© ILLUSTRATION : CHARLES MONNIER

« La Brussels International Business Court sera une spin-off stimulante pour les tribunaux ordinaires »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Payer pour bénéficier d’une justice souple, rapide et de qualité : la Brussels International Business Court, futur tribunal anglophone au service exclusif des multinationales, ouvre une brèche. C’est trop injuste ? Philippe Lambrecht, secrétaire général de la FEB, y voit plutôt une source d’inspiration.

Même pas encore née que sa réputation est faite. L’ovni que la suédoise (N-VA – MR – CD&V – Open VLD) va lancer dans le ciel judiciaire belge passe mal la rampe. De sa vocation à sa conception, la Brussels International Business Court (BIBC) fait jaser et hurler jusqu’au sein même de la magistrature. Rupture d’égalité de traitement entre justiciables, embryon de justice de classe qui fera le tri entre une poignée de clients fortunés servis comme des rois et la masse priée de faire la queue au tribunal : les chefs d’accusation sont lourds. Philippe Lambrecht, administrateur-secrétaire général de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), endosse la toge d’avocat. En enrichissant sa plaidoirie de réflexions personnelles en sa qualité de professeur en matières financières à l’UCL, il invite à positiver cette  » spin-off judiciaire « .

« Pauvre » BIBC : le comité d’accueil s’annonce plutôt froid, voire glacial…

Je peux comprendre la frustration qui se focalise sur quelque chose d’original et d’innovant. De quoi parle-t-on ? A la veille du Brexit, Bruxelles, capitale de l’Europe, a tout ce qu’il faut pour attirer un type de contentieux commerciaux internationaux qui échappent aux tribunaux ordinaires belges et qui continueront de toute façon à leur échapper. La BIBC a un côté spin-off judiciaire tournée vers la conquête de nouveaux marchés. Qu’avons-nous à perdre à nous tromper en tentant cette expérience à coûts extrêmement réduits ?

La magistrature, entre autres, apprécie très modérément ce futur tribunal.

Philippe Lambrecht :
Philippe Lambrecht :  » On ne va pas reprocher à ce tribunal anglophone l’incurie de l’Etat pour sa justice ordinaire. « © JEAN MARC QUINET/REPORTERS

Elle compte des partisans comme des adversaires. La frilosité ambiante m’étonne. Le meilleur moyen pour que la BIBC ne fonctionne pas, c’est d’orchestrer une campagne pour la saboter et d’entrer dans des palabres à n’en plus finir.

Plus que de l’incompréhension, il y a surtout de l’indignation. On crie à une justice de riches assurée avec le concours de l’Etat…

Caricature ! La BIBC n’est en rien une justice de classe ou à deux vitesses. On ne va tout de même pas reprocher à ce tribunal anglophone l’incurie de l’Etat belge pour sa justice, et nous ne pourrons réparer son état parfois déplorable en deux coups de cuillère à pot. Cela ne doit pas nous empêcher d’avoir de l’ambition. La BIBC contribuera à éviter d’alimenter les embouteillages que connaît la justice ordinaire.

Le monde de l’entreprise revendique le droit d’emprunter la bande d’urgence pour doubler les bouchons…

Oui, mais à l’intention d’usagers, de grandes entreprises, qui l’empruntent de toute façon déjà à l’étranger.

Sauf qu’une bande d’urgence, c’est en principe réservé aux véhicules prioritaires au service de l’intérêt général : police, ambulances, pompiers…

Attirer en Belgique le règlement de contentieux internationaux avec des effets bénéfiques pour l’activité économique du pays, n’est-ce pas aussi apporter sa part à l’intérêt général ? Régler des litiges est une activité de services, et pas seulement de services publics. Dans le cas de la BIBC, l’Etat gardera d’ailleurs la main.

C’est ce qui intrigue, y compris chez des magistrats : pourquoi faire jouer l’Etat dans une pièce qui ne concerne que le monde des affaires ?

Nous avons pris au mot les frileux de l’arbitrage privé, comme Paul Magnette :  » Des tribunaux privés ? Quel scandale !  » Eh bien, avec la BIBC, nous aurons un tribunal étatique qui offrira un service comparable, en empruntant des éléments de l’arbitrage dans un souci d’efficacité et de qualité. Que cette structure soit hybride et originale n’a rien d’anormal.

Payer pour bénéficier d’une justice rapide et de qualité, c’est une voie à creuser ?

La justice ordinaire n’est de toute façon pas gratuite, mais financée par l’impôt. Mais la question ne se pose pas en ces termes-là. Imposer ce modèle à l’ensemble de l’appareil judiciaire, non. Le projet de la BIBC s’inscrit dans un cadre tout à fait particulier mais pourrait donner des idées à expérimenter : une réflexion pourrait être entamée sur de tels systèmes hybrides en matière de justice commerciale, dans des affaires dont l’enjeu économique revêt une certaine importance et donc une urgence. Ne serait-il pas logique, lorsqu’on sollicite un effort particulier de la part de la justice en empruntant des techniques hors du droit judiciaire classique, de demander une contribution au coût de cet effort ? Time is money en matière de business : l’exigence de rapidité dans l’obtention d’une solution pourrait justifier une telle contribution. Peut-être faut-il perdre l’idée que la loi doive être la même pour tout le monde. Le monde de l’entreprise est vraiment demandeur d’une justice commerciale de qualité : elle l’est en Belgique mais elle souffre d’un gros problème d’engorgement des affaires.

C’est le lot de tout justiciable ordinaire. La BIBC rompt l’égalité de traitement entre justiciables…

Franchement, le représentant du monde des entreprises que je suis pose la question : quel danger fera courir la BIBC à l’Etat de droit ?

En route pour une privatisation de la justice ?

Il va de soi que la justice pénale, criminelle, doit rester du ressort exclusif de l’Etat. Mais pour des contentieux d’ordre privé, la fonction régalienne de l’Etat est peut-être plus discutable. Il ne faut pas rougir du partenariat public-privé : on peut critiquer les autoroutes à péage en France mais on doit reconnaître leur bon état. Opposer intérêt général et intérêts privés n’est plus vraiment de ce temps.

Le concept de la BIBC pourrait donc percoler ?

Si ce modèle de justice étatique souple s’avère concluant, s’il peut avoir un effet stimulant sur les autres tribunaux et contribuer à dépoussiérer les règles judiciaires, tant mieux. Plutôt que le maintien d’un monopole, je parie sur les vertus d’une saine concurrence. Et on verra qui l’emportera.

Tribunal sélect

Sortie du chapeau de la suédoise, la Brussels International Business Court (BIBC) sera un tribunal à nul autre pareil. Taillée sur mesure et à l’usage exclusif des multinationales et grosses sociétés désireuses de vider un litige commercial d’envergure international et habituées pour ce faire à se tourner vers d’autres cieux, la place de Londres en particulier. Tout est prévu pour rendre la future juridiction implantée à Bruxelles aussi atypique qu’attrayante : les parties s’y présenteront sur une base volontaire, justice sera rendue en anglais et sans possibilité d’appel par un magistrat professionnel et deux judges consulaires recrutés parmi des avocats, juristes d’entreprise, professeurs d’université. Surtout, il faudra débourser 20 000 euros pour décrocher la garantie d’une justice souple, rapide et de qualité. Un must.

« Excellente initiative mais la partie n’est pas gagnée. »

© HATIM KAGHAT

Bernard Hanotiau, grand spécialiste belge de l’arbitrage international, salue la création de la BIBC.  » La création d’un tribunal statuant uniquement en anglais et entièrement dédié aux litiges internationaux est une excellente initiative mais l’idée n’est pas nouvelle. De tels tribunaux existent depuis de nombreuses années à Dubaï et à Bahreïn et, plus récemment, à Singapour. Ces tribunaux sont tous constitués sur un modèle analogue à l’arbitrage : les parties peuvent convenir d’y avoir recours si elles sont établies dans des Etats différents et remplissent les autres conditions d’internationalité imposées par la loi. Connaissant très bien l’expérience de Singapour où le Tribunal commercial international est constitué de très éminents juristes internationaux, je crois pouvoir conclure que ce n’est pas actuellement un succès. Le nombre d’affaires qui lui ont été soumis est très peu nombreux. Les acteurs concernés lui préfèrent l’institution d’arbitrage singapourienne, le Singapore International Arbitration Centre (Siac), qui connaît une progression exponentielle. En Europe, la Belgique n’est pas la seule à avoir pris une telle initiative. Les Pays-Bas et la France ont également mis sur pied un tribunal commercial international. La BIBC connaîtra-t-elle un grand succès ? On le lui souhaite mais la partie n’est pas nécessairement gagnée. Tout dépendra de la qualité de la procédure, de l’expérience et de la maîtrise de l’anglais des juges, ainsi que de leur ouverture à une procédure souple,  » à la carte « , où le témoignage jouera incontestablement un rôle prépondérant, à l’instar de l’arbitrage. Les premières années seront déterminantes. Comme le dit ce dicton anglais :  » You never have a second chance to make a first good impression.  »

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