un bateau. On sait en construire ici, à Gênes, et un paquebot peut durer l’éternité. Comme la tour Eiffel, il suffit de repeindre de façon méthodique. Sur les côtés, il y aura des déflecteurs, pour le vent, avec des capteurs solaires capables d’éclairer le pont gratuitement par 43 antennes, autant qu’il y a eu de morts. Pour que le deuil soit présent.  »

Nous voulons tourner la page et recevoir un juste dédommagement.  » Franco Ravera, porte-parole du comité des personnes déplacées du pont Morandi.

En attendant de bâtir ce nouvel ouvrage, il faut détruire ce qu’il reste de l’ancien. Sur le site, l’enquête judiciaire touche à sa fin, et les débris, considérés comme des preuves, devraient bientôt être dégagés. Une bonne partie de l’ancien viaduc est encore en place, en particulier deux gigantesques haubans, qui menacent les quelques immeubles d’habitation en dessous. Il a fallu une longue évaluation des risques pour que les 600 résidents de la zone évacuée commencent à déménager leurs affaires, depuis le 18 octobre. A tour de rôle, ils n’ont eu que deux petites heures pour remplir un maximum de cartons à la va-vite, avec l’aide de pompiers.

 » J’ai aussi pu récupérer un meuble que mon père avait fait de ses mains, avant la Seconde Guerre mondiale, raconte Anna Rita Certo. C’est important de conserver ces objets pour les transmettre à la génération suivante de la famille. La prochaine fois, j’espère emporter les nombreux livres que j’ai dû abandonner chez moi.  »

L'architecte Renzo Piano, concepteur du Centre Georges-Pompidou à Paris, travaille sur le futur viaduc.
L’architecte Renzo Piano, concepteur du Centre Georges-Pompidou à Paris, travaille sur le futur viaduc.© ANTONELLO NUSCA

Les déplacés marquent leur territoire

L’attente a été longue pour les déplacés. En journée, il s’en trouve toujours au presidio ( » poste de garde  » en français), le surnom du carrefour où des associations ont dressé quelques tentes, dès le premier jour, à proximité du lieu de l’accident, à la frontière nord de la zone, désormais interdite et gardée par des militaires. Anna Rita, employée municipale, passe tous les jours ou presque dans ce lieu, devenu un cul-de-sac aux rues dévitalisées, mais où les déplacés se retrouvent et échangent les dernières nouvelles. Ce jour-là, on y rencontre Pina Bonetti, 81 ans, installée sur une chaise, au soleil, avec son fidèle compagnon :  » Mon chien essaie souvent de prendre la direction de l’appartement et je dois le retenir, explique-t-elle. Même s’il neige, nous viendrons tous les jours au presidio.  »

Loin d’avoir obtenu tout ce qu’ils demandent, les déplacés continuent ainsi de marquer leur territoire face aux autorités.  » Nous avons décidé à l’unanimité que nous ne voulions pas nous installer de nouveau dans nos logements, souligne Franco Ravera, le porte-parole du comité des personnes déplacées du pont Morandi. Nous voulons tourner la page et recevoir un juste dédommagement. Que les autorités nous proposent soit une indemnisation totale, pour une installation où bon nous semble, soit une somme moindre, mais avec un nouveau logement dans le quartier. Nous avons identifié deux aires industrielles sans habitations qui pourraient convenir, non loin d’ici. Reste à bâtir.  » Les responsables de l’effondrement – Etat, autorités locales, concessionnaire… – seront déterminés par la justice après la fin de l’enquête judiciaire, qui s’annonce très longue.

Pina Bonetti, 81 ans se rend chaque jour au presidio, à proximité du lieu de l'accident, où les déplacés se retrouvent.
Pina Bonetti, 81 ans se rend chaque jour au presidio, à proximité du lieu de l’accident, où les déplacés se retrouvent.© ANTONELLO NUSCA

Pina Bonetti n’en attend pas grand-chose, du fait de son grand âge. L’un de ses voisins, qui habitait à quelques dizaines de mètres du viaduc, et non en dessous, espère pouvoir retrouver son logement d’origine.  » J’ai trop de souvenirs familiaux ici, avec mes parents et mes frères « , soupire Gherardo Gherardini, 83 ans, ancien négociant en vins et liqueurs, installé dans le quartier depuis les années 1950.

Aujourd’hui retraité, il se rappelle les travaux menés par Morandi, à une époque où les normes de sécurité autorisaient les ingénieurs et architectes à bâtir par-dessus des habitations.  » On ne savait pas, au début, quels étaient ces techniciens qui faisaient une étude pour les fondations, raconte-t-il. La population locale a été mise devant le fait accompli.  » Anna Rita s’en souvient aussi :  » J’avais 4 ans. Le chantier était très bruyant, et il y avait de la poussière partout. Mais nous habitions de grands appartements, pour l’époque, ensoleillés et avec une belle vue sur la partie ouest du Valpolcevera. Des logements que ma génération, après celle de mes parents, a malgré tout voulu conserver.  »

Anna Rita Certo se rend chaque jour au presidio, à proximité du lieu de l'accident, où les déplacés se retrouvent.
Anna Rita Certo se rend chaque jour au presidio, à proximité du lieu de l’accident, où les déplacés se retrouvent.© ANTONELLO NUSCA

La géographie unique de Gênes explique la nécessité de ce viaduc et la cruauté de son effondrement. Puissante République du Moyen Age à la fin du xviiie siècle, la Superbe s’étale à présent sur une trentaine de kilomètres, prise en étau entre la Méditerranée, au sud, et les montagnes, au nord.  » C’est une ville très étroite, longue comme un bateau, contrainte à la parcimonie, un trait de caractère typiquement génois, parce qu’il n’y a pas de place « , résume Renzo Piano. Seules deux vallées lui offrent un débouché naturel, vers le nord, dans les terres. La plus large, celle du petit fleuve Polcevera, à l’ouest, accueille depuis le xixe siècle les activités industrielles et une population ouvrière. Le pont Morandi l’enjambait, offrant la possibilité d’aller d’un bout à l’autre de la ville, avec le concours de tunnels, sans passer par le front de mer. Au fil des décennies, l’axe autoroutier est devenu un passage essentiel pour relier Nice à Milan, voire Rome.

Les conteneurs mettent trente minutes à une heure de plus qu’avant pour sortir

La disparition du trait d’union a sabré la ville en deux et créé un goulot routier le long du front de mer. Pendant quelques semaines, il était impossible de passer du sud au nord du Valpolcevera, la zone interdite coupant cette vallée dans toute sa largeur. Il a fallu attendre octobre pour que rouvrent enfin une rue ainsi que deux lignes de chemin de fer.

 » La remise en service des lignes ferroviaires a permis de retirer 4 000 camions par jour de la ville « , se félicite Paolo Signorini, président de l’Autorité du port, le plus grand d’Italie. Il était temps : le trafic commercial connaît son pic d’activité annuel au dernier trimestre. Une nouvelle route, dédiée aux camions, traverse désormais la zone du port.  » Et une seconde porte d’entrée a été aménagée pour les camions, précise Signorini. Cela évite une congestion trop forte dans le quartier proche du port. Néanmoins, les conteneurs mettent trente minutes à une heure de plus qu’auparavant pour en sortir.  »

La construction rapide d’un nouveau viaduc en lieu et place de l’ancien est vitale pour Gênes, mais l’édifice permettra un simple retour à la normale. Or, la congestion ne date pas d’hier…  » Les montagnes de Gênes sont très belles, mais elles compliquent la mobilité des marchandises « , souligne Alessandro Pitto, président de Spediporto, l’association des expéditeurs et transporteurs du port. Comme Paolo Signorini, il attend avec impatience l’achèvement, prévu pour 2022, du Terzo Valico, une ligne ferroviaire à grande vitesse vers Milan.  » Les trains pourront être plus longs, plus compétitifs et plus respectueux de l’environnement. Ils nous ouvriront les marchés suisse et autrichien, et cela nous permettra de mieux faire face à la concurrence des ports du Nord, comme celui de Rotterdam.  »

Très attendue par les transporteurs, une ligne ferroviaire à grande vitesse reliant Gênes à Milan, le Terzo Valico, devrait voir le jour en 2022.
Très attendue par les transporteurs, une ligne ferroviaire à grande vitesse reliant Gênes à Milan, le Terzo Valico, devrait voir le jour en 2022.© ANTONELLO NUSCA

« Gênes a besoin de ces infrastructures »

Au Terzo Valico doit s’ajouter la Gronda, une bretelle de contournement de la ville par l’ouest, validée puis remise en cause à plusieurs reprises depuis les années 1980. Ce chantier de cinq milliards d’euros doit en principe être lancé dans les mois à venir. A l’achèvement de ce dernier, le successeur du pont Morandi se limitera de facto au trafic du centre-ville et du port. La Gronda est cependant menacée par la présence du Mouvement 5 étoiles (M5S) au gouvernement italien, grâce à une entente contre-nature avec le parti d’extrême droite de Matteo Salvini, la Lega. Cette opposition est presque sa raison d’être : le M5S a été initié au cours des années 2000 par un comique local à la renommée dorénavant internationale, Beppe Grillo, farouche détracteur de la Gronda.

Alice Salvatore, porte-parole du Mouvement 5 étoiles, fustige les projets autour du désengorgement routier de la ville.
Alice Salvatore, porte-parole du Mouvement 5 étoiles, fustige les projets autour du désengorgement routier de la ville.© ANTONELLO NUSCA

 » Elle pose un problème environnemental majeur, affirme Alice Salvatore, porte-parole du M5S en Ligurie. De l’amiante se trouve dans ces montagnes trop fragiles pour un tunnel de plusieurs dizaines de kilomètres, comme celui qui est envisagé. En plus, tout cela prendra bien plus de temps que les dix années annoncées, avec un risque de gaspillage de l’argent dans la corruption, au profit du crime organisé.  » Le mouvement défend aussi l’arrêt du Terzo Valico, pour les mêmes raisons, quand bien même un quart du chantier a déjà été réalisé. Ne craint-elle pas que Gênes s’isole un peu plus du reste de l’Europe ?  » Il existe des solutions alternatives sur lesquelles il faut travailler « , assure-t-elle.

Marco Bucci dément.  » Je n’ai vu aucune autre solution. Pour rester une cité moderne, Gênes a besoin de ces infrastructures, certifie-t-il. Je ferai tout mon possible pour que le chantier de la Gronda débute et aille à son terme. Tout comme celui du Terzo Valico.  » Auteur d’un livre à paraître en fin d’année sur le pont Morandi, le journaliste Franco Manzitti rejoint le maire :  » La logique de décroissance heureuse prônée par le M5S complique la résolution rapide des problèmes de Gênes.  »

Comment Gênes se relève trois mois après l'effondrement du pont Morandi
© A. NUSCA/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Après Christophe Colomb et Renzo Piano, Beppe Grillo, fondateur du M5S, est l’un des Génois les plus célèbres au monde. Il réside à Nervi, quartier de riches villas, à l’extrémité orientale de la ville, et ne s’est toujours pas exprimé sur la tragédie du viaduc, vécue par la ville comme la plus douloureuse depuis la Seconde Guerre mondiale.  » C’est parce qu’il n’est plus à la tête du M5S et qu’il ne veut plus que ses propos soient déformés par les médias « , assure Alice Salvatore. Peut-être, mais il avait aussi fustigé dans un post de son blog, il y a quelques années,  » la fable de l’effondrement imminent du pont Morandi « .

L’humoriste n’a fait qu’un passage éclair aux premières funérailles officielles de victimes, le 19 août dernier. Sa seule allusion publique au drame se résume à la promotion, sur son blog, du  » brillant  » projet alternatif de pont d’un architecte de Bergame, Stefano Giavazzi.  » C’est une muraille plus qu’un viaduc, avec des pistes cyclables et des zones piétonnes, balaie Franco Manzitti. Cela a fait rire tout le monde à Gênes.  »

Beppe Grillo l’a même évoqué au téléphone avec Renzo Piano, comme ce dernier l’a révélé au Vif/L’Express :  » Lui et moi nous connaissons depuis longtemps. Il m’a appelé pour me parler de ce projet prétendument génial. Mais il y en a beaucoup, des personnes avec des projets. C’est pour cela qu’il faut un responsable pour faire un choix. Il faut faire attention. Construire un pont, c’est une histoire sérieuse.  » Ceux de Gênes l’ont appris à leurs dépens.

Par Clément Daniez.

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