La femme au parfum, image chromo, vers 1860. "Elle a parfumé mon corps pour l'ensevelissement", prévient un Jésus prophétique. © UNIVERSAL HISTORY ARCHIVE/GETTY IMAGES

Une femme au coeur de trois des plus grands récits des Evangiles

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

La rencontre avec la Samaritaine, celle de la femme accusée d’adultère et le geste de la « pécheresse au parfum ». Ces textes ont souvent été lus à contresens.

La scène se déroule en plein midi, au puits de Jacob. Elle n’a pas eu de témoin : les disciples sont partis acheter de quoi manger au bourg le plus proche. La rencontre et le dialogue de Jésus avec une femme de Samarie ont-ils un fondement historique ? Les spécialistes y voient plutôt une brillante catéchèse construite par la plume du rédacteur de l’Evangile de Jean. Pour les premiers lecteurs de ce texte, bons connaisseurs de la Torah, le récit de Jean a la dimension d’une grande histoire d’amour : c’est au puits que le serviteur d’Abraham voit Rebecca, future épouse d’Isaac ; au puits que Jacob tombe fou amoureux de Rachel ; au puits que Moïse trouve sa femme Tsippora.

Jésus est de passage au pays des Samaritains, des hérétiques pour les Juifs, pire que des païens. La Samaritaine, à qui il demande à boire, a eu cinq maris et vit avec un sixième qui, avoue-t-elle, n’est pas vraiment son mari.  » Le sujet de cette histoire n’est évidemment pas la vie conjugale désordonnée de cette femme, prévient Christine Pedotti, auteur de Jésus, cet homme inconnu. Toute lecture moralisante de ce récit est un faux-sens, voire un total contresens. La Samaritaine symbolise le peuple d’Israël, infidèle à son Dieu. Le texte suggère que Jésus est le véritable époux, le septième, qui regarde cette femme pour elle-même et ne la juge pas. A l’époque, 6 est considéré comme le chiffre de l’imperfection, 7 celui de la perfection. Cette rencontre annonce la nouvelle alliance que Jésus instaure avec le peuple. Une fois de plus, la révélation du salut se fait par les femmes. Au terme de la discussion, la Samaritaine court vers la ville comme une missionnaire, une apôtre « .

Sauvée sans condition

La mémoire de la dame au parfum n’est pas honorée dans la liturgie

Une autre femme adultère figure dans l’Evangile de Jean : celle que Jésus sauve de la lapidation. Le  » ne pèche plus « , parole de Jésus en fin d’épisode, semble, lui aussi, très moralisateur.  » C’est la lecture qu’on a faite de ce texte pendant des siècles, rectifie Christine Pedotti. Jésus aurait donné son pardon à la femme adultère sous condition : qu’elle ne pèche plus. Or, cette femme est sauvée sans condition. C’est parce qu’elle entend la parole de Jésus et n’est pas jugée par lui qu’elle peut entrer dans une vie libérée du péché.  » Pour Jean-Christophe Petitfils, auteur du Dictionnaire amoureux de Jésus (Plon 2015), Jésus ne nie pas le péché.  » C’est même lui qui a durci les règles de l’indissolubilité du mariage par rapport à l’enseignement de Moïse. Mais il appelle à la conversion par la miséricorde. La compassion chez lui n’est pas une négation du mal, ni l’accommodement complice ou le relativisme moral. Elle est un dépassement dans l’amour.  »

Jésus n’est donc pas un rabbi  » libéral « .  » Son interprétation des textes sacrés est parfois beaucoup plus rigoureuse que l’usage commun « , constate l’essayiste et théologien Didier Meïr Long, ancien moine bénédictin converti au judaïsme traditionnel.  » Mais elle est plus profonde et finalement plus juste. Il refuse la répudiation de la femme, qui la fragilise socialement, au nom d’une unité du couple fondée sur le livre de la Genèse. Il s’agit toujours, pour Jésus, de revenir au coeur de la Torah, de l’intérioriser, pas de l’abolir.  »

 » Elle a montré beaucoup d’amour  »

Le troisième grand récit qui met une femme en son centre est celui que la tradition nomme  » l’onction à Béthanie « . Au cours d’un repas, une femme de la ville survient et répand un parfum  » très pur et de grande valeur  » sur la tête de Jésus, selon Matthieu et Marc ; sur ses pieds, qu’elle essuie avec ses cheveux, selon Jean. L’évangéliste Luc, plus précis, raconte que cette femme, qu’il qualifie de  » pécheresse « , mouille de ses larmes les pieds de Jésus. Elle les essuie avec ses cheveux, les couvre de baisers et répand sur eux le parfum. La nature sensuelle et érotique de la scène n’a pas dû échapper à l’hôte de Jésus et aux autres convives, qui ont probablement été horrifiés par les paroles de Jésus : il pardonne les péchés de cette femme,  » car elle a montré beaucoup d’amour « .

Il est rare qu’un même récit figure dans les quatre Evangiles canoniques, ce qui plaide pour son importance, voire son historicité. Mais les souvenirs des évangélistes sont embrouillés : Matthieu et Marc situent le geste dans une maison de Béthanie, près de Jérusalem, chez un dénommé Simon le lépreux ; Jean place lui aussi le récit à Béthanie, mais dans la maison de Lazare, Marthe et Marie, qui est selon lui la femme au parfum ; enfin, Luc situe l’action non pas à Béthanie, mais en Galilée, chez Simon le pharisien. Les trois premiers placent la scène de l’onction juste avant l’arrestation et la condamnation de Jésus et mettent l’accent sur l’aspect charnel de la relation qui se noue.  » D’avance, cette femme a parfumé mon corps pour l’ensevelissement « , prévient un Jésus prophétique (Marc 14,8).  » C’est la phrase clé du texte, estime Christine Pedotti, négligée dans les homélies.  »

Faire mémoire de son geste

Dans les versions de Matthieu et Marc, Jésus déclare, à propos de la femme au parfum :  » Partout où sera proclamé l’Evangile, au monde entier, on redira, à sa mémoire, ce qu’elle vient de faire.  » Pourtant, cet ordre de Jésus, prononcé dans un moment crucial, n’a reçu aucun écho dans la pratique des Eglises et des communautés chrétiennes.  » La parole de Jésus est oubliée et la mémoire de cette femme n’est pas honorée dans la liturgie, même lors des célébrations de Pâques « , déplore Christine Pedotti.

Lors de l’eucharistie, l’ordre de Jésus  » faites cela en mémoire de moi  » se rapporte exclusivement à la Cène, le dernier repas pris avec les disciples à Jérusalem.  » Or, rappelle Christine Pedotti, ce commandement ne figure que dans le texte de Luc, où Jésus rompt le pain et le partage avec ses compagnons. Matthieu et Marc ne notent pas ce commandement de Jésus dans leur compte rendu du dernier repas. En revanche, douze versets plus haut, dans le même chapitre, ils retiennent le commandement de faire mémoire du geste de la dame au parfum.  »

Pour la journaliste, il y a, dans l' » onction de Béthanie « , tout ce qui pourrait permettre de fonder une pratique sacramentelle.  » Il ne fait aucun doute que la scène du parfum est une précélébration de la mort de Jésus. Le geste de la femme célèbre la Bonne Nouvelle, et l’ordre de Jésus d’en faire mémoire est assorti d’un caractère d’universalité. Quand j’entends que des femmes aumôniers d’hôpital ne peuvent donner le sacrement des malades parce que l’administration de ce réconfort est réservée aux hommes, je me dis qu’il y a encore du travail à faire !  »

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