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Marc Crépon : « L’arrivée au pouvoir des populistes ouvre la boîte de Pandore de la violence »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Peut-on établir une corrélation entre les discours politiques haineux et les passages à l’acte criminel de citoyens ? Pour le philosophe Marc Crépon, la politique est comptable des passions qu’elle laisse fermenter dans la société sans trouver de solution concrète pour les apaiser.

La multiplication des discours politiques haineux est-elle directement liée à la montée des populismes et des extrêmes du champ politique ?

La politique est comptable des passions qu’elle laisse fermenter dans la société, sans trouver de solution concrète pour les apaiser. De trop grandes inégalités, le sentiment d’être les laissés-pour-compte d’une modernité qui malmène les repères traditionnels autour desquels pouvaient se construire aussi bien l’identité individuelle que l’identité collective, tout cela favorise l’éclosion de passions négatives : la peur, le ressentiment, quand ce n’est pas la haine. Le parti pris des populismes, en Europe, aux Etats-Unis et ailleurs, est de s’offrir comme le miroir de ces passions. Il s’agit là d’un véritable calcul politique. Les leaders populistes font le pari qu’il y a un bénéfice de popularité à tirer de la nouvelle et redoutable légitimité qu’ils pourront donner à ces passions extrêmes. Ce que beaucoup n’osaient pas exprimer publiquement trouve, dans leur bouche, un droit de cité inédit, tout comme les solutions brutales, dont ils osaient à peine rêver. Or, ces passions ne s’expriment pas autrement que dans la véhémence. Elles ne connaissent pas la mesure ; elles ne supportent pas la discussion raisonnée, le débat argumenté. Leur moyen d’expression privilégié est une perpétuelle surenchère de provocations outrancières et d’invectives menaçantes, dont le moteur consiste à repousser chaque fois un peu plus les limites de la violence verbale qu’elles s’autorisent.

Une radicalisation de la parole politique expose-t-elle automatiquement les sociétés où elle s’exprime à des actes violents de la part de citoyens ? Si oui, n’est-ce pas paradoxal en regard de la défiance à l’égard des politiques que les observateurs ne cessent de pointer ?

Il s’agit là effectivement d’un paradoxe majeur. D’un côté, les citoyens s’accommodent de plus en plus difficilement de la verticalité du pouvoir. Ils ne reçoivent plus la vérité d’en haut. Les nouvelles technologies du savoir et de l’information leur donnent, au contraire, des moyens accrus d’exprimer leur défiance. Et ce n’est plus à une autorité reconnue – celle d’un syndicat ou d’un parti – qu’ils s’en remettent aveuglément pour savoir comment penser et comment agir. Les leaders populistes le savent bien. C’est pourquoi leur discours ne se reconnaît aucune vocation pédagogique. Ils ne cherchent pas à expliquer et à faire comprendre une situation, car ce n’est pas ce qu’en attendent les citoyens qu’ils entendent enrôler. Ce qu’ils cherchent avant tout et parviennent à reproduire avec une terrifiante efficacité, c’est à décomplexer la violence qu’en temps ordinaire, le travail de l’éducation et de la civilisation parvient à refouler. Voilà pourquoi l’arrivée au pouvoir d’un leader populiste, que ce soit en Italie, aux Etats-Unis, au Brésil ou ailleurs, revient toujours à ouvrir la boîte de Pandore, comme on peut le voir avec la multiplication des actes racistes, antisémites et homophobes.

Marc Crépon, philosophe, directeur du département de philosophie de l'Ecole normale supérieure de Paris.
Marc Crépon, philosophe, directeur du département de philosophie de l’Ecole normale supérieure de Paris.© JEAN-CHRISTOPHE MARMARA/BELGAIMAGE

Dans L’épreuve de la haine (Odile Jacob, 2016), vous en appeliez à « échapper au nihilisme de notre temps, au sens que lui donnait Albert Camus, à savoir la prolifération d’un consentement meurtrier généralisé ». Le durcissement du discours des politiques est-il facilité par cette indifférence ?

Il faut rappeler ce que j’appelle  » consentement meurtrier « . S’il est vrai que la relation à autrui est fondée sur la responsabilité du soin, du secours et de l’attention qu’appellent, de partout et pour tous, la vulnérabilité et la mortalité d’autrui, il faut reconnaître qu’il s’agit là du principe éthique d’une responsabilité radicale, avec laquelle, dans le cours ordinaire de la vie, nous ne cessons de faire des transactions. C’est à ces transactions répétées que j’ai donné le nom de  » consentement meurtrier « . Elles varient de l’indifférence impuissante à la résignation passive, elles concernent à la fois ce qui nous incline à passer notre chemin ou à ne pas faire trop attention aux violences du monde, proches ou lointaines et ce qui nous pousse à y prendre une part active. Il y va de notre accoutumance à la violence. Ce qui importe alors, c’est de s’y opposer en éveillant les consciences. Or, c’est cet éveil que contredit le durcissement des discours politiques quand, à l’inverse, les leaders qui les tiennent légitiment, minimisent, sinon encouragent et aggravent les formes d’oppression ou de domination qui fragilisent la vie de telle ou telle catégorie d’individus : minorités, migrants, déshérités, etc.

La comparaison faite par Emmanuel Macron entre notre époque et celle de l’entre-deux-guerres vous paraît-elle judicieuse ?

Il y a beaucoup de justesse dans cette comparaison, même si, comme toute comparaison, elle a ses limites historiques. Ce qu’il faut rappeler, comme le soulignait déjà Platon dans La République et Fernando Pessoa dans ses Dialogues sur la tyrannie, c’est le lien complexe entre la tyrannie et la démocratie. En temps ordinaire, quand les démocraties se portent bien, nous avons le sentiment légitime qu’elles nous protègent d’un pouvoir tyrannique abusif. Et c’est sur la confiance que nous mettons dans cette protection que se fonde le crédit que nous portons à ces institutions, comme le principe de l’alternance et la séparation des pouvoirs. Mais quand elles vont mal, quand elles font l’objet d’une défiance accrue, parce qu’elles ne semblent pas être à même de pouvoir  » sécuriser  » la vie, comme les gens en ont eu le sentiment en Italie et, tout récemment au Brésil, cette protection se retourne en son contraire, et c’est le peuple lui-même qui conduit les tyrans au pouvoir. C’est effectivement ce qui s’est produit dans l’entre-deux-guerres, quand partout en Europe, des dictateurs se sont emparés de l’Etat et ont confisqué les institutions démocratiques, en suivant la voie des élections. Et c’est malheureusement, pour notre plus grande inquiétude, ce qui se produit aujourd’hui.

Dernier livre paru de Marc Crépon : Inhumaines conditions, combattre l’intolérable (Odile Jacob), octobre 2018.

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