© Alain Pierot

Tihange : voyage en Atomie

Grand entretien oblige, l’un des réacteurs de la centrale de Tihange est à l’arrêt. L’occasion de parcourir ses coins et recoins les plus secrets. Et de se pencher au-dessus de la cuve. Reportage.

Surtout ne pas se retourner. Au-dehors, il pleuvine, certes. Mais on respire. On voit le ciel. On sent le vent. Une fois franchie la porte de Tihange 1, au coeur de cet imposant ensemble de bâtiments multiformes que l’on appelle une centrale nucléaire, on entre dans une nouvelle dimension. Comme si l’on descendait sous terre. Hors du temps. En ce mois d’octobre humide, Tihange 1 est à l’arrêt. Les 157 assemblages de combustible qui séjournent dans la cuve doivent être, pour un tiers, remplacés, comme c’est le cas tous les dix-huit mois. Tous sont, du coup, extraits de la grande marmite pour permettre une inspection en profondeur des lieux. L’instant est rare : jeter un coup d’£il à l’intérieur de la cuve ne se peut que lors des inspections, tous les dix-huit mois. Le reste du temps, l’espace censé être clos le reste. Hermétiquement.

Il s’agit donc de savourer cet instant particulier, privilégié que l’on est de pénétrer au c£ur du mystère nucléaire. Tout y concourt, et d’abord l’obsession de la sécurité. Dès le hall d’accueil, le visiteur est invité à n’emprunter l’escalier qu’en tenant la rampe. Une glissade, fatale au coccyx de l’imprudent, serait du plus mauvais effet sur les statistiques des accidents du travail ! A l’entrée de la centrale, un tableau lumineux affiche d’ailleurs quotidiennement ce score, tant pour le personnel de la maison, attaché à Electrabel, qu’aux sous-traitants.

Sur le site de Tihange, qui s’étend sur septante hectares, on croise sans cesse des travailleurs quittant un bâtiment pour un autre. Casqués, pour la plupart, en habit de travail, à tout le moins. Tous se saluent d’un « Bonjour ! » derrière lequel on reconnaît le plus souvent le doux accent traînant de Liège. Parmi eux se glissent de discrets contrôleurs de Bel V, la filiale de l’Agence fédérale de contrôle nucléaire, chargés, à intervalles réguliers, d’inspecter l’ensemble du site. L’accès à l’usine leur est garanti de jour comme de nuit : sans prévenir de leur visite, ils peuvent vérifier à loisir la conformité des installations, des documents et, surtout, des mesures de sécurité.

Quelque 900 personnes travaillent à Tihange : 10 directeurs, 150 cadres, 140 contremaîtres et 600 ouvriers et employés. Parmi eux, 220 travaillent par pauses de 8 heures : 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, ils occupent, par équipe de 8, le poste de commandes attaché à chaque unité de la centrale. Installés devant des écrans de contrôle dignes de figurer dans les épisodes de Star Wars, ils surveillent le clignotement cadencé des ampoules, le bon déroulé des courbes, la rassurante succession des chiffres. Pour plus de sécurité, les installations sont dédoublées. Et des fiches indiquent aux opérateurs la marche à suivre pour chaque type de problème. Quinze cadres, domiciliés dans un rayon de 10 kilomètres autour du site, sont également susceptibles de venir en renfort en quinze minutes, en cas de gros pépin.

« Il n’y a aucun danger, même près de la cuve », affirme Jean-Jacques Pleyers, responsable de la communication externe à la centrale de Tihange. Je vous le répète parce que, vous verrez, plus on se rapproche du c£ur de la centrale, plus les visiteurs sont inquiets, en général. » On sourit bêtement : bien sûr qu’il y a pas de danger. On le sait. Cela n’empêche pas une crampette de poindre par moments, tout au fond de l’estomac. Surtout quand tombent les premières consignes : une fois à l’intérieur de la partie nucléaire des installations, il est interdit de manger, de boire ou de mâchouiller du chewing-gum. Et réclamer une pause toilette ferait sourire le guide…

Visiter une centrale nucléaire, cela se mérite. Il ne faut être ni affamé, ni pressé, ni claustrophobe. Coquet, moins encore. Après l’inévitable contrôle des documents d’identité, le visiteur se retrouve paré d’un badge d’identification, dans lequel se glisse un petit élément rouge qui joue le rôle de boîte noire, ainsi que d’un dosimètre qui mesure la dose de radioactivité reçue pendant la visite. En route pour un premier vestiaire, qualifié de « froid ». Chacun en sort vêtu d’un seul tee-shirt blanc, qui, vu sa longueur, passerait plutôt pour une chemise de nuit. Aux pieds, de ravissantes sandalettes roses en plastique, du plus bel effet. C’est tout ? Oui. Ne pas oublier, surtout, avant de passer dans le vestiaire chaud, d’emporter ses lunettes de protection, ni son badge, ni son dosimètre.

Les vestiaires chauds portent bien leur nom : la température grimpe. On n’y entre qu’après lecture du badge. A l’intérieur, des casiers de métal, un banc, et, dans un coin, une douche et un lavabo. Dans de grands paniers de métal, des chaussures qui pourraient passer pour des Crocs, si l’on n’avait compris que la mode, ici, est le cadet des soucis des ingénieurs. Le visiteur aura droit encore à des chaussettes et à une salopette blanches, ainsi qu’à un ravissant petit bonnet aplatisseur de cheveux, à glisser sous un casque. « Surtout, ne marchez pas à pieds nus ici », précise l’accompagnatrice. Tiens ? Une crampette.

Nous voilà parés. Et ravis de ne reconnaître personne, aux alentours. Une porte à franchir, lourde comme si l’on ne voulait pas de nous à l’intérieur, après un nouveau contrôle de badge. Aux alentours du réacteur, il y a foule : nous sommes en phase de révision et de grand entretien. Tout est réglé comme du papier à musique. On croise quelques ouvriers qui portent un seau de peinture bleue : ils peignent murs et sols à l’époxy, un matériau qui garantit l’étanchéité. Des échafaudages sont dressés de-ci de-là, ce qui relève du jeu d’adresse, car aucune de leurs pièces ne peut toucher d’élément constitutif de la structure. Un peu plus loin, des équipes américaines, chargées de vérifier la résistance de l’ensemble aux tremblements de terre, procèdent à un inventaire. Dans les couloirs, des panneaux rappellent à l’infini les règles de sécurité à respecter. Une exposition de gants, de toutes les couleurs et de toutes les matières, distrait le visiteur. A chaque tâche, son gant : il y en a onze sortes.

« Non contaminé »

Un premier contrôle de radioactivité. On monte sur ce qui ressemble à une balance, électronique, bien entendu. Les pieds bien à plat et les mains glissées dans deux manchons, on attend. « Bonjour, dit la voix d’une dame, cachée quelque part. Puis  » merci beaucoup « . » Sur l’écran, un message apparaît : « non contaminé ».

La première enceinte est franchie. On croit entrer dans un sous-marin en franchissant la distance qui sépare la première de la deuxième, soit trois mètres environ, où souffle un courant d’air qui décoifferait si l’on n’avait justement sur la tête un casque et, au-dessous, ce petit bonnet qui donne chaud aux cheveux. C’est que le bâtiment du réacteur est maintenu en dépression : de l’air y entre en permanence mais rien ne peut en sortir, pas même un grain de poussière.

Aux abords de la cuve, que l’on atteint après avoir grimpé de longs escaliers – en tenant la rampe -, le visiteur s’identifie dans un registre. Et range tout dans ses poches, histoire de ne rien laisser tomber dans le vide. Voici la cuve, enfin, au c£ur d’une cathédrale d’une vingtaine de mètres de haut. L’eau qui la remplit, mélangée à du bore, est d’une pureté impressionnante. Douze mètres plus bas, on aperçoit les assemblages de combustible dont un tube de manutention s’empare pour les déplacer dans une première piscine. Ils y resteront au moins deux ans avant d’être transvasés dans une deuxième, logée dans un autre bâtiment. Quelque 2 000 assemblages, périmés après 54 mois d’activité, s’y reposent déjà.

Des écrans de contrôle suivent en permanence et sous tous les angles la délicate opération en cours. Souriez (aux inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique), vous êtes filmés. En quittant la cuve, il faut signer le registre. Sortir de ses poches le badge et les lunettes. Reprendre l’ascenseur. Au sol, les Crocs crissent sur des tapis bleus : ce sont des pièges à poussières radioactives, qui pourraient, les coquines, s’être accrochées aux semelles.

A la sortie, nouveau contrôle de radioactivité. « Bonne journée », répète cette dame décidément courtoise. Point de contamination en vue. Le seriez-vous que vous devriez, comme l’indique un panneau d’informations, contacter la personne de référence « pour vous aider, pour trouver l’origine de la contamination et ainsi éviter de nouveaux contaminés ». Tant qu’à être irradié, en effet, autant être solidaire.

A la sortie, le dosimètre indique une exposition de 1 microsievert. Le taux maximal accepté pour la population est de 1 000 microsieverts par an. Ouf ! Un ultime contrôle, plus pointu encore, avant de réintégrer les vestiaires. Cette fois, même les calepins sont passés au détecteur de radioactivité. Recto et verso. Les salopettes, tee-shirts, chaussettes, bonnets, casque et lunettes sont restitués. Tout sera nettoyé dans la blanchisserie industrielle du site.

Au vestiaire, on se surprend à regarder ses chaussures presque avec tendresse. Quel-ques couloirs encore avant d’être dehors.

LAURENCE VAN RUYMBEKE

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