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Pourquoi le silence nous manque-t-il tant ?

Loin du bruit et de la fureur des hommes, le silence devient l’ultime recours. Pour se protéger, comme pour se ressourcer. Les stratagèmes se mettent en place.

Le bruit, quel fléau ! Les voisins qui bricolent à pas d’heure. Les rustres qui klaxonnent en pleine ville ou laissent leur moteur tourner sous vos fenêtres. Les malpolis qui téléphonent à haute voix dans le train ou le bus. Les saccades qui s’échappent des écouteurs du gars d’en face. Les stations FM qui nous assaillent dans les salons de coiffure, les centres commerciaux, les braderies. Sans parler des papotages de randonneurs en pleine montagne, ou des motards qui roulent plein gaz sur les routes de campagne. Et que dire des nuisances aériennes ? Et de la circulation qui augmente d’année en année ? Le bruit s’insinue partout, bien déterminé à pourrir notre sommeil, notre balade, notre voyage. Notre vie.

Le hic, c’est que le bruit est une notion subjective. Il énervera l’un, et laissera l’autre de marbre. « On est moins incommodé quand on sait que le bruit va cesser à telle heure ou ne durera que quelques minutes », souligne l’Institut bruxellois de gestion de l’environnement (IBGE) qui, du coup, recommande aux propriétaires de commerce ou d’atelier, ou aux musiciens, d’établir un contact avec le voisinage pour court-circuiter les plaintes éventuelles. Celles-ci concernent la plupart du temps des voisins bruyants, ensuite les cafés, restaurants et autres discothèques qui ont mis le son un peu trop fort. A Bruxelles, l’accroissement démographique risque de corser le problème : l’habitat se densifie mais l’insonorisation ne suit pas. Si beaucoup d’avancées ont été enregistrées en matière de pollution de l’air ou visuelle, ou d’hygiène alimentaire, en matière de pollution sonore, le travail ne fait que commencer. Or, c’est parfois la santé qui est en jeu.

Pourtant, le monde ne serait pas plus bruyant qu’avant :  » Ce sont les bruits qui ont changé », nous explique l’historien Alain Corbin (lire son interview page 38). Et c’est aussi notre intolérance qui a augmenté. Autrefois considéré comme un signe de dynamisme social et économique, le bruit est maintenant perçu comme une nuisance. A Lokeren, les marchands de glace qui carillonnent un peu trop tard se voient infliger des amendes. A La Reid, près de Spa, la fabrique d’église a dû mettre une sourdine aux cloches. Le stress de l’homme du XXIe siècle, ajouté à l’individualisme grandissant, ont trouvé dans ce phénomène l’ennemi n°1, au point que certains en viennent à tirer à la carabine sur des jeunes qui font la fiesta en rue.

C’est toujours le boucan des autres qui est visé, jamais celui qu’on produit soi-même. Pour Alain Corbin, « ceux-là mêmes qui réclament et goûtent le silence dans les transports sont parfois les mêmes qui, la nuit précédente, ont toléré dans une boîte de nuit des intensités sonores inconnues jusqu’alors dans l’histoire humaine. Tout se passe comme si le silence et le bien-être qu’il procure n’étaient qu’exigences intermittentes, dépendantes des temps et des lieux. » C’est ce que certains appellent la schizophrénie du bobo : il adore les quartiers animés pourvu que ce ne soit pas sous sa fenêtre. Il sillonnera l’Europe en low-cost mais sera le premier à se plaindre des avions qui survolent sa maison.

Un besoin fondamental

Le besoin de silence ne se résume pas à chasser le vrombissement des tondeuses à gazon. Face à la déferlante des infos en tous genres, des breaking news déprimants, des réseaux sociaux où un avis chasse l’autre, l’aspiration à se recentrer devient vitale. Même les journalistes finissent par prendre distance. Sur son mur Facebook, la reporter Clarence Rodriguez, établie en Arabie saoudite, a craqué : « Trop d’info anxiogène, trop d’effervescence, trop d’agitation médiatique… Ras-le-bol ! Aujourd’hui, c’est décidé, diète de l’info. Echappée dans le désert entre amis ! » Quelle bonne idée, si ce n’est que même le désert commence à être contaminé. Guide de randonnée, Daniel Zanin adore ce proverbe touareg : « Celui qui ne connaît pas le désert ne connaît pas le silence. » Sauf que, se désole Zanin, « il est de moins en moins d’actualité tant les engins motorisés, comme les quads, le colonisent ».

« Nous avons peur du silence et nous passons une grande partie de notre vie à rechercher des lieux où il ne règne pas », écrivait Maurice Maeterlinck, pour qui la parole est trop souvent l’art d’étouffer et de suspendre la pensée, qui ne travaille que dans la tranquillité. Combien de contemporains n’ont-ils pas d’écouteurs vissés à leurs oreilles ? C’est comme si chacun devait avoir sa bande-son, comme si la réalité était ennuyeuse sans elle, comme si notre existence, pour avoir du sens, devait être sans cesse connectée. Marie-Christine, de Uccle, se plaint que ses quatre enfants ne puissent plus se passer de leur smartphone. Et quand elle propose à sa fille de dîner en tête à tête, celle-ci trouve la perspective « sinistre », ce qui l’a durablement choquée.

Désormais, les écrans nous sollicitent en permanence, et avec eux la publicité, grignotant notre capacité de concentration et notre « temps de cerveau disponible ». Pour contrer cette invasion de nos espaces mentaux, nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne. Dans les aéroports, seuls les détenteurs d’un billet en classe affaires pourront se réfugier dans des salons feutrés où le silence est présenté comme un produit de luxe. « Il m’est venu cette terrifiante image d’un monde divisé en deux, note l’Américain Matthew Crawford, chercheur en philosophie à l’université de Virginie, dans Contact, pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver (éd. La Découverte, 2016) D’un côté, ceux qui ont droit au silence et à la concentration, qui créent et bénéficient de la reconnaissance de leur métier ; de l’autre, ceux qui sont condamnés au bruit et subissent, sans en avoir conscience, les créations publicitaires inventées par ceux-là mêmes qui ont bénéficié du silence. »

Stratégies antibruit

En attendant, la parade se fait déjà sentir. Les trains suisses sont composés de voitures où l’usage du téléphone est interdit, ce qui est loin d’être le cas en Belgique. La chaîne d’hôtels Relais du silence promet « une échappée où vos sens s’éveillent », sous-entendant que le bruit les émousse. A Bruxelles, Pauz, un bar à sieste, permet au fonctionnaire européen de déconnecter en douce sur le temps de midi. A Montréal, le café Felix fait l’expérience – déstabilisante – de n’offrir aucune connexion à ses clients : les gens redécouvrent le plaisir de la rencontre réelle et pas virtuelle, ici et pas ailleurs.

Pour les accros au smartphone et à Facebook, des sessions de digital detox, agrémentées ou non de sessions de pleine conscience, permettent de se déconnecter, et donc de se recentrer. « Faire silence, cela nourrit la présence à soi-même, témoigne Claude Maskens, formatrice de pleine conscience, enseignante de yoga et psychothérapeute. Cela aide à cultiver le mode « être » plutôt que le mode « faire ». En ce sens, le ralentissement et le silence vont bien ensemble. » Si la mode du slow est lancée depuis longtemps, le silence, lui, n’est pas encore retenu comme d’utilité publique.

Mais la tendance est là. D’étranges randonnées en silence voient le jour en forêt de Soignes, ponctuées de lectures de haïkus autour d’un feu de bois. Le guide Daniel Zanin préconise lui aussi de marcher sans parler, sauf durant les pauses :  » Parler empêche de respirer correctement vu qu’une bonne respiration se fait par le nez, précise-t-il. Et je préfère infiniment le chant des oiseaux, du ruisseau, du vent aux discussions qui nous coupent de l’instant présent et de la réalité environnante. » Silence extérieur et silence intérieur vont de pair : « Le vrai silence, ce n’est pas remplacer le bruit extérieur par une agitation intérieure. Ce n’est pas non plus arrêter de penser », recadre Claude Maskens.

Le silence face à l’horreur

Le silence est au coeur des religions, et en particulier de la vie monastique, car il permet d’accéder à une forme de pureté spirituelle. Dans Un Temps pour se taire (éd. Nevicata), l’écrivain et voyageur britannique Patrick Leigh Fermor séjourne dans un monastère bénédictin en France et décrit comme un « soulagement exquis le fait de ne pas parler durant une grande partie du jour ». Ce à quoi l’abbé lui répond : « Oui, c’est une chose merveilleuse. Dans le monde hors de nos murs, on fait un grand abus de la parole. »

Après l’attentat de Nice, les églises ont accueilli des personnes qui n’ont pas forcément la foi mais qui ont pu y trouver une forme d’apaisement. Face à l’horreur, que peut-on opposer si ce n’est le silence ? Lors de sa visite à Auschwitz le 23 juillet dernier, le pape François n’a pas prononcé un seul mot. Son prédécesseur Benoît XVI avait adopté la même attitude : « Dans ce lieu, les paroles ont du mal à venir. Seul peut rester un silence éberlué. Un silence qui est un cri intérieur vers Dieu : pourquoi, Seigneur, es-tu resté silencieux ? Comment as-tu pu tolérer tout cela ? »

La pratique du silence a débordé du champ religieux pour se propager au domaine médical avec les médecines holistiques qui prennent en compte le corps et l’esprit de façon globale, notamment pour affronter les processus de deuil. La méditation et la prière peuvent donc faire partie de la prescription. « Le silence guérit, le silence nourrit », dit Jack Kornfield, psychiatre américain et moine bouddhiste, qui ajoute : « C’est dans le silence que l’on sent la vibration de la création, que l’on entend le murmure de l’éternité. » Face au bruit du monde et aux technologies qui aliènent, le temps est peut-être venu de regagner le contrôle de nos esprits. En son temps, Pascal écrivait déjà : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » Il ajouterait aujourd’hui : « sans wifi ».

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