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Sexe et nature: l’amant de la mante doit perdre la tête…

Le Vif

Les pratiques sexuelles des animaux reflètent nos fantasmes sexuels, du plus banal au plus pervers, tels qu’ils sont décrits par la psychanalyse. A partir de recherches éthologiques et de sa pratique clinique, Tobie Nathan, professeur émérite de psychologie et écrivain, reconstitue, à la manière d’un détective, le puzzle de notre inconscient. Et il en éclaire les origines.

Je suis impressionné par la fécondité de l’hypothèse initiale : il n’existe aucun fantasme humain qui ne trouve son équivalent dans la vie sexuelle des invertébrés, et tout particulièrement dans celle des insectes. Il faut dire que les insectes représentent, d’un certain point de vue, notre inverse. Eux exposent au monde une carapace, sorte d’armure enfermant, dans deux renflements, l’abdomen et la tête, une soupe chimique sophistiquée. Nous, les vertébrés, avons adopté une solution opposée. A notre surface, une consistance molle, des strates de peau innervée, enveloppe sensible, et, en notre centre, du dur, très dur, des os faisant structure : notre squelette. Nous sommes fondamentalement contraires. Il n’est pas étonnant de retrouver dans la normalité des uns, dans leur comportement sexuel, les folies des autres, leurs fantasmes (voir les précédents chapitres dans Le Vif/L’Express). Je suis donc parti à la recherche des témoignages d’invertébrés…

J’ai été mis sur une nouvelle piste par la lecture du poète des êtres à six pattes, Jean-Henri Fabre, infatigable observateur d’un monde de passion enfermé sous des cloches de métal. Qui traverse la Provence sans ses Souvenirs entomologiques (1) sous le bras n’a pas vu que le ciel se cache parfois à ses pieds. Parmi ses tableaux, précis et poétiques, on trouvera sa magistrale description de l’accouplement de la mante religieuse.

C’est un insecte, mais il est grand, pouvant atteindre jusqu’à 8 centimètres de longueur. Seul parmi les insectes, il peut faire pivoter sa tête, gracieuse et triangulaire, surmontée de deux yeux protubérants. Elle peut même accomplir un tour presque complet, jusqu’à 270 degrés. La mante religieuse reste de longues heures immobile, les deux pattes avant munies d’énormes pinces repliées, en une posture de prière. Celle-ci lui a valu son nom de mantis, en grec, qui signifie « le devin ». Les chrétiens y verront une attitude mystique et ajouteront son adjectif, la faisant « religieuse ». Du temps de Fabre, on la disait Prègo-Diéu en langue provençale, autrement dit « prie-Dieu ». Mais gare à celui qui s’y fie ! Ses bras ravisseurs sont capables de se détendre, tels des ressorts, à la vitesse de l’éclair, pour saisir le malheureux criquet égaré, qu’elle dévorera ensuite en quelques minutes, ne laissant que les ailes. Sa voracité lui vaut un autre de ses surnoms, celui de « tigre des herbes ».

Témoignage de Mantis mâle

C’est un jour d’août. J’apprécie la chaleur qui me fait dresser les antennes, qui gonfle mes liquides sous ma carapace. J’aime les grosses ! Je ne peux m’y soustraire. Oui ! Je suis attiré par elles comme par un aimant. C’est plus fort que moi. Je ressens une douleur dans l’abdomen, une insupportable tension qui ne s’apaise que lorsque je me mets en route. Quand je perçois la trace de l’une d’elles, je suis comme hypnotisé, conduit par une onde, un fluide. Je cueille çà et là des particules de son odeur et la suis comme un chien, à distance et sans bruit, pour ne pas me faire repérer. Ma couleur m’aide pour me dissimuler ; c’est celle de l’herbe brûlée et des brindilles séchées au soleil.

Mais je ne suis pas qu’un corps ; j’ai une tête aussi ! Je suis passionné de philosophie, surtout ces pensées d’abnégation, qui circulent entre nous, les jeunes mâles, lorsque nous nous croisons – de belles idées comme « Je n’existe que pour elle » ; ou bien : « Je donnerais ma vie pour qu’elle bénéficie d’un instant de bonheur »…

La voici ! Verte et mûre, l’abdomen gonflé, elle est énorme ! Ma tension est extrême, mais je ne fais pas un geste, pas un pas. Il ne faut pas qu’elle se doute de ma présence. Puis, très lentement, je fais le tour du bosquet. Je suis maintenant derrière elle, à peut-être 40 ou 50 centimètres. Elle se tient droite, parfaitement immobile pour percevoir le moindre mouvement de proies qui pourraient passer à sa portée. Et j’avance. Je ne peux pas dire… millimètre après millimètre. J’avance sur place. Ma tension est à son comble. Lorsque je ne suis plus qu’à 5 centimètres, je détends mes ailes et saute sur son dos. Et je la pénètre. Elle reste là, toujours immobile. Elle est belle. Elle me dépasse d’une bonne moitié. Ma douleur à l’abdomen devient intolérable. C’est alors qu’elle semble percevoir ma présence. Elle tourne la tête. Ses yeux plongent dans les miens. Et ses bras ravisseurs me tranchent la tête, comme ça, d’un seul coup. C’est alors que je ressens enfin un soulagement. Je me libère, je jouis. Dans mon corps pris de soubresauts, la sensation est extrême. Mon éjaculation se poursuit à l’infini, alors que ma tête détachée est déjà à moitié dévorée sous ses mandibules. Ce plaisir parfait ne dure pas très longtemps, le temps que le souvenir de la vie quitte le corps. Mais il est incomparable.

L’avis de l’enquêteur

Nous savions que la mante religieuse femelle dévore son mâle après l’accouplement. Dans ses minutieuses descriptions, Fabre attribuait cet étrange comportement à la faim insatiable de la femelle. D’autres ont par la suite prétendu que l’ovulation provoquait un besoin en protéines qui n’était satisfait que par la dévoration du mâle. Mais des recherches récentes ont montré que, chez certaines espèces de mantes religieuses, la présence d’un mécanisme inhibiteur situé dans la tête, dans un ganglion nerveux, empêchait le mâle d’expulser sa semence. La décapitation lui permet de se débarrasser de cette inhibition ; l’accouplement de ces mantes religieuses ne peut donc s’accomplir que par le corps d’un mâle sans tête. Cette notion selon laquelle l’inhibition sexuelle se trouverait dans la tête, la pulsion ne s’exprimant qu’après en être libéré, est, comme on le sait, un fantasme très répandu dans l’espèce humaine. Il se retrouve même dans certaines thèses psychanalytiques ; il n’est certainement pas absent de la théorie de Freud, jusque dans le concept de refoulement. Ce même fantasme trouve son expression dans des pratiques sexuelles d’étranglement destinées à accroître le plaisir.

Mais il n’est pas si récent. On en trouve les prémices dès l’antiquité biblique, dans ces étranges traditions reliées à la cueillette d’une racine de forme grossièrement humaine que l’on nomme mandragore. Cette plante, censée procurer à celui qui la possède pouvoir et fécondité, était arrachée de terre avec d’infinies précautions au cours de rituels complexes. Les plus recherchées étaient celles qui poussaient sous les gibets, car la mandragore serait fécondée, pensait-on alors, par le sperme des pendus. Là aussi, la séparation de la tête sous la brutale pression de la corde, produisait la fécondité la plus vigoureuse susceptible d’ensemencer jusqu’à la terre.

(1) Souvenirs entomologiques, par Jean-Henri Fabre. (Robert Laffont/Bouquins).

Par Tobie Nathan

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