© Jean Bernard Boulnois

Pour accéder au bonheur, il faut être lucide

Le Vif

Le bonheur idéalisé, tel que la société de consommation veut nous le vendre, est impossible à atteindre. La solution ? Pour être heureux, adoptons une « lucidité rayonnante », la voie qui ouvre à la tolérance, à la douceur et à une compréhension plus profonde de ses émotions.

Le bonheur, c’est le nouveau Graal de notre époque. On veut une vie sans souffrance, on recherche des émotions toujours positives, on aspire à un épanouissement personnel permanent, on est perpétuellement à la quête de l’estime de soi. Ces mirages nous rendent frustrés, déprimés et nombrilistes. Ilios Kotsou, spécialiste de l’intelligence émotionnelle et de la pleine conscience, nous dit dans son nouvel ouvrage (1) que pour accéder au bonheur, il faut accepter adversité, épreuves et imperfection. Bref, accepter la réalité du monde. Ce qui n’empêche pas d’être heureux d’exister. Explications.

Le Vif/L’Express : Au centre de votre livre, il y a une remise à plat de la quête du bonheur. Pourquoi ?

Ilios Kotsou : Le bonheur est en train de devenir la nouvelle religion de notre société de consommation. Il y a des personnes qui ont tout et qui ne vont pas bien car elles valorisent le bonheur sous sa facette hédonique, en mettant l’accent sur l’épanouissement individuel, l’atteinte du plaisir et l’évitement de la douleur, comme un mirage dans le désert. De nos jours, on nous vend l’idée qu’une vie heureuse ne comporte ni épreuves ni souffrances. Moi, je plaide pour la lucidité, autrement dit la capacité de regarder ce qui est de manière réaliste. Il ne suffit pas de positiver pour aller bien. La lucidité dont je parle, c’est la capacité d’apprécier les bienfaits qui se présentent dans notre vie plutôt que d’être à la poursuite d’un bonheur idéalisé. Prenez l’exemple du « syndrome de Paris ». Ce trouble psychologique touche des touristes japonais, déçus par l’écart entre leur vision idéalisée de Paris et la réalité. Etre lucide, ce n’est pas être négatif. Les gens négatifs sont aigris et déçus de ne pas avoir atteint leurs illusions. La lucidité, c’est la capacité de se réjouir du positif quand il est là. Le bonheur est possible, c’est le chemin de la vie. Le but, c’est d’être conscient et d’accepter les difficultés, la souffrance, l’inconfort et savourer les petites joies. Le psychanalyste Patrick Declerck aime à dire : « Souviens-toi qu’il existe deux types de fous. Ceux qui ne savent pas qu’ils vont mourir et ceux qui oublient qu’ils sont en vie ».

Vous pointez notre intolérance à l’idée de l’inconfort…

Dans une situation difficile, l’inconfort se manifeste par des sensations et des émotions désagréables telles, par exemple, l’insatisfaction, la frustration, l’anxiété ou la tristesse. Pour y échapper, nous tentons de les supprimer, de ne plus les sentir ni les ressentir. Nous mettons donc en place les actions pour essayer de contrôler ou de modifier ces sentiments et les situations qui les génèrent. Les scientifiques appellent ce mécanisme « l’évitement émotionnel ». Or, éviter les émotions difficiles à tout prix, les réprimer, n’amène pas le bien-être à long terme. Primo : on consomme beaucoup d’énergie. Secundo : paradoxalement, on va les renforcer car elles amènent souvent des comportements qui ne sont pas bons pour nous. Un exemple : quelqu’un qui vit un événement stressant va boire de l’alcool, fumer un joint ou se ruer sur le paquet de chips ou une tablette de chocolat. L’anesthésie émotionnelle par l’alcool ou le petit joint du soir est efficace à court terme mais ne règle pas le problème. Plutôt que de refuser l’évitement émotionnel, on peut accepter de vivre dans l’inconfort. Les émotions vont devenir moins dérangeantes et on va pouvoir continuer d’aller dans la bonne direction. Il est important de rappeler que nos émotions, même les plus difficiles comme l’anxiété ou la tristesse, sont utiles car elles permettent notre adaptation aux contraintes environnementales. Elles nous renseignent sur l’environnement et les dangers potentiels, nous préparent à affronter les difficultés et nous aident à communiquer avec les autres. Plutôt que l’évitement émotionnel, je préconise la tolérance qui est une forme d’acceptation. L’acceptation permet de mieux supporter l’inconfort et la douleur, et ce même en situation de stress intense. Quand on est capable de vivre avec les émotions désagréables, on est plus libre.

Pourquoi remettez-vous en question la pensée positive qui semble intéresser un très large public ?

Certains gourous de la pensée positive nous martèlent que notre vie est le simple reflet de nos pensées : en les contrôlant, on pourrait avoir tout ce qu’on désire. Or, jusqu’à présent, la recherche scientifique n’a pu montrer aucun effet probant de la pensée positive. Des études ont démontré que la tentative de supprimer une pensée négative conduisait à son intensification. C’est ce qu’on appelle l’ « effet rebond ». D’autres études ont montré que l’usage naïf de la pensée positive peut même avoir des effets secondaires négatifs et faire naître la culpabilité. Ce risque de culpabilité peut se poser chez les personnes souffrant de maladies graves, comme le cancer, par exemple. Selon certains, nous serions non seulement responsables du fait de tomber malade mais également de ne pas guérir. Penser positivement est en train de devenir une nouvelle norme sociale pour les patients. Je remets donc en question l’idée que nous pouvons et devons changer la nature de nos pensées. On peut prendre de la distance par rapport à ses pensées. On peut apprendre à s’en détacher afin de ne plus en être esclave. L’idée est de se libérer des contraintes que nous imposent nos pensées.

Troisième point : vous dénoncez les mirages de la poursuite de l’estime de soi et vous proposez, à la place, la douceur envers soi…

Une haute estime de soi a longtemps été liée à une bonne santé psychologique, à la performance académique, au bonheur et à plus de popularité. Si la course à l’estime de soi peut avoir quelques bénéfices émotionnels à court terme, en revanche elle peut se révéler un facteur de stress et d’anxiété à long terme. Quand on est dans la poursuite de l’estime de soi et de la perfection, autrement dit quand notre bien-être dépend du regard des autres, on est fragile, vulnérable et plus manipulable. En comparaison, « la douceur de soi » est une capacité d’avoir un regard doux sur nous-mêmes, surtout en cas d’échec. Il s’agit d’une forme d’auto-empathie. Quand on est doux envers soi, on a moins de soucis quant au regard des autres, on accepte de ne pas être à la hauteur tout le temps, on a une plus grande capacité à se remettre en question. Cette douceur conduit aussi à plus d’optimisme, de curiosité et d’initiative personnelle. Et, de manière paradoxale, elle nous pousse à nous corriger, à donner le meilleur de nous. Il faut sourire de sa propre vulnérabilité. Notre fragilité, c’est notre richesse. Elle nous permet de nous ouvrir au monde, aux autres et de mieux apprécier le présent.

Enfin, vous pointez les conséquences du nombrilisme ambiant et prônez l’oubli ou l’élargissement de soi…

Le nombrilisme est caractérisé par une tendance à se centrer de manière presque exclusive sur sa propre personne. Je tiens à préciser que le nombrilisme existe tout autant lorsqu’une personne se préoccupe à l’extrême de ses défauts. Le nombrilisme nous fige. Il nous enferme, nous prive des apprentissages et des expériences que nous pourrions vivre. Le nombriliste ou le « nouveau Narcisse » reste accroché à l’histoire qu’il se raconte sur lui, envers et contre tout. C’est ce que l’on appelle le « moi narratif ». Ce récit, qui lui semble vrai et familier, lui sert de cadre pour donner du sens à ses pensées et comportements. Ce moi narratif a pour conséquence de rigidifier nos propres idées, de réduire notre flexibilité et de limiter nos choix. Or, tout est changement. Jean-Jacques Rousseau disait : « Tout est dans un flux continuel sur la Terre ». Il faut donc prendre conscience que nos expériences se modifient continuellement et que nous ne sommes pas obligés de nous accrocher à des histoires et à des sensations anciennes. Une fois que nous avons appris à prendre nos histoires moins au sérieux, nous ouvrons la voie à une perspective plus fluide de notre propre expérience. C’est ainsi que nous apprenons la flexibilité. En conclusion : apprenons à tolérer nos états d’âme même lorsqu’ils sont inconfortables, ne prenons pas nos pensées trop au sérieux, acceptons notre fragilité avec douceur et élargissons notre conception de nous-mêmes. Tels sont les paramètres d’une lucidité rayonnante. J’ajouterais, enfin, que la lucidité ne mène pas à la résignation, elle conduit à l’action intelligente.

Par Barbara Witkowska

(1) Eloge de la lucidité, par Ilios Kotsou, préface de Christophe André, ed. Robert Laffont, 270 p.

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