Le Colosse de Dali. © DR

Le Colosse éphémère

Le Vif

En 292 av. J.-C., ayant résisté à un an de siège, les Rhodiens élèvent une statue géante à leur dieu protecteur, Hélios. Son existence fut brève. Mais sa mémoire perdurera et le Colosse fera une célèbre émule : la statue de la Liberté.

Une tête de 4,40 m de hauteur d’où jaillissent sept rayons dont le plus grand mesure 3,50 m et pèse 74 kg ; un oeil de 0,65 m et un nez de 1,12 m ; un index de 2,45 m et de 1,44 m de circonférence à la seconde phalange… Telles sont quelques-unes des mensurations hors normes de la statue de la Liberté, postée depuis 1886 à l’entrée de la rade de New York. Que le sculpteur français Auguste Bartholdi (1834-1904), l’inventeur de cette femme brandissant un flambeau et affichant 254 tonnes, ait voulu adjoindre une « Merveille » au septuor canonique, tombe sous le sens. Nul doute non plus que le souvenir de l’Apollon élevé jadis à Rhodes ait servi de référence explicite au Colmarien, non moins fasciné par le phare d’Alexandrie 1 et les pyramides qu’il avait photographiées lors d’un voyage d’études en Egypte dans les années 1850, et qui lui avaient inoculé le virus du volume et du gigantisme.

Géants de marbre et de bronze

Pour preuve, l’un des tomes de la Bibliothèque des Merveilles édité en 1876 par la librairie Hachette et intitulé Les Colosses anciens et modernes. « C’est, pour faire court, explique Régis Hueber, conservateur du musée Bartholdi à Colmar, un précis d’histoire de la sculpture colossale à travers les âges (Antiquité-xixe siècle) et les cinq continents, rehaussé de 53 gravures visualisant les plus célèbres des monuments anciens « qui n’existent plus [ou] que la distance rend inaccessibles », de même que les plus remarquables des « géants de marbre et de bronze » modernes ». Le tout signé d’un certain E. Lesbazeilles et se terminant par la description de Lady Liberty, alors en chantier. Où l’auteur révèle qu’elle  » égalera la taille présumée du fameux Colosse de Rhodes que l’on pensait devoir rester à jamais sans rival ».

Le Colosse éphémère
© Reuters

Lesbazeilles a-t-il noirci seul ces lignes ? Non, répond catégoriquement l’historien Pierre Provoyeur : « Bartholdi était derrière lui et lui a soufflé des morceaux entiers du livre 2. La date même de la parution de l’ouvrage (1876), en plein lancement de la campagne de souscription pour la statue de la Liberté, montre à quel point il dut être, dans l’esprit de Bartholdi, un élément de propagande pour son £uvre. En concluant précisément sur cette entreprise, son but apparaît clairement : la replacer dans une logique historique dont elle est l’aboutissement. » Et démontrer, dans la foulée, que l’héritier d’une lignée de sculpteurs férus d’art colossal était capable d’égaler ses devanciers et de révolutionner une glorieuse tradition. Remise au goût du jour au xixe siècle sous l’impulsion du néo-classicisme, comme elle l’avait été à la Renaissance (où Michel-Ange, qui fascinait Bartholdi, conçut notamment un David monumental pour les Médicis, et où Léonard de Vinci plancha sur une immense statue équestre en bronze de François Sforza, un projet resté inachevé), la statuaire de grande taille plonge ses racines en Egypte et jalonne l’histoire des civilisations antiques.

Productions colossales

Ses productions les plus connues dans le monde gréco-latin ? Les statues chryséléphantines (un assemblage de plaques d’or et d’ivoire) de Phidias, le Jupiter olympien et la Minerve du Parthénon… Sans oublier le Néron de quelque 35 mètres érigé par le sculpteur grec Zénodore près du Colisée, après l’incendie de Rome en – 64, comme celui conçu par le même artiste en l’honneur de Mercure, au sommet du Puy-de-Dôme. Et naturellement, le Colosse de Rhodes…

Voilà beau temps que plus aucun historien ne soutient que l’Apollon géant trônait les pieds posés sur l’extrémité de deux jetées et « voyait passer entre ses jambes de petites barques assez mal pontées » 3. Impossible, de fait, pour de simples raisons d' »ingénierie », de l’imaginer dans cette posture athlétique, sachant que son armature était constituée pour l’essentiel d’un amoncellement de blocs de pierre forcément vertical, ce qui suppose qu’il se situait ailleurs, pieds joints ou presque.

Mais plantons d’abord le décor. 305 av. J.-C. La guerre rôde en Méditerranée. Rhodes refuse d’attaquer l’Egypte de Ptolémée Sôter, malgré les injonctions d’Antigonos Monophtalmos qui contrôle la quasi-totalité de l’Asie Mineure. Les Rhodiens vont entendre parler de lui. Ou plutôt de son fils, Démétrios Ier Poliorcète. Lequel, à la tête d’une armada de 350 navires, assiège le caillou rebelle et fait parler sa botte secrète : l' »hélépole » (la « preneuse de villes »), une tour d’assaut de 40 m montée sur 8 roues cerclées de fer. Juchés au sommet du monstre ignifugé, les assaillants déversent une grêle de flèches et de boulets sur la ville, des mois durant. Mais rien n’y fait. Démétrios, bredouille, rembarque au bout d’un an.

Et Rhodes décide de « recycler » le matériel de guerre abandonné sur place pour élever une statue à son protecteur : Hélios, le dieu du Soleil. La tâche échoit à Charès de Lindos, un élève de Lysippe, le sculpteur officiel d’Alexandre le Grand. L’impétrant voit grand et entend, selon toute vraisemblance, « battre » le Zeus en bronze, haut de 18 m, réalisé à Tarente par son maître. Pourquoi le choix de ce métal ? Parce qu’on sait le faire couler depuis au moins le iiie millénaire (il faudra attendre les hauts fourneaux du xviiie siècle pour apprendre à liquéfier le fer…). Il fut un temps où 1 000 statues de bronze ornaient le seul sanctuaire de Delphes. Et, assurent certaines plumes, les villes de la Méditerranée orientale, à l’époque de la construction du Colosse, en hébergeaient 20 000.

Foi de Pline l’Ancien et de Philon, la splendeur des Rhodiens aurait affiché 70 coudées (31,08 m), tandis qu’un chroniqueur byzantin, Michel le Syrien, le gratifie de 107 pieds (31,67 m). Tour de poitrine, sous toutes réserves : 18 m. Et avec ça, des cuisses de 3,50 m et des chevilles de 1,60 m. Douze ans, dixit Pline, seront nécessaires pour achever le projet. Souci numéro un de son concepteur : faire que son £uvre ne s’effondre pas comme un soufflet quand Eole se déchaîne. Pour alléger au maximum la force qui s’exercera sur la carcasse métallique, Charès, révèle Philon, prévoit un noyau central constitué de pierres liées entre elles par des armatures de fer, cette tour grimpant jusqu’aux épaules. Pour la maintenir bien droite, des béquilles métalliques (d’un seul tenant jusqu’aux rotules) enserrent-elles ladite colonne et s’enfoncent-elles dans le sol où elles s’évasent, pour mieux renforcer leur étreinte à la hauteur des mollets et des genoux ? Peut-être. Et une lance fichée dans le socle de marbre et tenue par le Colosse renforce-t-elle la fermeté de la structure ? L’hypothèse tient la route…

Un indice de marbre

Sur le plan de l’habillage (façon de parler puisque Hélios s’offrait vraisemblablement à la vue des équipages dans le plus simple appareil), difficile, là encore, de se faire une idée exacte du procédé choisi par Charès pour vêtir son chef-d’oeuvre de métal. Toujours est-il, indique Philon, que 500 talents de bronze (environ 13 tonnes) furent mobilisés. Les forgerons du chantier ont-ils façonné et martelé à la main, pièce après pièce, les multiples tôles de bronze vouées à dessiner l’anatomie du beau gosse de Rhodes ? Possible. À moins que le métal ait été fondu sur place. Ce qui suppose que chaque morceau de la statue ait d’abord été modelé en cire, grandeur nature, puis recouvert d’une double coque en argile.

Le métal, porté à son point de fusion, aurait été versé entre les parois de ce moule. Lequel, sitôt le mercure redescendu, aurait été brisé, et le bronze (relié aux traverses de l’armature par des goujons piégés dans le métal après son refroidissement) dégagé, ciselé et poli. La même opération se reproduisant au fur et à mesure de l’avancée du chantier. Quoi qu’il en soit, l’une et l’autre solution supposent qu’une colline de terre, stabilisée par un échafaudage en bois, ait été progressivement élevée pour permettre aux ouvriers de travailler « en hauteur ».

Demeure une énigme : où se trouvait la sculpture ? Aucune source antique ne glosant sur ce point, les historiens en sont réduits aux conjectures. Sachant que, dans nombre de cités antiques, les sanctuaires logeaient dans les quartiers les plus haut perchés, d’aucuns, sans preuve formelle, jureraient qu’Hélios avait élu domicile sur le sommet de la colline dominant le port (soit sur l’emplacement du château des hospitaliers de Saint-Jean, construit au xive siècle), surplombant ainsi tout l’archipel et servant d’amer aux marins. Autre solution : le positionner à la pointe du môle qui sépare le port de Mandraki du port de commerce, et qui porte encore la forteresse de Saint-Nicolas, bâtie en 1464. « Le massif supportant le fort est constitué d’un îlot rocheux aménagé et maçonné, opportunément relié à la terre par la jetée, et de dimensions telles qu’il apparaît comme parfaitement apte à avoir reçu la statue d’Hélios », assure l’archéologue et architecte Jean-Pierre Adam. Mieux : « Un bloc de marbre dont le parement se présente en arc de cercle a été retrouvé. Si l’on restitue l’édifice circulaire d’où provient cette pierre, on trouve un cercle de 17 m de diamètre. Or, le diamètre de la tour Saint-Nicolas, construite en bloc de plus modestes dimensions que ce seuil de 1,90 m de long, est très voisin de 17 m. Il est donc à peu près assuré que la tour a été bâtie sur les vestiges d’un monument antique dont ce bloc de marbre est un des éléments du parement. Et quelle autre construction de cette dimension aurait-t-elle pu se dresser en cet endroit, si ce n’est le Colosse, érigé sur un podium circulaire ? » Troublant.

Comment expliquer que les Arabes, en 653, aient pu charger les reliefs métalliques de la Merveille sur plusieurs centaines de chameaux ? Si le Colosse avait trôné sur un môle, au bord de la mer, le tremblement de terre qui le fit chanceler en – 225 ne l’aurait-il pas obligatoirement précipité dans l’eau, membra disjecta, comme le phare d’Alexandrie ? « Rien ne prouve que la digue, refaite moult et moult fois au cours des siècles, n’était pas plus large autrefois, répond Jean-Pierre Adam. Si l’on démolissait la jetée actuelle, peut-être trouverait-on des blocs antiques dessous… Et puis plonger à quelques mètres de profondeur pour récupérer de précieuses tonnes de bronze n’est pas un exploit surhumain… »

1. Barholdi réalisa une maquette en terre cuite d’un phare monumental de 43 m, baptisé L’Egypte apportant la lumière à l’Asie (ou L’Egypte éclairant l’Orient) ,et destiné à être placé à l’entrée du canal de Suez. Le khédive Ismaïl Pacha ne donna pas suite au projet.

2. Catalogue publié à l’occasion de l’exposition du centenaire de la statuede la Liberté. Ed. Musée des Arts décoratifs/Sélection du Reader’s Digest, 200.

3. Discours prononcé le 6 novembre 1875 par Edouard Laboulaye.

Philippe Testard-Vaillant

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