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Sommes-nous tous narcissiques ?

Le Vif

Psychologue et spécialiste en thérapie comportementale, Martin Appelo observe que deux types de narcissisme semblent aujourd’hui de plus en plus entrer dans la norme. Même si nous développons tous peu ou prou une forme de pensée narcissique par nécessité, le problème qui se pose est celui de la prise de conscience.

Martin Appelo définit le narcissisme comme un manque de réciprocité dans les relations découlant d’une méfiance vis-à-vis de l’autre –  » une sorte de ‘vengeance’ qui repose sur un raisonnement du type ‘si tu n’es pas capable de me donner ce dont j’ai besoin, mon seul point de référence, ce sera moi-même’ « , explique le spécialiste. Pour lui, cette attitude découle d’un problème lié à la  » soupe primordiale  » qui nous permet, dans notre prime enfance, d’apprendre à nous attacher en toute confiance et de nous sentir acceptés de manière inconditionnelle. Cette confiance se traduit notamment par la sécurité et la validation… et c’est surtout au niveau de cette dernière que le bât blesse, car les enfants n’ont pas tous l’impression d’être acceptés et appréciés tels qu’ils sont. Comme cette confiance ne correspond pas à leurs besoins, elle risque, en combinaison avec des facteurs de prédisposition génétiques, de les pousser au narcissisme : en quelque sorte, ils vont se  » gonfler  » pour tenter d’échapper à leur sentiment de méfiance.

Petit ego, gros ego

Ce phénomène peut aller dans deux sens, et Martin Appelo distingue donc à l’intérieur du narcissisme deux grandes tendances. Le premier type est celui des narcissistes  » gâtés « , à l’ego surdimensionné, qui ont reçu un excès de  » soupe primordiale  » dans leur enfance. Dans leur esprit, si les autres ont toujours été très présents dans leur vie, c’est dans le seul but de les servir. Ils vivent en fonction de leurs propres désirs, se sentent au-dessus des lois, n’apprennent jamais à supporter les frustrations et ne tiennent aucun compte de ceux qui les entourent.

L’autre type est celui des narcissistes à l’ego sous-dimensionné, des outsiders qui n’ont pas eu leur dose de  » soupe primordiale « . Convaincus que les autres n’étaient jamais là lorsqu’ils avaient besoin d’eux, ils ont appris à se débrouiller eux-mêmes et tolèrent désormais leur admiration, mais rien d’autre. On retrouve dans cette catégorie des sportifs de haut niveau, des bourreaux de travail mais aussi des terroristes, qui masquent leurs bases incertaines par une force de conviction qui leur donne le  » droit  » de regarder de haut le reste de l’humanité.

Autoprotection

Dans un cas comme dans l’autre, le gonflement narcissique va en quelque sorte occuper l’espace nécessaire à des relations harmonieuses. L’individu narcissique cherche à dicter leur conduite aux autres, qui vont se sentir rabaissés et mis de côté. Les inévitables critiques qui en découlent à l’égard du narcissique ne vont toutefois guère susciter chez lui qu’une réaction de rejet.

Si les raisons objectives de sortir de ce mode de fonctionnement ne manquent pas, c’est malheureusement loin d’être simple.  » Le narcissisme est toujours une forme d’autoprotection qui a pris une ampleur disproportionnée, souligne Martin Appelo. Elle a eu son utilité dans le passé et s’est finalement muée en un automatisme si bien enraciné qu’il est très difficile de s’en défaire.  »

Dans le cadre de relations plus superficielles, leur narcissisme vaut d’ailleurs souvent à ces personnes une certaine reconnaissance sociale – on songe ici aux sportifs de haut niveau, dont la capacité à se focaliser sur eux-mêmes et à écarter les émotions difficiles apparaît souvent comme un réel atout.

Néocortex narcissique

La pensée narcissique est du reste un peu un mal nécessaire, souligne Martin Appelo. Notre cerveau possède trois couches : le cerveau reptilien qui gouverne nos réflexes et agit par habitude, le système limbique qui réagit aux récompenses et punitions et enfin le néocortex, qui réfléchit, verbalise et développe une vision à plus long terme.

C’est ce néocortex qui nous fait prendre conscience que nous ne sommes que peu de chose à l’échelle de l’univers… mais qui nous permet paradoxalement aussi de donner un sens à notre vie en nous faisant croire, au travers justement d’un raisonnement narcissique, que nous avons nous aussi une certaine importance dans ce grand tout.  » C’est grâce à notre néocortex narcissique que nous continuons à vivre malgré la menace d’un attentat, et c’est évidemment nécessaire. Voyez cela comme un continuum, avec à un extrême la saine dose d’amour-propre nécessaire pour reprendre chaque matin le fil de notre vie… et à l’autre extrême le narcissisme exacerbé.  »

Ce narcissisme exacerbé s’insinue aujourd’hui de plus en plus dans la réalité  » normale  » de la société.  » Prenez l’exemple tout récent de Barcelone, où des outsiders sont venus se venger du monde dans une rue commerçante tout ce qu’il y a de plus banal. Évidemment, cela fait peur. Cette angoisse va pousser certains à se choisir des dirigeants ‘gâtés’, et le narcissisme devient ainsi une source de polarisation et d’escalade – une dynamique qui existe du reste depuis toujours.  »

Fondamentalement, le narcissisme est un problème de manque de réciprocité, dont le contrepoison réside logiquement dans l’échange et le retour. Nous sommes collectivement responsables de ce qu’il se passe dans notre monde et nous nous donnons mutuellement du sens : sans  » eux « , pas de  » nous  » ! Notre néocortex recèle à la fois la cause du problème et sa solution.

Tine Bergen

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