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Quand j’étais bébé bulle…

Il y a dix ans, la thérapie génique permit à Armand, incapable de se défendre contre les microbes, de sortir de son cocon de plastique. Ses parents et lui ont reçu L’Express au moment où ce type de traitement, suspendu depuis 2002, va pouvoir reprendre.

Armand dans son berceau de plastique à la maternité; Armand dans les bras de ses grands-parents; Armand avec son frère aîné sur le canapé. Cette photo-là montre un poupon de 5 mois aux joues rebondies. Il fixe intensément l’objectif, derrière lequel on devine sa maman agitant les doigts dans les airs pour attirer son attention. A cet instant, son destin a déjà basculé, mais personne ne peut l’imaginer. « On voit à peine le premier bouton de varicelle, là, sur le front », remarque sa mère, scrutant chaque détail de la scène, comme si des indices avaient pu lui échapper.

Il lui en coûte, à Emmanuelle, de remonter le temps. Pudique, derrière des lunettes rondes d’écolière sage, elle parle un ton au-dessous. L’instant est solennel, en cette journée d’hiver, car c’est la première fois que la famille B. ouvre à des étrangers l’album de photos du cadet, maintenant âgé de 10 ans. Un gros volume recouvert de tissu, usé jusqu’à la corde. A l’époque, quand la varicelle d’Armand se déclare, Emmanuelle pense qu’il sera guéri au bout de deux semaines, comme l’aîné. Mais son état empire mystérieusement, au contraire. Il se retrouve bientôt à l’hôpital, entre la vie et la mort. L’explication tombe comme un couperet: son organisme est incapable de se défendre contre les microbes. Armand est atteint d’une maladie génétique extrêmement rare, le déficit immunitaire combiné sévère (Dics) lié au chromosome X. Embarqué sur-le-champ dans une ambulance, le bébé rallie le service spécialisé de l’hôpital Necker, à Paris. Emmanuelle tourne une nouvelle page de l’album et prévient, laconique: « J’espère que vous avez le coeur bien accroché. »

A l’air libre à neuf mois : »Enfin la quille ! »



Les photos suivantes sont prises à travers la bulle stérile, sorte de couveuse géante d’où Armand ne sortira pas quatre mois durant. Tout ce temps, ses parents, impuissants, en sont réduits à le mitrailler sous tous les angles. Mais l’enfant ne tourne plus la tête vers l’appareil, ne sourit plus. Le visage et le corps couverts de boutons, il regarde droit devant lui, absent au monde, retiré dans la souffrance. Le petit prisonnier livre un combat inégal contre la varicelle, qui l’empêche de manger, s’attaque à ses yeux, menace son cerveau. Le virus garde le dessus, jusqu’au moment où l’équipe du Pr Alain Fischer décide, en accord avec les parents d’Armand, de risquer la thérapie génique, une technique expérimentale consistant à corriger le gène défectueux. Et, miracle, l’enfant guérit. Armé de globules blancs tout neufs, il ressort à l’air libre pour ses 9 mois. Immortalisé dans l’album, l’événement est assorti d’un commentaire blagueur, « Enfin la quille ! ».

A ce jour, 20 « bébés bulles » seulement ont été soignés par cette méthode à travers le monde, dont la moitié en France. L’hôpital Necker recommence tout juste à la proposer. L’essai avait été suspendu, il y a huit ans, quand une leucémie s’était déclarée chez quatre des enfants traités. L’un d’eux était décédé de ce cancer du sang, un drame qui avait conduit les chercheurs à reprendre de zéro, ou presque, leurs travaux. Depuis, ils ont mis au point un procédé plus sûr (voir l’encadré), autorisé en décembre 2010 par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps). Entre-temps, la première génération de bébés bulles a grandi. Et elle se porte bien.

Assis devant son assiette pleine, les coudes sur la table, Armand, 10 ans, s’absorbe dans les aventures de Picsou en bande dessinée, au point d’en oublier de déjeuner. « Vite ! le presse sa mère. Je dois bientôt te ramener à l’école. » Dans sa classe de CM 2, Armand s’assoit toujours au premier rang. De la varicelle carabinée qui manqua de l’emporter, il a conservé des séquelles modérées au niveau de la vue et de l’audition. « Il travaille lentement, prend son temps, mais il arrive à ses fins », constate sereinement François, son père. Armand a marché tard, gardé longtemps les roulettes à l’arrière de son vélo. Il va à son rythme et ses parents n’en prennent pas ombrage. Tous deux vétérinaires de ville, ils ne bâtissent pas plus de plans de carrière pour Armand que pour son frère.

La maladie, « c’est ma maman qui me l’a donnée »

De grands yeux curieux, écarquillés derrière ses lunettes, Armand répond aux questions sans se démonter. Il sait qu’il a failli mourir. Car, dans sa famille, on ne chuchote pas de secrets dans le dos des enfants. Il peut même dire d’où vient sa maladie : « C’est ma maman qui me l’a donnée. » De l’autre côté de la table, Emmanuelle accuse le coup, stupéfaite : « Mais non… » Son scientifique de mari vole à son secours, expliquant que c’est à la fois vrai… et faux. Dans le Dics lié au chromosome X, les femmes sont des porteurs « sains » de l’anomalie génétique. Elles ne tombent pas malades, mais elles peuvent transmettre le gène altéré à leur descendance. Les garçons, eux, « expriment » ce gène. En d’autres termes, la maladie se manifeste chez eux. Quand cette pathologie a été suspectée chez Armand, les médecins ont effectué des prises de sang sur le bébé et sur sa mère, afin de rechercher l’anomalie génétique. Résultat positif pour lui et… négatif pour elle! Pourtant, Emmanuelle a forcément « donné » cette maladie à son fils, puisque l’altération se situe sur le chromosome X, hérité de la mère. Conclusion: la mutation s’est produite lors de la formation de l’ovule. Un défaut de fabrication, en quelque sorte.

Grâce à la thérapie génique, l’organisme d’Armand fonctionne désormais avec des cellules corrigées de leur anomalie. Mais le génome de l’enfant, son « programme » d’origine, n’a pas été modifié. Que se passera-t-il si, une fois adulte, il décide à son tour de fonder une famille ? Ses parents ne sont pas inquiets. Calés en biologie, ils connaissent les lois de l’hérédité sur le bout des doigts. Armand transmettra la mutation à ses filles, s’il en a, mais celles-ci ne seront pas malades. Seuls ses petits-fils pourraient se retrouver, comme lui, dans une bulle stérile. « Et d’ici là, la médecine aura probablement progressé », parie son père.

Sur l’agenda d’Armand : catéchisme, poterie, perfusion…

La suite n’est pas écrite, ni pour Armand ni pour ses alter ego. Ses parents, en tout cas, ont choisi de ne pas l’élever dans du coton. « Il va chez les uns, chez les autres, témoigne Emmanuelle. Nous ne vivons pas dans la peur des microbes. » Ils savent, aussi, que le risque de leucémie ne peut pas être définitivement écarté, même si la menace s’éloigne avec les années. « On connaît le danger, affirme François. Mais on n’y pense pas. » Et Emmanuelle d’ajouter, en écho: « Il faut garder son énergie pour son enfant. »

Quand Armand retournera à l’hôpital Necker pour sa prochaine visite de routine, le service accueillera sans doute un ou plusieurs bébés pour un traitement par thérapie génique. Emmanuelle juge « formidable » la reprise de l’essai. Elle se rappelle, comme si c’était hier, de ce jour où « Marina et Salima [NDLR : les Prs Marina Cavazzana-Calvo et Salima Hacein-Bey-Abina] » sont entrées en grande procession dans la pièce abritant la bulle d’Armand. Une infirmière portait dans ses mains l’objet sacré, une petite poche remplie d’un liquide transparent comme de l’eau. A l’intérieur, les cellules de moelle osseuse d’Armand dont le gène défectueux venait d’être réparé en laboratoire. « Tant de science dans un rectangle grand comme ça [elle écarte le pouce et l’index]! » s’extasie Emmanuelle. L’infirmière a suspendu la poche sur un pied. Puis elle a glissé ses mains dans les gants traversant la paroi de la bulle, a caressé la tête du bébé, avant de brancher le tuyau au cathéter scotché sur sa poitrine. Assise à côté de la bulle, Emmanuelle a regardé s’écouler le contenu pendant dix minutes, jusqu’à la dernière goutte. « Armand va être sauvé, priait-elle en son for intérieur. Et sinon, nous aurons fait notre possible. » Demain, d’autres parents vivront ces mêmes instants, traversés eux aussi par des angoisses vertigineuses et des espoirs fulgurants.

Par Estelle Saget, L’Express.fr

Thérapie génique, une nouvelle chance

Le Pr Alain Fischer a reçu, en décembre 2010, l’autorisation de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), pour inclure cinq bébés bulles dans un nouvel essai de thérapie génique, comme il le révèle en exclusivité à L’Express. Il n’attend plus, pour démarrer, qu’un cas de Dics lié à l’X – déficit immunitaire très rare – lui soit adressé, de France ou de l’étranger. Une chance supplémentaire offerte à des enfants extrêmement vulnérables pour qui les soins constituent, chaque fois, une urgence et une gageure. En recourant au seul traitement alternatif existant, la greffe de moelle osseuse, le taux de survie n’atteint en effet que 70 % si aucun frère ou soeur n’est un donneur compatible.

La reprise de l’expérimentation constitue aussi une seconde chance pour la thérapie génique, parfois critiquée pour avoir engendré davantage de promesses que de résultats. De fait, l’équipe Inserm de l’hôpital Necker a revu sa copie et modifié la technique d’insertion du gène déficient, afin que celle-ci ne provoque plus de cancers chez les patients. « Le nouveau vecteur est issu d’un virus de la souris, comme le précédent, mais nous lui avons enlevé une séquence aux extrémités pour éviter qu’il n’active des oncogènes », explique le Pr Fischer. La thérapie génique peut quand même s’enorgueillir de succès enregistrés, l’an dernier, dans d’autres pathologies. Un jeune homme d’une vingtaine d’années, un cuisinier parisien, a pu être soigné de la béta-thalassémie, une maladie génétique fréquente provoquant une grave anémie, et trois patients, de l’adrénoleucodystrophie, une affection neurodégénérative.

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