L'Etoile, Edgar Degas, vers 1876 (58,4 cm 42 cm). © MUSÉE D'ORSAY, PARIS, FRANCE - DR

Le couteau suisse

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’acteur Arié Elmaleh.

Qui ne s’est jamais demandé en prenant la ligne 4 du métro de Paris – celle qui traverse la Ville Lumière du nord au sud en passant par la gare du Nord et Saint-Germain-des-Prés – ce qui pouvait bien se cacher derrière l’arrêt Mairie de Montrouge ? Pour les Parisiens, c’est simple : rien. Enfin si, un terminus de l’autre côté du périph – l’autre bout du monde, donc – à propos duquel les habitants intra-muros ne peuvent s’empêcher de soupirer tellement c’est loin. Arié Elmaleh y vit. Et grâce à lui, nous savons désormais qu’on y trouve une grande place baptisée Emile Cresp, du nom de celui qui fut maire de Montrouge de 1928 à 1944, un imposant centre culturel à l’architecture russo-communiste des années 1930, une belle station de métro – genre  » plan d’action et redynamisation des banlieues  » – et quelques bars et restaurants précédés de vastes terrasses. Et puis, que ce n’est qu’à dix minutes de Saint-Germain. Voilà.

Nous avons rendez-vous à la Quincaillerie générale, un lieu tout nouveau qui aime se parer de traits  » vieille patine  » en exaltant la grande et belle période industrielle. Quand on songe aux combats menés par les ouvriers pour accéder au statut plus confortable qu’offrait la bourgeoisie, il est toujours piquant de constater que les établissements flambant neufs aiment à vanter la beauté d’un clou, le confort d’un tabouret en métal et qu’il est agréable de déjeuner sous quatre mètres de plafond sans chauffage, de préférence sur de grandes planches en bois. Même si l’endroit est sympa, on caricature à peine. Fendant l’air sur son skate-board, arrive Arié Elmaleh, comédien, réalisateur, photographe et accessoirement frère de Gad. Arié, le dernier né de la fratrie. Un homme moderne qui conduit ses enfants en trottinette à l’école et qui ne retire ni sa veste ni son écharpe pleine de petites fleurs pour boire son thé vert. Demain, il commence la tournée de La Perruche, une pièce dans laquelle il partage l’affiche avec sa compagne, Barbara Schultz, et qu’ils joueront du 13 au 18 novembre au centre culturel d’Auderghem. Le pitch ? L’histoire d’un couple qui, après quinze années de mariage, se déchire un samedi soir en attendant des invités, coincés on ne sait où ; une occasion en or pour questionner leur propre binôme et, finalement, se balancer toutes les vérités.  » Dans cette pièce, le vernis craque : ils se rendent compte que leur couple n’est pas idéal et que, malgré les quinze ans de vie commune, ni l’un ni l’autre ne se connaît vraiment. C’est un problème universel : à force de vivre l’un contre l’autre, on ne se regarde plus…  »

Arié Elmaleh reconnaît que ce n’est pas facile d’interpréter ce genre de rôle et de pièce avec sa compagne surtout en début de relation.  » Comme comédien, on pense toujours qu’on a du recul et qu’on maîtrise toujours la situation, mais cette pièce est redoutable tant elle nous force, comme le public, à nous poser les questions difficiles comme celles du désir ou de la fidélité…  » Professionnellement, même s’il se définit avant tout comme un homme de théâtre, Arié explique être surtout une sorte de couteau suisse, touche-à-tout qui saute avec agilité d’un registre à un autre : théâtre, cinéma, publicité voire même la télévision où il a officié pendant une saison au Grand Journal de Canal+. Une expérience sympa sans plus, tant le direct oblige à lâcher prise, un exercice qu’il confie être très difficile pour lui. L’inverse du théâtre finalement, où l’on répète énormément avant le grand saut, le face-à-face où il n’y a pas d’autre choix que d’affronter son public. Pour l’heure, la glace étant brisée, il est temps pour l’artiste d’y aller et de se lancer dans ses oeuvres d’art préférées.

Dans la famille Elmaleh, je demande…

D’emblée, Arié confesse être pas mal  » complexé niveau culture « . Sans doute parce qu’il n’a pas fait d’études, sans doute aussi parce que dans sa famille on ne l’y a pas initié. Lui, il aurait bien aimé naître dans une tribu qui traîne dans les expos la journée avant le théâtre en soirée, avec un père qui lit Proust le week-end pendant que la mère jouait Bach au piano. Mais chez les Elmaleh, juifs marocains de Casablanca, on était plutôt du genre fusionnels et très expansifs :  » Je crois qu’il faut une certaine indépendance, à tout le moins une certaine liberté individuelle pour se plonger dans la lecture ou la culture. D’autant qu’à Casablanca, il n’y avait pas grand-chose à part le cinéma, l’école, la plage et la bonne bouffe.  »

Pas d’expo en famille, donc, mais une reproduction d’un Degas, L’Etoile, accrochée au mur du salon. Arié révèle avoir toujours été attiré par ce tableau très figuratif mais tout autant abstrait. Derrière L’Etoile, en effet, on devine les jambes des danseuses ainsi que celles d’un homme tapi dans l’ombre.  » On ne sait pas très bien ce qu’il y a derrière, ça me fait l’effet d’une sorte de forêt, peut-être la mer. C’est toute la force d’une oeuvre d’art : elle stimule notre imagination !  » Si toute la famille vit désormais en France, la litho n’a pas fait le déplacement. Sans doute est-elle accrochée depuis dans un autre salon.

Arié est arrivé le second à Paris, à 19 ans, juste après Gad, au moment où ce dernier s’apprêtait à décoller avec son premier spectacle. A l’époque, le cadet ramait pas mal, petits boulots, cours de théâtre quand il ne grattait pas la guitare dans le métro. Il se défend farouchement d’avoir été pistonné, d’ailleurs même si la carrière de son frère démarrait de manière incroyable, lui n’en a pas profité :  » Etre artiste, c’est un chemin personnel, personne ne peut le faire à votre place. Ce qui n’était pas facile, c’était tous ces gens qui m’associaient à lui, ce besoin de nous projeter l’un sur l’autre… Bon, c’est humain comme réaction, on a toujours du mal à se dire qu’il peut y avoir plusieurs talents dans une même fratrie.  » Lui, dans la distribution des rôles familiaux, il était le doux rêveur, le solitaire perdu dans ses pensées, tandis que sa soeur ( NDLR : Judith, auteure et metteuse en scène) tenait le rôle de la première de classe pendant que Gad jouait à l’ entertainer.  » Ce n’est pas facile de quitter les rôles qu’on vous a, consciemment ou non, assignés…  » C’est aussi pour ça qu’il dit être très heureux qu’on lui ait – pour la première fois de sa carrière – proposé le rôle d' » un gros connard « , dans La Perruche justement.

Arié n’a choisi ensuite que des photos, sa grande passion après le théâtre et qui, elle aussi, a débuté à l’adolescence. Il en fait d’ailleurs toujours et reconnaît que, malgré les années, ce n’est qu’aujourd’hui qu’il ose enfin montrer ce qu’il fait. Ce qu’il aime dans la photographie, c’est ce rapport immédiat avec l’instant, une manière de saisir le moment alors qu’on est toujours en train de le vivre, le fait d’avoir un recul immédiat sur ce qui vient de s’évanouir. C’est pour tout ça qu’il a retenu The Present, cette série du Britannique Paul Graham.  » Il photographie des choses très simples, le même décor mais à des instants différents qui, souvent, se suivent très rapidement. Rien ne change sauf le point de netteté qui – suivant le passage de telle ou telle personne dans le plan – diffère d’une photo à une autre…  »

C’est ce temps qui passe qui l’émeut tant. Et, même si c’est une technique très connue,  » un ressort classique  » au cinéma ou dans la publicité, Arié reconnaît pourtant qu’avec lui ça marche à tous les coups. C’est moins l’angoisse de ce temps qui passe que le fait de passer à côté de quelque chose dans sa vie qui le préoccupe, une des raisons, selon lui, pour lesquelles il aime tellement le théâtre :  » en scène « , c’est l’un des seuls moments où il a véritablement l’impression de vivre à fond.

L’émotion des autres

Pour clore sa sélection ? Une photo de William Eggleston, aussi célèbre pour ses couleurs fortes que pour son témoignage de l’Amérique des années 1960 et 1970. Comme la photo de ce gamin allongé dans son garage, un résumé de l’ american way of life, avec le barbecue dans un coin, le panier de basket dans l’autre, un vélo au fond et au centre le pré-ado qui s’ennuie déjà. Un gamin qui lui rappelle celui qu’il était lui-même à Casablanca.

Difficile de trancher, sans compter qu’il y a aussi cette série incroyable, The Long River, de Nadav Kander, ou le témoignage d’une Chine empreinte de traditions que le progrès s’apprête à dévorer. Une barque de pêcheurs dans un coin, une famille un peu miséreuse qui n’a pourtant pas l’air malheureuse et cette rivière colonisée par ces énormes poteaux d’un pont en construction. Une manière, selon Arié, de réaliser à quel point l’homme est aujourd’hui devenu un personnage secondaire du monde qu’il a lui-même engendré.

L’heure tourne et le comédien est attendu de l’autre côté de Paris pour photographier un groupe de rock. Il avoue que, chaque fois qu’on lui commande des photos, il a une petite appréhension,  » la peur de rater l’émotion des autres  » parce que, finalement, il n’y a que ça qui compte. D’ailleurs, quand on lui demande quel est l’art qu’il admire le plus, l’enfant de Casa répond sans hésitation : la photo ou la peinture. Mais, une chose est sûre : pas le théâtre.

Edgar Degas (1834 – 1917)

Grand bourgeois, Degas se forme plus volontiers dans les ateliers d’artistes ou lors de voyages qu’à l’académie. Une liberté que l’on retrouvera dans son style, parfaite fusion de classicisme et de réalisme, qui le verra s’intéresser tour à tour à la peinture, la sculpture, l’estampe ou même la photographie. Il a vécu toute sa vie durant au pied de Montmartre, à deux pas des Grands Boulevards, un quartier parisien où il se plaisait à fréquenter les cafés-concerts, les bars et les spectacles, ses grands sujets de prédilection. Célèbre pour ses  » bons mots  » ou pour ses talents de collectionneur, il défraya la chronique avec sa Petite Danseuse de 14 ans qui, lors de sa présentation, déchaîna les passions –  » Type de l’horreur et de la bestialité « ,  » museau vicieux…  » – alors que la jeune fille qui avait servi de modèle à la sculpture, Marie Van Goethem, issue d’une famille belge, s’apprêtait à sombrer dans la prostitution après avoir été renvoyée de l’opéra.

Sur le marché de l’art : Degas, qui a connu la gloire de son vivant, a enregistré un boom en 2008 pour encaisser un net recul l’année dernière. Si ses peintures (en millions d’euros) tiennent le haut du pavé, c’est sa Petite Danseuse de 14 ans qui les terrasse, vendue en effet à plus de 19 millions d’euros en 2015.

Chongqing IV (Sunday Picnic), Chongqing Municipality, Nadav Kander, 2006 (116,3 × 148,3 cm).
Chongqing IV (Sunday Picnic), Chongqing Municipality, Nadav Kander, 2006 (116,3 × 148,3 cm).© DR

Nadav Kander (1961)

Né à Tel-Aviv, Kander grandit en Afrique du Sud avant de s’installer à Londres où il vit et travaille toujours aujourd’hui. Il excelle dans les paysages (ses photos sont reconnues également pour leur dimension environnementale) tout comme les portraits. C’est lui qui a immortalisé Barack Obama pour la couverture de Time, en 2012. Il est lauréat de plusieurs prix.

Sur le marché de l’art : un record absolu pour Sunday Picnic à près de 22 000 euros tandis que d’autres oeuvres se situent entre 5 000 et 10 000 euros.

Série The Present, Paul Graham, 2010.
Série The Present, Paul Graham, 2010.© DR

Paul Graham (1956)

Photographe britannique qui vit et travaille à ce jour toujours en Angleterre, Graham s’illustre dans le registre de la photographie sociale tout en usant de la palette des plus grands coloristes américains, comme William Eggleston. Salué par la critique, il est lauréat de plusieurs prix dont le Deutsche Börse Photography Prize et bénéficie de jolis hommages comme aux Rencontres d’Arles cette année.

Sur le marché de l’art : Graham est plutôt prisé. Un record à 15 000 euros en 2018, depuis plus d’oeuvres à moins de 5 000 euros.

Whitehaven Mississippi, William Eggleston, 1972 (45,2 × 55,4 cm).
Whitehaven Mississippi, William Eggleston, 1972 (45,2 × 55,4 cm).© PHILADELPHIA MUSEUM OF ART

William Eggleston (1939)

Véritable pionnier de la couleur dans l’univers de la photo d’art américaine, Eggleston a découvert sa passion après qu’un ami lui ait offert son premier Leïca alors qu’il recommençait pour la cinquième fois sa première année à l’université. Collectionné dès les années 1970 par le MoMa (New York), il enseigne à Harvard et fréquente assidument Andy Warhol. Il reste célèbre pour son utilisation du Dye-Transfer, une méthode de saturation des couleurs qui, aujourd’hui encore, reste sa marque de fabrique.

Sur le marché de l’art : Avec une progression de 30 % ces dernières années, il explosait son record en 2008 avec une photo prise dans ses grandes années, à 600 000 euros. Les oeuvres les connues atteignent les 200 000 euros, tandis que d’autres sont accessibles à partir de 25 000 euros.

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