© Jean-Paul Guilloteau pour Le Vif/L'Express

Vinton Cerf : « Internautes, réveillez-vous ! »

Le Vif

Cet homme est un symbole. Connu comme l’un des pères de la Toile, cet ingénieur américain a également cofondé l’Internet Society, porte-voix des utilisateurs quant aux évolutions du Réseau. Vice-président de Google depuis 2005, il a récemment été décoré par la reine Elizabeth II pour ses travaux. Sémillant globe-trotteur, ce septuagénaire veut permettre aux milliards d’êtres humains qui n’ont pas encore accès au Web d’y prétendre. Et cela par tous les moyens, parfois même contre la volonté de contrôle de certains Etats.

Le Vif/L’Express : Google, Yahoo! ou encore AOL sont poursuivis par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) pour avoir collaboré avec la National Security Agency (NSA) dans la surveillance mondiale de la Toile – le fameux programme Prism. Comment réagissez-vous ?

Vinton Cerf : Chez Google, nous n’avons aucun programme visant à communiquer les échanges d’internautes à la NSA. Aucun. Si je peux l’affirmer avec force, c’est que nous construisons nous-mêmes nos infrastructures : matériels ou logiciels, tout est conçu en interne. Grâce à cela, nous maîtrisons ce qui se passe chez nous. Les services que nous proposons, comme Gmail, par exemple, sont chiffrés depuis le navigateur de l’internaute jusqu’à nos serveurs, et si quelqu’un capte le contenu de ses messages, il ne peut les lire sans la clé de déchiffrement adéquate.

Pourtant, vous êtes régulièrement sollicités par les autorités désireuses d’accéder à vos données dans le cadre de leurs investigations…

Oui, et nos équipes juridiques de Mountain View évaluent chacune de ces demandes. Lorsque ces requêtes sont jugées excessives, nous les rejetons. Nous prêtons une attention particulière à la protection de la vie privée de nos utilisateurs car si nous ne le faisions pas, nos activités en pâtiraient. Les contenus appartiennent aux internautes. Ils peuvent les rendre accessibles à d’autres, ou non, mais ce choix leur appartient. Pour être certains que le détenteur du compte est le bon, nous avons même mis en place un système d’identification en envoyant par SMS un code à usage unique. C’est déjà ce que proposent les banques européennes lors d’une transaction en ligne. Le procédé peut paraître contraignant, mais la sécurité est à ce prix.

Vous chiffrez les messages sur Internet, mais vous n’hésitez pas à livrer les clés aux autorités…

Non, pas du tout. Nous ne les donnons à personne, à aucun gouvernement. Ce serait inacceptable et, encore une fois, si tel était le cas, nos activités commerciales en souffriraient et nous perdrions la confiance du public.

Vous avez travaillé avec la NSA dans les années 1970 pour développer un réseau sécurisé. Quarante ans plus tard, essayez-vous de réaliser la même chose avec Internet ?

J’ai effectivement participé à des recherches sur ce sujet en 1975, dans le cadre d’un projet du département de la Défense. La seule façon de travailler était alors de s’associer à la NSA, qui disposait d’une technologie à l’époque classifiée : la cryptographie. En 1978, nous venions de définir l’Internet tel qu’il existe encore aujourd’hui, mais il a fallu attendre des dizaines d’années avant que les outils de chiffrement soient disponibles. A présent, tous les ingrédients sont là pour faire émerger un système plus sûr, encore faut-il que les internautes s’en emparent. Franchement, toute l’agitation autour de Prism peut nous y aider et créer une sorte d’électrochoc : « Internautes, réveillez-vous ! »

Et que fait Google ?

Google aussi fait des efforts pour éviter l’installation de mouchards. Notre moteur peut repérer les sites Web infectés et avertir les utilisateurs. L’autre solution consiste à rendre plus sûrs les systèmes d’exploitation. Android équipe 900 millions de téléphones et tablettes dans le monde, et j’ai tenté de convaincre nos équipes marketing de le renommer Paranoid pour communiquer sur son meilleur niveau de sécurité. En vain.
La Chine, la Syrie ou encore l’Iran veulent tout contrôler. A l’avenir, n’y a-t-il pas un risque de voir plusieurs Internet coexister ?
Oui, et c’est terrible, car nous voulons que tout le monde puisse communiquer sans entrave. Les pays qui tentent d’instaurer des barrières – et y parviennent parfois – se font du tort. S’ils empêchent leurs populations d’accéder aux mêmes informations que les autres, ils en pâtiront tôt ou tard. Prenez l’exemple de la Chine. Là-bas, on dénombre 650 millions d’internautes et ce chiffre ne cesse d’augmenter. Du coup, les infrastructures doivent évoluer rapidement et les systèmes pour bloquer l’accès à certains contenus également. Mais cette situation peut-elle perdurer ? Il y a peu, quelqu’un a tenté de diffuser un message controversé sur la Toile pour voir combien de temps il resterait accessible. Il n’a fallu qu’une minute aux autorités chinoises pour le repérer. Pourtant, à long terme, cette censure n’est pas tenable. Plus les individus se connecteront, plus ils essaieront de passer à travers les mailles du filet.

N’êtes-vous pas trop optimiste ?

Je ne crois pas. En 1973, lorsque nous avons commencé à élaborer Internet, nous n’étions pas les seuls à travailler sur ce sujet, de nombreux projets similaires existaient déjà. IBM avait son système, SNA, celui de Hewlett-Packard s’appelait DS, et, de son côté, Digital Equipment avait développé DECnet. Mais chacun de ces réseaux n’autorisait qu’une communication entre ordinateurs de la même marque. Cela obligeait le client à s’équiper entièrement chez l’un ou chez l’autre. Notre démarche, alors que je travaillais pour le département de la Défense, était diamétralement opposée, car nous voulions permettre une connexion entre toutes les machines. Il était important pour les militaires de ne pas se retrouver pieds et poings liés avec un seul constructeur. Lorsqu’ils ont constaté que cela était possible, les clients d’IBM, de Hewlett-Packard et de Digital Equipment ont exigé la même chose, et Internet a vu le jour. C’est pourquoi je parie que dans les dix prochaines années le gouvernement chinois sera obligé d’évoluer, sous la pression de la population.

Et si tel n’est pas le cas ?

Les ondes radio ne connaissent pas de frontières ! Nous avons déjà annoncé le lancement d’un projet pour fournir un accès à Internet à l’aide de ballons envoyés dans la stratosphère, dont nous contrôlons l’altitude grâce au jet-stream. Ce programme s’appelle Loon, ce qui pourrait se traduire par « projet fou ». Cette initiative est testée actuellement en Nouvelle-Zélande, mais pourrait être élargie à la zone Pacifique, à l’Afrique du Sud, etc.

Allez-vous également lâcher vos ballons au-dessus de la Chine ?

Pour réaliser ce genre d’opération, nous devons obtenir l’autorisation des gouvernements concernés. Mais nous soutenons également une autre initiative, appelée O3b, qui concerne les 3 autres milliards de personnes qui ne sont pas connectées. L’idée est de lancer plusieurs satellites en orbite, à 8 000 kilomètres, pour offrir du haut débit dans les îles Pacifique, l’Afrique subsaharienne ou encore les régions reculées d’Amérique latine. En tant qu’évangéliste en chef chez Google, c’est tout le sens de mon travail.

Et plus les gens vont sur la Toile, plus cela profite à Google…

Absolument. J’ai de très bonnes raisons de prôner l’accès à Internet pour tous, car c’est bon pour nos affaires. Mais d’autres acteurs en bénéficient aussi. Regardez Facebook, Yahoo!, eBay, Skype… Pas un de leurs fondateurs n’a demandé de permission pour créer son service. Il faut garder ce système ouvert, propre à l’innovation.

Mis à part dans certains pays, ne pensez-vous pas que le réseau social Facebook ou Apple avec ses applications tentent aussi de garder les internautes dans un univers clos ?

Je suis d’accord. Mais souvenez-vous d’AOL. Les abonnés de ce fournisseur d’accès ne pouvaient disposer que des services proposés par la société, puis, lorsque le Web s’est démocratisé, les utilisateurs ont mis la pression pour sortir de cet environnement cloisonné. Personne ne veut être mis en cage. Les gens peuvent le tolérer un temps mais, à un moment ou à un autre, ils se rebellent. Si nous avons décidé de ne pas breveter le protocole de communication à l’origine d’Internet, c’est justement pour éviter de créer des barrières de ce genre.

Toujours plus d’internautes et davantage d’appareils et de supports pour se connecter : PC, smartphones, mais aussi maintenant montres, lunettes, voitures… Ces évolutions ne nuisent-elles pas aux relations entre les gens ?

Au contraire ! La visioconférence permet de renforcer le lien en associant l’image et le son, ce n’est pas un substitut. J’ai déjà déjeuné en visioconférence avec une autre personne. Ce n’était pas si mal, même si nous n’avons pas pu trinquer ! Bien sûr, je vois aussi tous ces individus penchés sur leur téléphone, pianotant et envoyant des e-mails sans prendre garde à ce qui les entoure. Cela me gêne, mais, d’un autre côté, je voyage beaucoup et ces mêmes technologies me servent à garder le contact avec ma famille.

Internet permet aux individus de communiquer entre eux. La prochaine étape pourra-t-elle concerner les animaux ou les objets ?

Je siège au conseil d’administration de la Gorilla Foundation (NDLR : association pour la protection des gorilles). Celle-ci héberge une femelle, Koko, et un mâle, Ndume. Koko fait partie d’une expérience menée depuis sa naissance, en 1973. Lorsque vous vous asseyez en face d’elle, elle cherche à communiquer avec vous. C’est une sensation assez incroyable d’observer que d’autres espèces sont dotées de la faculté de penser ou d’une forme de pensée. Nous cherchons également à faire communiquer entre elles différentes espèces d’animaux, comme les éléphants, les bonobos et les dauphins. Nous ne sommes qu’au début de nos recherches.

Et l’Internet des objets ?

Il est plus avancé. Si chaque objet est équipé de capteurs, la chaise, le canapé, voire la pièce entière peuvent s’adapter à vos besoins en termes de lumière, de température… Je vais vous donner un autre exemple avec la Google Car. Ce véhicule se conduit sans chauffeur. Il partage les informations recueillies avec les autres automobiles. Sur une intersection, la voiture détecte un arbre parce que les autres l’ont déjà reconnu comme tel et lui ont envoyé un message. Les autos connectées apprennent les unes des autres pour une conduite plus sûre. Ce n’est pas le cas des humains que nous sommes.

Vous ressemblez à l’Architect des films The Matrix, la personne qui contrôle ce monde virtuel. Pensez-vous que cette fiction puisse un jour devenir réalité ?

(Rires.) On m’a déjà posé cette question lors d’une conférence. Et ma réponse fut : « Qu’est-ce qui vous fait croire que nous ne sommes pas dans la Matrice ? » Plus sérieusement, vous devriez parler à l’un de mes collègues, Ray Kurzweil (NDLR : futurologue spécialisé dans le transhumanisme, l’amélioration de l’être humain par la technologie). Ray veut que les ordinateurs deviennent plus intelligents. Ils pourraient alors permettre à l’intellect d’un être humain de se télécharger dans une machine. Nous deviendrions en quelque sorte immortels.

Propos recueillis par Emmanuel Paquette

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