© Jean-Luc Bertini pour Le Vif L'Express

A la table du gratin parisien et international

Le Vif

Voilà dix ans que, dans une impasse discrète du VIIe arrondissement de la capitale française, Gérard Idoux et sa famille accueillent, au restaurant la Cigale Récamier, le Tout-Paris. Avec ses codes, ses rituels… et ses soufflés.

Rue du Récamier, 10 h 30, un matin parisien (ensoleillé) comme les autres. Alors que les 45 tables de la jolie terrasse sont déjà dressées et que la blonde Estelle débarque, le téléphone sonne, sans discontinuer. Dernières modifications, au crayon à papier, sur l’agenda du déjeuner. A partir de midi vont débarquer plus d’une centaine de convives, célèbres ou inconnus, dans un ballet savamment orchestré par la famille Idoux.

Pour l’heure, le calme règne encore dans cette impasse préservée du flot des voitures, à deux pas du très chic Bon Marché. Une de ces enclaves à l’écart du vulgum pecus où, avec un peu d’imagination, l’on entendrait presque les cigales chanter. De son élégante écriture, Estelle noircit les tableaux signalant les plats du jour proposés par son père, Gérard, le chef de cuisine. « Salade de pointes d’asperges, pièce de boeuf aux champignons, soufflé de saint-jacques au jus de crevettes… » Dix ans que ça dure. Dix ans que le gratin littéraire, politique, médiatique et judiciaire de la Rive gauche vient fêter, dans un entre-soi douillet et valorisant, les soufflés de la Cigale Récamier, le nouveau Lipp du XXIe siècle ; une décennie que le discret Milan Kundera voisine avec Sandrine Kiberlain, Georges Kiejman, Lionel Jospin ou Philippe Tesson.

Deux visions de la cuisine, un même tempérament

« Une belle revanche » pour le gamin de la Nièvre (sud-ouest de la Bourgogne), dont se moquaient ses petits camarades bourgeois. « Dans mon milieu, il était très mal vu d’être apprenti cuisinier. En soirée, je n’osais pas parler de mon métier. Tout a bien changé, les chefs ont acquis leurs lettres de noblesse. Avant, on était des moins-que-rien, aujourd’hui, on se prend pour des stars. » On l’aura compris, succès et franc-parler peuvent aller de pair. Mieux, se nourrir l’un l’autre. C’est bien pour cela que Martin Cantegrit, l’ancien patron étoilé du Récamier, est venu chercher le Neversois pour lui succéder en 2004. Ce jeune ancien de Ledoyen, fils de commerçants, veillait alors aux destinées de la Cigale, un sympathique restaurant du quartier, rue Chomel, qui accueillait déjà du beau monde : Faizant, Sempé, Robert Badinter, Claude Bartolone, Bertrand Delanoë, Jacques Chirac (avec Gerhardt Schröder), François Mitterrand (une connaissance nivernaise de la famille), Henri Salvador, Yoko Ono, et les quelques maisons d’édition voisines, Grasset, Le Cherche Midi et Denoël en tête, dont les attachées de presse d’alors avaient posé là leur rond de serviette. C’est Michel Pébereau, président de la BNP Paribas de l’époque, l’avocat Paul Lombard et Lionel Poilâne qui jouèrent les bons offices entre le roi du boeuf bourguignon et des rognons de veau et le prince du soufflé. « Si Cantegrit m’a choisi, explique Gérard, 60 ans, c’est que nous avions les mêmes valeurs, le travail, la famille, le courage. » Et la discrétion, chère aux politiques et autres initiateurs de projets.

11 h 30. Sa femme, Dominique, retraitée depuis un an et demi, arrive justement. Comme tous les jours, elle vient manger un morceau en compagnie du personnel. Etienne, le fils, qui s’occupe de la comptabilité, des achats, etc., fait lui aussi banquette sous les deux luminaires du designer Ingo Maurer agrémentés de feuilles de manuscrit (« Ça m’a coûté une fortune », susurre, goguenard, Gérard).

En deux temps, trois mouvements, dès 2004, la machine de guerre Idoux s’est mise en ordre de marche. Rénovation du restaurant, agrandissement de la terrasse, et une nouvelle recrue en la personne du mari d’Estelle, Thomas Rouleau, patron d’une société de location de voitures avec chauffeur, petit-fils de l’acteur belge Raymond Rouleau et ami du show-biz. Gérard Depardieu et Christian Clavier, deux fidèles de la première heure, c’est lui. Antoine de Caunes, Alexandra Lamy, Julie Gayet, c’est encore lui. A eux tous (la politique et les ambassades pour Gérard, les littéraires pour Estelle), ils possèdent l’un des plus beaux carnets d’adresses de Paris. Et l’une des plus riches collections de numéros de GSM. Très utile lorsqu’il s’agit d’avertir un mari volage que sa femme vient de réserver ou un éditeur ombrageux que l’un de ses confrères ne sera pas loin. Aucun nom, bien sûr. Comme le répète la chorégraphe de la salle, Estelle : « On ne voit rien, on n’entend rien. »

Chacun apprécie l’indifférence feinte de ses voisins

Midi. Dans un monde idéal, les clients s’échelonneraient gentiment. Pourtant, rien n’y fait, une heure plus tard, c’est le coup de chauffe. En cuisine, Gérard et son second, Pierre Massicot, envoient des soufflés de toutes les couleurs, des plus classiques – blé noir, Henri IV (soit au fromage et sauce volaille), caramel – aux plus originaux – Saint-Jacques au gingembre, ris de veau, carotte à l’orange. Dix minutes chrono, pas le droit à l’erreur : « Un soufflé peut être attendu mais ne doit jamais attendre. » Une règle d’or contraignante mais payante. Les Américains, notamment, raffolent de ce plat so french. Deux hôtesses de marque ont aidé au buzz outre-Atlantique. La première n’est autre que Laura Bush, nommée ambassadrice honoraire pour l’Unesco par son mari George W. A l’ordre du jour, alphabétisation et soufflé. « Thank you for your amazing meals », écrit-elle dans le livre d’or en 2008. Une femme adorable, selon Gérard (qui sera invité à visiter la Maison-Blanche), et des contrôles invraisemblables, se souvient son gendre, Thomas : « Trois mois avant sa première venue, les services de sécurité américains ont demandé la carte d’identité de tous les serveurs qui seraient présents. Le jour J, 15 colosses avec oreillette ont pris place, devant le restaurant, dans les cuisines… Dès le lendemain, les paparazzis voulaient savoir ce qu’elle avait dégusté, comment elle avait payé… Cela nous a fait une publicité colossale. » D’une présidence à l’autre. Un an plus tard, c’est au tour de Michelle Obama de venir dîner un dimanche (jour de fermeture) de juin 2009, flanquée de ses filles, de sa mère et d’une dizaine de personnes. Des côtes d’agneau pour la first lady et un apprentissage en cuisine pour Malia et Sasha. Simon Baker, Tim Burton, Ron Howard, Gwyneth Paltrow… prendront le relais. Dans une totale quiétude.

« C’est l’une des règles non écrites du restaurant, souligne Vincent Meylan, le M. « Royauté » de Point de vue, ne jamais importuner les gens connus. On est ici dans le chic bien élevé, pas dans le chic fric. » En d’autres termes, comme le dit la romancière et éditrice Geneviève Brisac, qui a consacré un chapitre de son livre Une année avec mon père au Récamier, « il y a une véritable intimité derrière l’apparence des mondanités ». Personne ne songerait d’ailleurs à ennuyer Milan et Vera Kundera sans se faire sévèrement rabrouer par Estelle et à coup sûr « blacklister ». Seule dérogation, les petits mots cachetés d’admirateurs que Thomas accepte de faire passer à l’auteur de La Plaisanterie. Hollande, Chirac, Sarkozy – la maison ne fait pas de politique, bien sûr… Tous apprécient l’indifférence (certes simulée) de leurs voisins. Même détachement des convives à la vue de (feu) Me Vergès avec Jérôme Kerviel, de Jospin en conciliabule avec Delanoë ou Hollande, ou encore de Catherine Deneuve déjeunant avec ses copines à la sortie de son cours de gym. Il y eut un jour, cependant, où la règle fut enfreinte, lorsque Jean-Paul Belmondo fit sa première apparition après son AVC : « C’était l’été, se remémore Thomas, on l’a vu arriver de loin, avec sa canne, son chien et sa fille. Il marchait très lentement, toute la terrasse – bondée – s’est tue. La vie s’est arrêtée pendant quelques minutes. »

Les présidents français ont d’office la table 100

13 heures et quelque. Dans un monde idéal, les vrais habitués – ceux qui disposent de leur place attitrée – ne devraient pas se présenter de concert, histoire de simplifier la répartition des huit tables de la véranda, les plus prisées (hors terrasse) car loin du bruit et des autres. Parmi celles-là, la table, la 100, toute ronde et isolée, à droite en entrant. Les présidents l’ont d’office (on peut même baisser les rideaux), ou encore Me Georges Kiejman, Jean Daniel, le juge Philippe Courroye, l’éditeur Olivier Nora… Toujours sous la véranda, parlant affaires ou comptant fleurette dans une ambiance balzacienne, les avocats Emmanuel Pierrat, Gilles-Jean Portejoie et Eric Dupond-Moretti, Philippe Labro et Ivan Levaï, venus en voisins, Michel Leeb, Yasmina Reza, Dominique Reynié, Yves Thréard, Rachida Dati, l’éditeur Philippe Heraclès, du Cherche Midi, la directrice de Plon, Muriel Beyer, ravie de côtoyer ici « l’un des principaux viviers des documents qu’elle publie »… et Mme Guimbaud, 86 ans. Mme Edith Guimbaud ? Impossible de la rater, toujours tirée à quatre épingles, elle déjeune là tous les jours, à la 103. Un plat, un verre de vin, quelques tuiles… et un petit tour en cuisine pour aller féliciter ou réprimander le chef. « J’essaie de ne pas écouter les conversations, surtout lorsque ça parle politique », assure-t-elle. A croire qu’Edith fait vraiment partie de la famille de la Cigale Récamier.

15 heures. Dernier café, addition – de 40 euros en moyenne par personne – la plupart du temps en note de frais. A 18 h 30, rebelote : dîner du personnel, puis place à la clientèle, légèrement plus familiale, et aux habitués du soir. A qui la table 100 ?

Par Marianne Payot

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