Mahomet et Jésus, vision d'Isaïe. Vestiges des siècles passés manuscrit, 9e siècle de l'hégire, Iran (XVIe) © François Catonné/Archipel 3

Contre-enquête sur les derniers jours du Prophète de l’islam

Le Vif

Hela Ouardi est professeur à l’Institut supérieur des sciences humaines de l’université de Tunis El Manar. Elle a réalisé une étude fouillée des sources de la Tradition musulmane, qui apporte un éclairage inédit sur les derniers jours de Mahomet. Le journal Le Monde l’a interviewée pour la sortie de son ouvrage intitulé « Les derniers jours de Muhammad ».

L’historienne Hela Ouardi, aussi membre associé du Laboratoire d’études sur les monothéismes du CNRS, détaille dans son ouvrage les derniers jours de Mahomet, le prophète de l’Islam. Afin de restituer au mieux les faits à travers cette enquête minutieuse, elle s’est basée sur des milliers de pages. Et parmi elles, le Coran et ses multiples exégèses ainsi que les livres les plus anciens de la Tradition musulmane (sunnite et chiite), les recueils d’hadiths du Prophète, les différents récits biographiques écrits sur lui et ses compagnons ainsi que les chroniques historiques comme celle, majeure, de Tabarî (IXe – Xe siècle), explique-t-elle dans une interview au long court publiée par le journal Le Monde.

Dans le quotidien français, elle avance que « Mahomet a manifestement beaucoup souffert durant les derniers mois de sa vie. Il ne s’agissait pas seulement de la douleur physique due à la maladie qui lui a été fatale. Quand on examine les ouvrages de la Tradition, on constate que l’homme était dans une situation d’abattement psychologique, fruit d’une crise politique profonde qui menaçait son autorité. »

L’objectif avoué de son étude approfondie est « de rendre le Prophète de l’islam à son humanité, à laquelle renvoie explicitement le Coran dans les sourates 18 et 41 ». « Pour ce faire, j’ai tenté de mettre en évidence l’aspect tragique qui caractérise la fin de son existence et qui donne au personnage une dimension esthétique sublime, comparable à celle des héros de la tragédie grecque« , explique Hela Ouardi.

A la question de savoir à quoi était due cette crise existentielle ? L’historienne tente de remettre les faits de l’époque en perspective. « On a coutume de dire qu’à la fin de sa vie le Prophète avait pacifié l’Arabie, réduit la turbulence des tribus arabes et qu’il avait entamé la marche victorieuse en dehors de son territoire. En réalité, peu avant sa mort, il venait d’essuyer deux défaites face aux armées chrétiennes de l’Empire byzantin. Il fut l’objet de tentatives d’assassinat, probablement de la part de certains de ses plus proches compagnons, et il dut faire face à l’émergence de « faux prophètes » appelant les tribus à la sédition. »

Le prophète a aussi dû affronter la perte tragique de son fils Ibrahim, décédé quelques mois avant lui. Les plus importantes autorités de la Tradition rapportent ainsi que le Prophète se plaignait souvent d’être « accablé, affligé« .

Le moment fondateur d’une religion

Les derniers jours de Mahomet semblent donc avoir un relent de « fin de règne » où tous les coups sont permis pour lui succéder. Ce sont notamment ses compagnons, deux futurs premiers califes, Abou Bakr et Omar, qui feront montre d’un certain machiavélisme à son égard. L’historienne raconte : « Quand celui-ci décide, le jeudi qui précède sa mort, de dicter son testament, Omar l’en empêche en disant : « l’envoyé de Dieu délire ». Elle ajoute : « D’ailleurs, ce n’est pas la seule fois où le Prophète à l’article de la mort apparaît malmené par son entourage ».

Hela Ouardi se dit étonnée de ces scènes « compromettantes » pour la mémoire d’Abou Bakr et Omar qui ont été rapportées par la tradition sunnite pourtant si favorable à ces deux figures. « Voilà qui déconstruit la vision mythique d’un ‘âge d’or’ de l’islam et de ses ‘pieux ancêtres’ auxquels se réfèrent aujourd’hui les salafistes », commente-t-elle.

L’ouvrage apporte un éclairage inédit sur la mort du prophète qui est aussi le moment fondateur d’une religion qui, désormais sans son Prophète, a été confrontée à l’épreuve de sa propre survie. « Les sources musulmanes soulignent en effet le caractère eschatologique de la mission du Prophète qui affirmait être venu annoncer la fin du monde. Après sa mort, certains de ses adeptes ont été pris de panique, croyant l’apocalypse imminente. Mais comme l’apocalypse n’a pas eu lieu, il fallait y remédier, sinon l’islam annonciateur de la fin des temps et le message du Prophète aurait pu voir leur crédibilité compromise.« 

Résumant : « En somme, au-delà de l’autorité du Maître disparu, l’islam devait se réinventer ou peut-être même s’inventer. C’est là qu’on mesure le rôle décisif d’Abou Bakr et Omar. En créant le califat qui allait durer plusieurs siècles, ils ont donné un avenir à ce qui était au départ une doctrine de la fin des temps.« 

Deux récits antinomiques

En instituant le prétendu Etat islamique (Daech), Abou Bakr Al-Baghdadi, son calife autoproclamé, chercherait de la sorte à répéter les origines tragiques de cette histoire. « Cette volonté manifestée par Daech de répéter l’histoire en revenant à l’origine est d’autant plus dangereuse qu’elle est incohérente, car elle investit deux récits antagoniques », commente l’historienne au Monde. « Elle s’inscrit d’une part dans la dimension eschatologique de la prédication initiale de Mahomet. La littérature djihadiste actuelle est en effet truffée d’hadiths du Prophète annonçant l’imminence de la fin des temps qui doit advenir en Syrie, ‘terre du jugement dernier’. On est là dans la perspective de la ‘fin de l’Histoire’. D’autre part et paradoxalement, Daech fonde un califat, c’est-à-dire qu’il réactualise le moment du ‘début de l’Histoire’ quand Abou Bakr Al-Baghdadi a créé, au prix d’un bain de sang, une institution politique qui ouvrira la voie à l’avènement d’un empire musulman. »

Hela Ouardi va jusqu’à qualifier l’Etat islamique de « monstre politique ». « C’est le fruit d’un croisement ‘contre-nature’ entre deux genèses religieuses antithétiques, qui lui donnent les moyens symboliques d’une double légitimation de la violence. Avec Daech, on peut dire que la barbarie est élevée ‘au carré » ! »

Les derniers jours de Muhammad, de Hela Ouardi, éd. Albin Michel, 368 pages, 19,50 euros.

Lire l’interview in extenso sur le site du Monde.

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