Avant-après : l'acteur Laurent Ournac a perdu 58 kilos grâce à la sleeve gastrectomie. © AURELIEN MEUNIER/GETTY IMAGES - REPORTERS

SLEEVE, L’ESTOMAC SACRIFIÉ

Se mutiler pour en finir avec l’obésité. Radicale, la  » sleeve gastrectomie  » : ablation de deux tiers de l’estomac. La perte de poids l’est aussi. Inconnue il y a dix ans, cette opération devient la coqueluche des médecins comme des patients. Même si certains la confondent dangereusement avec la chirurgie esthétique. Praticiens peu scrupuleux, interventions injustifiées, Inami flouée, échecs à long terme…

Même ses chaussures sont devenues trop grandes. Une pointure en dessous, trois tailles de pantalon en moins, 32 kilos évaporés en trois mois. Elie est aussi plus léger de deux tiers de son estomac. Il s’en est délesté bien volontiers. Les régimes, il avait donné. Incapable d’encore recommencer, d’encore échouer. Alors, quand sa balance a frôlé les 128 kilos,  » j’ai été voir mon médecin et j’ai demandé de l’aide « , confie-t-il en avalant une minuscule gorgée d’eau, lui qui était plutôt du genre à siffler son verre d’un seul trait. Une habitude à oublier. Comme ces pièces de bonne viande qu’il adorait déguster. Désormais, il opte pour la version steak haché, quantité menu junior.

Sans regret. Depuis sa gastrectomie, il revit. Son secours fut chirurgical. Et radical. De tous les coups de bistouris contre l’obésité, la  » sleeve  » est la seule irréversible. Hop ! Ablation longitudinale de l’estomac. Hop ! Disparition simultanée de la majorité des cellules qui produisent la ghréline, l’hormone stimulant l’appétit. Cela paraît si simple. C’est à se demander pourquoi cela n’existe que depuis une dizaine d’années.

Hop ! Popularisation fulgurante. L’inconnue au bataillon gagne du galon : 3 832 opérations effectuées en 2015, contre 1 525 en 2011, selon l’Inami. Pour l’instant, les chiffres 2016 ne courent que jusqu’à septembre, mais ils augurent un nouveau record (3 575 interventions contre 2 750 l’année précédente à la même époque). Pas encore de quoi détrôner le  » roi  » by-pass, ce court-circuitage du trajet alimentaire vers l’intestin, pratiqué depuis les années 1960. Son règne perdure, mais stagne (voir tableau page 52). L’anneau gastrique, en revanche, est évincé. En France, la sleeve s’est imposée comme technique de référence, appliquée dans 56 % des cas en 2013, d’après une analyse de l’Académie nationale de chirurgie.

Effet de mode, sans doute. Le bouche-à-oreille, en particulier virtuel, carbure.  » Les réseaux sociaux ont beaucoup influencé cette chirurgie « , considère Yves Hoebeke, responsable de la filière chirurgicale du Centre de l’obésité (Grand Hôpital de Charleroi). Les groupes Facebook pullulent. 6 351 membres par-ci, 8 554 par-là… Pourquoi désempliraient-ils ? L’obésité se porte bien dans nos sociétés, merci pour elle. Chez nous, 12 % de la population adulte en souffrent et 20 % des moins de 16 ans présentent une surcharge pondérale. Ces statistiques ne sont pas près de maigrir, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui prédit une  » véritable épidémie  » d’ici à 2030. La faute au gras, au sucré, à notre flore intestinale peut-être. Puis, si la graisse s’immisce dans toutes les couches de la population, elle aime en particulier se loger chez les moins favorisés. C’est scientifiquement prouvé. Par les temps qui courent, ce n’est pas la précarité qui manque.

Dernier recours

 » Un constat d’échec est dressé pour toutes les techniques de perte de poids, souligne Marie Barea, diététicienne à l’hôpital Erasme à Bruxelles. Les régimes conduisent finalement à une reprise, ça a été clairement démontré. Notre corps a une mémoire qui l’amène à retrouver les kilos perdus et même à les dépasser. Aussi, en Europe, les « drogues » antiobésité ont été interdites, car elles induisaient des effets secondaires – ce qui est vrai. Mais nous n’avons plus d’aide médicamenteuse à proposer au patient.  » Seul remède : une volonté de fer pour modifier son comportement alimentaire. A vie. Dur. Très dur. Un peu moins avec un coup de pouce chirurgical.

Mais la sleeve séduit surtout par son apparente simplicité. D’abord technique.  » Pour un habitué, en 35 minutes, c’est fait « , lance Nikos Kotzampassakis, chirurgien bariatrique au CHR de la Citadelle, à Liège, pour qui la progression de cette opération s’explique en partie parce qu’elle est à la portée de plus de professionnels.  » C’est plus facile qu’un by-pass, car il y a moins d’étapes. Mais, quand même, il y a des pièges, il ne faut pas bousiller la rate « , détaille Philippe Malvaux, chirurgien au CHwapi (centre hospitalier de Wallonie picarde).

 » Dans les esprits, le by-pass est lourd et la sleeve légère « , pointe le docteur Hoebeke. Raccourci infondé. Mais le by-pass et sa tuyauterie compliquée effraient, tout comme les vitamines prescrites à vie, les prises de sang régulières et le  » dumping syndrome « , cette sensation de malaise lorsqu’un aliment sucré débarque trop vite dans l’intestin. Ceux qui ont cru défaillir en avalant une praline n’affabulent pas.

Rien de tout ça avec la sleeve. La nourriture continue à emprunter son chemin habituel. Seules les quantités changent.  » Certains se resservaient trois fois par repas et n’ont désormais plus faim, c’est extraordinaire !  » s’exclame le docteur François Terryn, de la Clinique de l’obésité du CHU UCL Namur. Elie était prévenu, cela ne l’a pas empêché de se demander s’il n’allait pas virer anorexique, lorsqu’il ne parvenait pas à terminer l’entièreté d’un pot pour bébé.  » Mon médecin m’a rassuré. Au départ, on ne mange que l’équivalent d’une sous-tasse, puis ça devient une assiette à dessert.  » Le menu cinq services, faut oublier. Quoique. L’estomac, même mutilé, s’habitue à tout. Pas tout de suite, bien sûr. Pas lors de la  » lune de miel « , ces deux ou trois premières années durant lesquelles  » quoi que les gens mangent, ils perdent « , dixit Philippe Malvaux. Mais vient ensuite le temps de la stabilisation.

Dans cette réunion d’information carolo, aucun patient n’a encore atteint ce stade.  » Je suis heureux. J’en suis revenu à mon poids d’il y a quinze ans « , témoigne l’un.  » J’ai perdu plus de 60 kilos en six mois « , confesse un autre, sous les  » oh  » admiratifs chuchotés dans l’assemblée. En faisant défiler ses slides, le docteur Alain Dumont, anesthésiste au Centre de l’obésité, insiste.  » Il faut modifier son mode alimentaire. L’estomac est une éponge. Si on continue à manger comme avant, ça va recommencer.  » A la fin de son exposé, la question fuse :  » Vu qu’il faut quand même changer sa façon de manger, qu’est-ce qui change par rapport à un régime ? A quoi ça sert de se faire opérer ?  »

Qui a parlé de solution de facilité ? Lorsqu’elle reçoit les candidats, la psychologue Laurence Maroquin (Clinique du poids idéal, CHU Saint-Pierre) tente de déceler ces  » pensées magiques « . Parfois, elle fait face à des demandes du genre :  » Je n’ai jamais fait régime, je ne veux rien changer, je veux me faire opérer.  »  » Dans ce cas-là, c’est non « , tranche-t-elle.

Critères et contournements

Ne passe pas sur le billard qui veut. Les critères médicaux et de remboursement se confondent. Avoir plus de 18 ans, avoir suivi un régime pendant minimum un an et présenter un indice de masse corporelle (IMC) égal ou supérieur à 40. Etre donc atteint d’obésité morbide. Un sale mot, une sale réalité : à ce stade, l’excès de poids peut engendrer de sérieuses maladies, parfois mortelles. Une exception est prévue pour ceux dont l’IMC dépasse 35, pourvu qu’ils souffrent de  » comorbidités  » : diabète de type 2, hypertension (traitée par au moins trois médicaments) ou apnée du sommeil. Voilà pourquoi l’Inami a lâché sans sourciller 9,6 millions d’euros en 2015. L’investissement est rentable, à terme. Les kilos évaporés laissent espérer la disparition de ces pathologies associées, qui coûtent un pont à la société.

La montée en puissance de la sleeve arrange les caisses de l’Etat : 445 euros en moyenne rétrocédés par patient, contre 900 pour le by-pass. Pour le solde, ce sont les assurances complémentaires qui décaissent. Tant mieux pour le patient qui, sinon, aurait dû dépenser pas loin de 6 000 euros. Pour les hôpitaux, c’est tout bénef. Une chirurgie technique, une durée d’hospitalisation limitée, un suivi idéalement à long terme… Tous les ingrédients de la rentabilité.

Cela explique peut-être pourquoi certains professionnels se montrent peu regardants.  » Il y a trop d’opérés. Un patient sur quatre ne devrait pas l’être, juge Nikos Kotzampassakis. Il y a des gens chez qui la chirurgie ne servirait à rien, même s’ils ont un IMC de 50.  » Le profil du  » sleevé  » idéal : plutôt jeune, obèse de longue durée, gros mangeur. Alors que le by-pass sera plus indiqué pour les grignoteurs. D’où l’importance d’une prise en charge pluridisciplinaire.  » Le diététicien va évaluer le comportement alimentaire, ce qui donnera une indication pour la technique opératoire « , détaille Marie Barea. Entrent ensuite en piste (au minimum) l’endocrinologue et le psychologue.  » Le but est de déceler les éventuelles contre-indications, qui sont à mes yeux la consommation excessive d’alcool, des troubles cognitifs et la dépression grave « , énumère Laurence Maroquin.

Du plomb en poche

Une minorité passe parfois entre les mailles. Certains s’y appliquent.  » On a déjà eu des personnes qui se pesaient avec du plomb dans les poches « , sourit François Terryn. Il faut les lire sur les forums, ces patients aux IMC inférieurs à 40, qui se mettent à rêver de souffrir d’apnées du sommeil insoupçonnées ou d’un diabète non détecté. Puis, il y a ceux qui grossissent, volontairement, pour rentrer dans les critères. C’en était presque devenu un jeu pour les clients du magasin de Sarah (prénom d’emprunt) : quel régime allait-elle suivre cette semaine ? Jusqu’au jour où elle prit tout le monde de court : il lui fallait 6 kilos. En plus. Pour se faire  » sleever « .

Le poids a sa raison que la raison ignore. Mais quand le médecin lui-même pousse à l’engraissement, ça devient une autre affaire déontologique. Sur son blog, Nathalie décrit son rendez-vous avec sa chirurgienne. Son IMC ne dépassait pas 37. Trop peu.  » Elle m’a d’emblée expliqué que je n’étais pas dans les conditions prévues par la loi belge et qu’elle refusait donc de m’opérer, écrit-elle. […] Elle a fait un rapide calcul, il me manque 6 kilos. Euh, une piste ? Cela tombe bien, les fêtes arrivent à grands pas !  » Nathalie se fera finalement bien  » sleever « .

 » C’est de notoriété publique, il existe des centres plus laxistes, où l’on rajoute les kilos manquants « , regrette Yves Hoebeke. Quand certains ne trafiquent pas les documents de remboursement. Officiellement, le patient entre pour une ablation de la vésicule biliaire, mais ressort sans estomac… Sur le Web, ce genre de  » tuyau  » circule vite.  » Les gens font leur marché, ils parlent beaucoup entre eux et certains disent : va chez untel, il va quand même t’opérer « , poursuit-il. Les chirurgiens consciencieux se retrouvent pris entre deux feux.  » Soit on refuse et on l’envoie chez un collègue, soit on opère en disant « je vous ai prévenu » « , résume Philippe Malvaux (CHwapi).  » A chacun de savoir pourquoi il fait de la médecine ! lance Nikos Kotzampassakis. Certains pratiquent cela comme s’il s’agissait de chirurgie esthétique, mais avec des techniques dangereuses.  »

Fistules et reflux

Mortalité liée à l’intervention : 0,3 %. Fistules, lâchages d’agrafes, ulcères ou sténoses gastriques : entre 0,7 et 5 %. Hémorragies postopératoires précoces : 4,8 %. Reflux gastro-oesophagiens (remontées acides et alimentaires) : 20 %. Certaines études mentionnent par ailleurs un risque accru de suicides.  » Beaucoup de frustrations peuvent s’installer, observe François Terryn. Ceux qui se réfugiaient dans la nourriture ne le pourront plus. Il arrive que certains se tournent alors vers la boisson. L’alcool, ça passera toujours. Pour d’autres, le changement corporel est tellement important qu’ils ne se reconnaissent plus.  »

A quoi ressemble toute une vie sans estomac ?  » On ne sait pas « , admettent sans détour les médecins interrogés. L’ablation partielle n’est pas neuve, elle a déjà fait ses preuves, par exemple, en cas de cancer. Mais appliquée à la perte de poids, la technique est trop récente. Peut-être engendrera-t-elle trop de problèmes liés au reflux. Peut-être favorisera-t-elle les cancers de l’oesophage. Peut-être l’estomac se révélera-t-il trop serré. Ou peut-être pas. Les techniques à la mode tombent en tout cas parfois en désuétude. Prenez l’anneau : massivement proposé il y a quelques années, désormais massivement retiré. Trop de désagréments. Mais un estomac coupé, lui, ne pourra jamais être replacé.  » Qu’il y ait des risques, c’est tout à fait vrai, concède François Terryn. Mais en cas d’obésité morbide, il est plus dangereux de ne rien faire que de se faire opérer « . En cas d’obésité morbide. Pour le reste…

Jusqu’au jour où l’Inami resserrera la vis. Le taux d’échec, déjà estimé à 20 %, ne peut qu’augmenter si les patients sont mal sélectionnés. Et s’il faut réopérer, il faut à nouveau rembourser. Cela en devient forcément moins rentable. Récemment, l’agence intermutualiste (qui regroupe l’ensemble des mutuelles) a procédé à un vaste contrôle. Les chirurgiens ont dû justifier de A à Z un certain nombre de dossiers. Les résultats officiels ne sont pas encore connus.  » Disons qu’il y a beaucoup de zones blanches, quelques grises (des réponses vagues) et une minorité de noires. Mais de façon assez incroyable, certains n’ont pas répondu !  » s’étonne Jacques Boly, spécialiste en médecine d’assurance, fraîchement retraité des Mutualités chrétiennes.  » La diffusion des résultats constituera une nouvelle occasion d’améliorer la prise en charge de la chirurgie de l’obésité « , fait savoir le cabinet de Maggie De Block, sans préciser si la ministre de la Santé serait favorable à une réforme du système actuel.

Certains se mettent à rêver d’une organisation pareille à celle des Pays-Bas, où le remboursement est effectué par étape, si la prise en charge postopératoire est respectée. Puisque c’est souvent là que le bât blesse.  » Les patients sont parfois indisciplinés. Quand ils ont perdu un certain poids, ils sont satisfaits et négligent le suivi « , remarque Catherine Laminne, infirmière coordinatrice au Grand Hôpital de Charleroi. La plupart des opérés revoient volontiers le chirurgien, dans le meilleur des cas une ou deux fois le diététicien, mais le psychologue est souvent oublié. Dommage. L’obésité ne se combat pas que dans l’estomac.

PAR MÉLANIE GEELKENS

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