© Dominique Issermann

Sida :  » Halte aux diktats du traitement « 

Le Vif

Donnerait-on trop de médicaments aux patients séropositifs ? Doit-on préconiser la trithérapie à tous les séropositifs comme seul moyen efficace de lutter contre l’épidémie de sida qui se poursuit ? A-t-on tout faux dans les traitements du sida, parce qu’on n’a pas compris les mécanismes réels de la maladie ?

Toutes ces questions, le Pr Leibowitch les pose, les crie depuis 10 ans, mais n’est pas entendu. Il est l’invité des Parlements francophone bruxellois et de la Fédération Wallonie, où il a présenté une conférence avec le concours de spécialistes belges du sida, et sera présent au FestHIVal, ce vendredi soir. Il espère ainsi fédérer tant des décideurs que des scientifiques et des associations de patients à son credo : on peut traiter moins lourdement les patients séropo.

Médecin spécialisé en immunologie, clinicien du sida et chercheur, le Pr Jacques Leibowitch a longtemps travaillé dans le service d’infectiologie de l’Hôpital Raymond Poincaré de Garches (AP-HP) à Paris. Des patients séropositifs, il en a vu défiler. Il en a vu mourir, aussi. Heureusement, les thérapies anti-HIV, et en particulier la trithérapie – dont le Pr Leibowitch est le « père » en France – ont tellement progressé qu’aujourd’hui, pour une bonne partie des séropositifs, le sida est comme une maladie chronique à traiter ad vitam.

Mais avec du recul, il se demande si l’on n’en fait pas un peu trop… Trop de traitements, trop lourds, alors que l’on pourrait réduire les quantités prescrites. Un discours soutenu par bon nombre de spécialistes du HIV-sida, mais avec tout de même plus de nuances que le Pr Leibowitch… Car des nuances, lui, il en a peu.

Rencontre avec ce spécialiste hors pair, mais hors du commun, qui nous livre sa vision du traitement actuel du sida qu’il résume par un acronyme : ICCARRE, pour Intermittent, en Cycles Courts, les Anti Rétroviraux Restent Efficaces.

Le Vif : Quelle est la situation actuelle de l’infection au virus du sida, en quoi vous opposez-vous aux choix thérapeutiques actuels ?
Jacques Leibowitch : Le traitement standard préconise une trithérapie, avec des combinaisons variables, 7 jours sur 7. Selon moi, ce schéma thérapeutique correspond à ce que j’appelle la dose d’attaque du virus, qui se justifie pour les 6 à 12 premiers mois de traitement et réduire la charge virale au minimum, voire la réduire à zéro. Mais fin des années 90, on s’est aperçu que lorsque le traitement était interrompu, pour diverses raisons, et que le patient avait une charge virale nulle, le virus ne refaisait pas son apparition avant 7 jours. C’est pourquoi, en 2000, des chercheurs du National Institutes of Health, qui rassemble les instituts américains de recherche à Bethesda, ont voulu tenter le traitement intermittent sur un petit groupe de patients. Ils ont d’abord soumis quelques patients au traitement classique pendant plusieurs mois, puis ont alors suivi un autre schéma qui consiste à administrer la trithérapie classique pendant une semaine, puis de l’interrompre la semaine suivante. Les patients prenaient donc la trithérapie une semaine sur deux, pendant un an, et cela a fonctionné ! Pourtant, plus aucune équipe n’a cherché à reprendre cette idée de traitement intermittent, excepté moi, dans le cadre de mon projet ICCARRE, dès 2003. C’est ce qui explique le peu d’études que l’on peut retrouver dans la littérature scientifique.
Certaines d’entre elles ont montré l’efficacité d’un traitement administré 5 jours par semaine au lieu de 7. Je suis actuellement 92 patients qui reçoivent, dans des conditions bien définies, leur traitement seulement 4 jours. On a donc réduit la dose hebdomadaire de 40%. Certains de mes patients prennent le traitement 2 fois par semaine. Et tout cela, sans aucun problème.
Je n’ai pas décidé de prescrire ce traitement intermittent pour faire plaisir à mes patients ! Je l’ai fait parce que déontologiquement, je devais le faire : j’ai le devoir de prescrire à mes patients le traitement nécessaire, adéquat et justifié, sans surmédicaliser ! Le principe des médecins est « primum non nocere » : d’abord ne pas nuire. Or, administrer de hautes doses de médicaments durant toute la vie, sans se poser de question, c’est passer outre ce principe.

Mais je tiens à insister sur une chose, pour les personnes séropositives qui nous lisent : ne stoppez pas votre traitement par vous-même pendant 3 jours, uniquement parce que vous avez lu que ça fonctionnait ! Cela doit se faire dans le cadre d’un dialogue avec son médecin et dans des conditions bien précises. Je ne préconise pas le traitement intermittent aux 30 millions de patients séropositifs, mais il serait par contre utile de se poser la question de l’intérêt d’alléger les prises de médicaments…

Est-ce justement parce qu’il existe peu de publications scientifiques sur le traitement intermittent que les guidelines continuent à prôner le traitement 7 jours sur 7 ?
Honnêtement, je n’en sais rien. Certains accusent les firmes pharmaceutiques d’étouffer ces études, par crainte de perdre de l’argent. C’est populiste… et après analyse, complètement illogique. En effet, l’un des principaux freins au faible dépistage est la peur de la lourdeur des traitements. Si ce frein est levé, les dépistages pourraient augmenter ainsi que le nombre de patients à traiter… Mathématiquement, cela ne représenterait probablement pas de diminution globale des ventes d’antirétroviraux.
Selon moi, il faut changer les mentalités des décideurs scientifiques, des experts, ceux qui décident des guidelines. Peut-être faudra-t-il attendre la prochaine génération de médecins, qui ne sont pas, comme leurs prédécesseurs, adeptes du « tout à la capote », et du traitement 7 jours sur 7 sous peine de brûler en enfer. Et même attendre qu’ils soient prêts à revoir leurs théories sur les causes du sida !

Justement, on y arrive. Vous contestez l’hypothèse des dommages immunitaires qui seraient à l’origine de la maladie ?
Oui ! Et j’ajoute que c’est justement cette vision erronée de la maladie qui est à l’origine de la surmédicalisation ! Selon moi, il est vain de s’obstiner à atteindre un taux correct de CD4. Les CD4 étant les cellules immunitaires qui vont lutter contre le virus : plus leur nombre est élevé, mieux on serait protégé, selon ces guidelines qui conseillent dès lors de traiter les patients tant qu’ils n’ont pas un taux supérieur à 500. Comment expliquer alors que certains de mes patients présentent un taux de CD4 bas et sont néanmoins en pleine forme. Vouloir leur faire atteindre à tout prix, à savoir par un traitement très lourd, le taux de 500 est pour moi une course impossible, derrière un objectif non seulement irréaliste, mais surtout sans fondement !

Votre quête à vous, c’est de réduire le plus possible la charge virale. Car lorsque les patients se trouvent dans ce cas de figure, ils ne transmettent plus le virus à des partenaires sexuels. Qu’est-ce qui plaide en faveur de cela ?
Il suffit de regarder les faits ! En Suisse, entre le début des années 90 et 2008, environ 50 personnes séropositives ont été condamnées pour avoir eu des contacts sexuels non protégés. Mais face aux faits scientifiques, en 2008, la loi a été changée : la preuve avait été apportée que lorsque le partenaire séropositif suivait rigoureusement une trithérapie, il ne contaminait plus ses partenaires.

On constate aussi que les patients bien traités ne contaminent pas leur conjoint, alors qu’ils ont des rapports sexuels non protégés. Que les femmes sous trithérapie bien suivie ne contaminent pas leur bébé…

C’est pourquoi je recommande de suivre un traitement d’attaque pendant au moins 6 mois. C’est comme un incendie : il faut déployer tous les moyens pour l’éteindre dans un premier temps ; ensuite, on surveille les braises et on veille à ce qu’elles ne reprennent pas. Dans le cas du HIV, cela consiste à administrer, en quelque sorte, une thérapie de fond, comme dans d’autres maladies chroniques.

Et puis, croyez-vous vraiment que tous les patients suivent religieusement leur traitement ? Pensez-vous que dans l’alcôve, ils se protègent à chaque fois ? Les médecins qui les suivent ont bien constaté que cela n’a pas mené à des contaminations de leurs partenaires…

Vous êtes seul dans ce combat, non ?
Je suis en effet bien isolé. D’autres scientifiques me soutiennent, mais depuis ma première publication sur le traitement intermittent en 2010, je n’ai pas été suivi. J’en appelle à ce que d’autres équipes de chercheurs lancent des études bien menées pour vérifier l’efficacité du traitement intermittent. Il faudrait que mes confrères relaient ICCARRE et les quelques études indépendantes qui ont été publiées. Je ne comprends pas pourquoi on refuse d’en tenir compte. Je pose une question gênante ; si d’autres la relaient, cela devient embêtant pour les États-Majors des prescripteurs, les experts, car ils devront y répondre…

Pensez-vous que le refus de remettre tout sur la table est influencé par le profil même des patients, souvent homosexuels, ou par les tabous de la maladie elle-même ?
Certainement ! Le sida est une maladie mortelle, qui plus est sexuellement transmissible ! La peur, la phobie qu’il suscite et le puritanisme croissant ont certainement une influence. On est face à HIVan le Terrible ! Cela n’aide pas non plus à favoriser les campagnes bien menées, sauf pour protéger les séronégatifs. Dans les années 80-90, le slogan était « Le sida ne passera pas par moi ». On devrait le changer pour « Le sida ne passera pas par toi, car je me soigne » ! Cela mettrait l’accent sur la responsabilité partagée. Le slogan original n’implique que le séronégatif, qui a peur d’être infecté, et ignore royalement le séropositif, vu comme un donneur de virus ! Tant qu’on axera la communication et les campagnes de grande envergure uniquement sur les séronégatifs, on passera à-côté des objectifs.

Mais insister sur le fait que les traitements antirétroviraux sont aussi un moyen efficace de protéger le partenaire est un message qui ne passe pas, qui n’est pas relayé.

Par contre, le message du « tout à la capote », ça, il marche bien ! Mais si cette méthode fonctionnait, nous ne serions pas à l’heure actuelle confrontés à une augmentation de l’épidémie de 7 à 8% par an ! La capote, ça ne fonctionne pas pour éradiquer la maladie, il faut le savoir. Ca ne marche que si l’on s’en sert, si on la met. Or, beaucoup répugnent à la mettre, l’oublient et pour peu qu’ils ne suivent pas un traitement antirétroviral, mettent en danger leur partenaire. En plus, c’est faire fi des couples « sérodiscordants » – c’est-à-dire lorsque l’un des deux est positif et l’autre négatif – qui veulent des enfants. Avec le préservatif, autant dire que c’est loupé ! Par contre, sous traitement, ils peuvent avoir des enfants, et ils ne les contamineront pas, pas plus que leur partenaire.

Par contre, le latex anti-sexe plait aux puritains, qui ont trouvé dans une maladie mortelle sexuellement transmissible un bon prétexte ! La médecine reste imprégnée de religiosité, de même que de scientisme…

Carine Maillard

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