Neandertal, dont la longévité s'est étalée sur quelque 350 000 ans, fut véritablement le premier Européen. Pendant 50 000 ans, il cotoya également Sapiens. © BELGAIMAGE

Neandertal, l’homme qui domina l’Europe

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

La préhistorienne réputée Marylène Patou-Mathis publie un dictionnaire sur notre lointain cousin, Neandertal de A à Z. Apparu il y a quelque 350 000 ans, l’hominidé, loin d’être un primitif, se révèle artisan doué, chasseur émérite, sociable et animé de pensées symboliques. Récit d’un surprenant retour en grâce.

Pauvre gars ! Pendant longtemps, on a fait de lui un rustre, un lourdaud, un charognard dénué de l’usage de la parole, de spiritualité, de raffinement, de technicité, d’art. C’est d’accord, avec son espèce de chignon osseux à l’arrière du crâne, son front bas, son menton fuyant et de gros bourrelets au-dessus des orbites qui forment comme une visière au-dessus des yeux, il n’a rien d’un Apollon.  » Jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle, Neandertal aura été victime d’une sorte de racisme, lié probablement aux constructions mentales qui avaient alors cours « , écrit Marylène Patou-Mathis, directrice de recherche au CNRS, rattachée au département préhistoire au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris. Comme l’explique la préhistorienne, lors de la découverte d’un squelette incomplet exhumé en 1856 près de Bonn (Allemagne),  » on ne pouvait pas imaginer qu’on avait des ancêtres. A l’époque, c’est la « théorie du déluge » : les scientifiques font se succéder des apparitions et disparitions soudaines d’êtres et d’animaux, mais ils ne peuvent concevoir que les espèces évoluent. Donc, déjà, on le traitait d’homme moderne, malformé, simiesque, bestial… Un délit de sale gueule.  »

Un arrière-crâne développé lui permettait d'avoir un cerveau plus gros que le nôtre : jusqu'à 1 750 cm3 en moyenne.
Un arrière-crâne développé lui permettait d’avoir un cerveau plus gros que le nôtre : jusqu’à 1 750 cm3 en moyenne.© NICOLAS KRIEF

Sur plus de 600 pages, l’experte recense ainsi toutes les connaissances mises à jour sur l’hominidé. Une série de découvertes, engagées depuis les années 1980 et surtout celles de ces dix dernières années, vient bouleverser des conceptions jusqu’ici figées. Résultat : Neandertal ne mérite aucunement le mépris que lui vaut l’inévitable comparaison avec son rival plus  » classieux « , Homo sapiens. Les nombreux faits archéologiques – des outils silex, des os d’animaux, des squelettes humains – et les technologies les plus sophistiquées – génétique, scanners, modélisation informatique, analyse isotopique… – permettent désormais de dresser de lui un portrait fiable.

Dès - 141 000 ans, Neandertal enterre ses défunts, preuve de son sens de l'empathie et du développement de pensées métaphysiques.
Dès – 141 000 ans, Neandertal enterre ses défunts, preuve de son sens de l’empathie et du développement de pensées métaphysiques.© GILLES TOSELLO

Des talents multiples

Ce premier Européen a colonisé un vaste territoire, de l’Eurasie continentale (de l’Angleterre à l’Ouzbékistan) au Proche-Orient. Un parcours plein d’imprévus puisque son espèce réchappe à deux glaciations et à deux périodes de réchauffement. Il a, c’est vrai, la vie dure, ce petit trapu – entre 164 et 168 centimètres et 72 kilos en moyenne. Il doit, on l’a dit, affronter des climats rigoureux et très secs. Mais, contrairement à un mythe, il n’a pas connu que le froid. Sa longue présence (il a vécu plus de 350 000 ans) est marquée par une alternance de phases glaciaires et interglaciaires. Les premières se traduisent par un paysage aride, avec quelques bosquets et de vastes steppes graminées ; les secondes, plus tempérées, voient la forêt gagner du terrain.  » Les Néandertaliens ont vécu dans différents milieux et sous des climats changeants, souligne Marylène Patou-Mathis. Une telle longévité atteste à elle seule de leurs capacités d’adaptation et de leur savoir-faire.  »

On le connaît aujourd’hui de la tête aux pieds. Sa morphologie s’apparente à celle d’un lutteur fondu de culturisme : très massif et musclé, son organisme est aussi extrêmement gourmand en énergie. Neandertal doit engloutir près de 5 000 kilocalories par jour, soit l’équivalent de ce que brûle un coureur du Tour de France sur une étape de montagne ! Son cerveau est plus volumineux que le nôtre et sans doute parlait-il, du moins le pouvait-il morphologiquement, étant donné son palais creux, son os hyoïde moderne, son système auriculaire, ainsi que la présence des aires cérébrales associées au langage.

D’autant que tout ce qu’il réalise ne peut se faire sans certaines capacités cognitives et sans communication. Et l’auteur d’énumérer ses multiples talents. Il sait parfaitement travailler de ses mains. Durant son ère, les arts lithiques (taille de la pierre) et mobilier (objets de parure) atteignent ainsi un haut degré de sophistication, au point que le bonhomme développe deux cultures (dites  » moustérienne  » et  » châtelperronienne « ). Racloirs, bifaces, éclats, pointes et lames en pierre ; lissoirs et retouchoirs en os… : son habileté à fabriquer des armes et des outils n’aurait pas été si limitée. De même, le débitage sophistiqué des lames de silex qu’il pratiquait ne peut pas se transmettre par un simple copiage. Il aurait même fait évoluer ses procédés avant que les hommes modernes ne débarquent en Europe, alors qu’on estimait jusqu’à récemment qu’il s’était contenté de singer Sapiens.

Habile artisan, il maîtrisait la taille des roches dures et pouvait mettre au point des armes - dont des lances à pointe de pierre - rudimentaires.
Habile artisan, il maîtrisait la taille des roches dures et pouvait mettre au point des armes – dont des lances à pointe de pierre – rudimentaires.© ELISE CHIARI/BELGAIMAGE

Au paléolithique supérieur, la taille des outils et des armes ne constitue pas l’unique signe de modernité développé par Neandertal. Autres signes d’une évolution avancée : lui aussi enterre ses défunts et ce, dès – 141 000 ans, démontrant ainsi son sens de l’empathie et le développement de pensées métaphysiques. Des Néandertaliens ont même enterré des foetus et des nouveau-nés.  » Ils avaient donc conscience de la valeur d’une vie humaine, même non parvenue à terme ou ayant vécu peu de temps « , note la spécialiste. Lui aussi utilise certaines plantes médicinales, comme le prouve les microrésidus contenus dans le tartre dentaire, telles que l’achillée millefeuille et la camomille. Mieux : il se montre secourable avec les faibles, si l’on compte les fossiles d’handicapés et de malades qui n’auraient pu survivre sans aide d’autrui. Des fouilles ont fait émerger des restes d’individus blessés et, dans la grande majorité des cas, les contusions et les fractures présentent des signes de cicatrisation et de consolidation plus ou moins complets.  » Ce qui atteste que Neandertal prenait soin de ses blessés et de ses malades et qu’il possédait des notions médicales et de pharmacopée.  »

Marylène Pathou-Mathis, préhistorienne et auteure de Neandertal de A à Z.
Marylène Pathou-Mathis, préhistorienne et auteure de Neandertal de A à Z.© STEPHANE DE SAKUTIN/BELGAIMAGE

Son espèce a également développé l’art de la parure (des bijoux travaillés), élaborée à partir de coquillages, pierres, dents, bois et os d’animaux, de plumes de certains oiseaux et de serres de grands rapaces diurnes. Neandertal, enfin, était peut-être artiste. Certains jugent qu’il avait commencé à faire des peintures à travers certaines figurations (traits, points), à l’instar de la gravure découverte en septembre 2014 dans la grotte de Gorham (Gibraltar), située à flanc de falaise, face à la Méditerranée : des lignes horizontales et verticales creusées dans la paroi, voilà 39 000 ans. D’autres, plus nombreux, estiment que l’art pariétal ainsi que l’art mobilier demeurent l’apanage de l’homme moderne. Sur le terrain, toutefois, les spécialistes disposent, jusqu’ici, de peu d’éléments.  » Des traces de pigments, des godets d’ocre, avec parfois du matériel de broyage, ont été trouvés en petite quantité. A quoi servaient-ils ? A peindre ? A se tatouer ? Faute de preuves archéologiques supplémentaires, nous n’avons pas de données solides pour l’affirmer.  » Pour le reste, il serait hasardeux de conclure à la présence d’un art pariétal. Marylène Patou-Mathis préconise toutefois l’ouverture d’esprit et rappelle que lors de la découverte des premières grottes ornées, on pensait que l’homme préhistorique en était incapable.  » Refuser la possibilité que les Néandertaliens aient eu une pensée symbolique et des aspirations esthétiques, c’est sous-entendre qu’ils n’avaient pas de comportements autres que ceux liés à leur subsistance.  » Neandertal est évidemment un nomade. Il vit au rythme des deux grandes saisons (été et hiver) et revient souvent s’installer aux mêmes endroits. Mais il ne voyage pas uniquement pour se nourrir. Les rencontres et les échanges avec les voisins lui importent aussi.

La mise au jour du site de Poitiers, en France, a permis de reconstituer un habitat, protégé par un coupe-vent, des Néandertaliens.
La mise au jour du site de Poitiers, en France, a permis de reconstituer un habitat, protégé par un coupe-vent, des Néandertaliens.© PASCALE GALIBERT-INRAP

On sait, depuis peu, qu’il a côtoyé Sapiens. C’était autour de – 135 000, au Proche-Orient. La cohabitation a duré plus de 50 000 ans et donne lieu à des idylles temporaires. Puis, plus tard, toujours au Proche-Orient mais aussi dans les Balkans, en Europe centrale et orientale, les deux populations se sont à nouveau croisées entre – 60 000 et – 43 000 ans. La génétique a récemment démontré que les deux espèces s’étaient mêlées, au point que les Eurasiatiques actuels portent dans leur ADN quelques pourcents d’ADN néandertalien (2 à 4 %).

Sapiens et Neandertal se sont certes rencontrés, mais ils n’ont cohabité que quelques siècles sur notre continent, et dans certaines régions, sur de petits territoires. Les croisements sont donc restés plus que restreints. Moult théories, d’ailleurs, ont été échafaudées sur leurs rencontres qui, comme au Far West, n’auraient pu se terminer que par un duel fatal. Il n’en a rien été. Tout simplement parce qu’il n’y a pas eu d’extermination massive menée par des hordes d' » Attila-Sapiens  » – il n’existe aucune trace de massacre. Les chercheurs ont désormais une vision plus paisible de ce face-à-face. Et pour cause. Nombre de clans de Sapiens et de Néandertaliens ont tout à fait pu ne jamais se rencontrer, notamment en Europe. D’autant qu’ils ne représentaient que quelques dizaines de milliers d’individus éparpillés sur de grands espaces. D’autres ont pu s’apercevoir, tout en restant à distance, selon une technique d’évitement conduite par les Néandertaliens.

Réhabilitation

Neandertal de A à Z, par Marylène Patou-Mathis, Allary Editions, 620 p.
Neandertal de A à Z, par Marylène Patou-Mathis, Allary Editions, 620 p.

La grande question qui demeure alors : comment cet humain, présenté comme le premier Européen, ayant vécu au moins 350 000 ans, a-t-il pu disparaître à l’arrivée d’ Homo sapiens ? Le mystère de sa disparition continue d’intriguer les scientifiques. L’hypothèse d’une mauvaise adaptation aux variations climatiques ne tient pas : cela aurait autant, voire plus, affecté Sapiens à peine sorti d’Afrique qu’un Neandertal qui évoluait en Europe depuis des centaines de milliers d’années. Son régime alimentaire, longtemps réputé presque exclusivement carné, n’est pas en cause non plus. Bien sûr, il est, à l’occasion, un peu cannibale, mais ni plus ni moins que certains de ses successeurs plus sophistiqués. Mais, tout comme l’espèce sapiens, il est, dès le début, capable d’exploiter une large gamme de ressources, tant animales que végétales, et maîtrise très bien les techniques de chasse, traquant petit et gros gibier. Un tableau conforté en 2010 par des analyses effectuées sur sept dents appartenant à trois squelettes néandertaliens retrouvés sur deux sites éloignés. Ces dents sont couvertes de tartre et ces dépôts calcifiés sont de très efficaces pièges à particules alimentaires microscopiques, parfaitement conservées. De minuscules fragments de ces plaques dentaires ont été prélevés, passés dans une microcentrifugeuse et examinés au microscope. Résultat : ils recèlent des grains d’amidon et des phytolithes (microfossiles végétaux) provenant de différentes plantes, graines et fruits. On y trouve notamment des résidus de dattes, de noix, de légumineuses, de graminées sauvages, ainsi que de rhizomes (partie souterraine de la tige) de nénuphars. Mieux encore, beaucoup de ces résidus ont subi des transformations dues à une cuisson. Pour Marylène Patou-Mathis, ce n’est pas une surprise. Il est clair que Neandertal faisait preuve de  » sophistication  » dans son régime et  » consacrait du temps et de l’énergie à préparer des aliments à base de végétaux, pour les rendre plus comestibles et améliorer leurs qualités nutritionnelles « .

Une bribe du mystère pourrait tenir à la démographie : Neandertal était en bout de course. Peu nombreux, hypermobiles, victimes d’une mortalité infantile et féminine importante, ses représentants souffraient de consanguinité. La densité démographique de l’espèce était insuffisante pour résister à une mobilité accrue. La mortalité s’est alors accentuée et, en quelques générations, la chute démographique a eu raison des dernières tribus.

Le  » primitif  » a ainsi gagné en prestige au fur et à mesure des publications scientifiques. Le fait de montrer que Neandertal a eu des enfants avec des hommes modernes a sans doute participé à améliorer son image. Une réhabilitation justifiée mais quelque peu excessive. Au point de pousser le bouchon en faisant du bonhomme un bon sauvage écolo et pacifique, eu égard à ses rapports avec la nature et à ses comportements supposés pacifistes et respectueux envers les animaux.  » Il y a un rejet de Sapiens et de ce qu’on est devenu « , analyse Marylène Patou-Mathis. Or, Neandertal était simplement différent de nous, ni inférieur, ni supérieur.  »

Jusqu’au 7 janvier 2019 se tient au Musée de l’homme, à Paris, Neandertal, l’expo, dont Marylène Patou-Mathis est la commissaire scientifique. www.museedelhomme.fr

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