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Nos aptitudes à l’auto-sabotage

« Je n’ai jamais de chance », « Personne ne m’aide », « Au point où j’en suis »… Toutes ces petites phrases banales qui ponctuent nos conversations en témoignent : nous sommes passés maîtres dans l’art de nous gâcher la vie.

J’ai l’impression que tout sonne faux dans ma vie. Au boulot, je mets du coeur à l’ouvrage alors qu’en vérité je m’ennuie. Dans la vie sociale, je souris gentiment, mais je ne me sens jamais à l’aise. J’aime mon mari, mais je ne me sens plus très amoureuse : je fais l’amour sans beaucoup de plaisir. J’aime mes enfants mais parfois ils me pèsent. Bref, dans aucun domaine de ma vie, je ne me sens complètement satisfaite ou accomplie… » Des gens comme Nathalie, qui ont « tout pour être heureux, mais… », nous en connaissons tous. « Ils ne sont pas heureux parce qu’ils se font une fausse idée du bonheur », précise la psychologue bruxelloise Marie Andersen.

« Sous l’influence des ‘recettes du bonheur’ distillées par les livres, les magazines et la télé, ils croient que la vie doit être parfaite pour être belle et que, s’ils ne sont pas heureux 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, ils ont tout raté. Le moindre couac suffit à les déstabiliser. Comme dans le cas de Juliette, une de mes patientes, qui va jusqu’à mettre son couple en danger pour des broutilles… »

Le saumon et la pomme

L’incident du saumon, par exemple. « Juliette et Tom, son compagnon, adorent recevoir leurs amis autour d’un bon repas. Chacun a son rôle : Juliette établit le menu, Tom choisit les boissons. Mais un beau jour, revenant d’un court séjour en Norvège, Tom ramène un saumon frais, dont il suggère à Juliette de faire une seconde entrée pour les quelques invités qu’ils attendent le soir même. Juliette ne dit pas non, mais elle est perturbée : du poisson en entrée, alors qu’elle en avait déjà prévu en plat ? Comment restructurer son menu ? Quelles boissons proposer ? Le saumon devient une pomme de discorde, Juliette se crispe, Tom culpabilise, l’ambiance est tendue, les amis se sentent d’autant plus mal à l’aise qu’ils n’y comprennent rien, et le dîner qui devait être ‘parfait’ tourne à la catastrophe ! »

Pourquoi se focaliser sur un détail raté quand l’ensemble est réussi ? « Parce que l’être humain est naturellement doué pour repérer ce qui ne va pas, commente Marie Andersen. C’est une ‘qualité’ qui remonte à l’époque préhistorique, où la vigilance était de rigueur : ceux qui n’étaient pas capables d’anticiper les attaques des prédateurs n’avaient aucune chance de survivre ! Notre cerveau étant fondamentalement semblable à celui de nos lointains ancêtres, notre programmation n’a pas changé. Mais comme la société actuelle est d’une extrême complexité, l’habitude d’être vigilants peut nous amener à voir tout en noir… Ce qui est plutôt inconfortable ! »

Après l’inconfort, le réconfort

Nous pourrions évidemment refuser cet inconfort et renvoyer l’homme préhistorique qui se tapit en nous à sa jungle primitive. « Mais nous n’en avons pas vraiment envie, insiste Marie Andersen. Depuis notre naissance, nous apprécions l’inconfort, ou plutôt nous aimons en sortir. Notre vie a commencé par une détresse, aussitôt compensée. Ensuite, nous avons revécu plusieurs fois par jour cette alternance insatisfaction/ satisfaction : chaque fois qu’un bébé se sent inconfortable, son entourage le réconforte en le nourrissant, le changeant et le câlinant. Et, peu à peu, nous nous sommes rendu compte que les meilleurs moments de nos vies sont ceux où nous passons de l’inconfort au réconfort. De sorte que nous en arrivons à créer de l’inconfort pour le plaisir d’être réconfortés. On se dispute pour se réconcilier. On fonce dans les problèmes pour les surmonter. Pour revivre encore et encore cette sensation primordiale qui a marqué les premières semaines de notre vie, notre premier bonheur ! C’est pour cela que je ne crains pas de parler d’un ‘art’ de se gâcher la vie… »

L’ennui, c’est qu’à force de jouer avec le feu, on finit par se brûler. Entre le plaisir et le déplaisir, le conscient et l’inconscient, il y a des retournements, des malentendus, des télescopages, et, tôt ou tard, notre « logique illogique » nous pousse trop loin, la réconciliation attendue ne se produit pas, le problème ne se laisse pas surmonter… Bref, nous faisons exactement le contraire de ce qui nous ferait du bien. Et nous nous plaignons d’avoir de la malchance, alors que la vraie malchance est relativement rare : la plupart du temps, nous nous mettons nous-mêmes en difficulté ! Et les « trucs » que nous utilisons pour nous pourrir l’existence et nous empêcher d’avancer sont aussi nombreux que variés !

Si tu m’aimais…

Quelques exemples ? Truc n° 1 : la cause unique. David attribue tous ses échecs au manque d’argent. « J’avais besoin d’un coup de pouce de départ, mais mes parents ne m’ont pas aidé à m’installer. » Résultat : il a un boulot sans intérêt, pas de vie sociale et pas les moyens de fonder une famille ! « Cet homme s’obstine à présenter son histoire comme un jeu de dominos, la chute du premier conditionnant tous les autres dans une dégringolade magistrale, explique Marie Andersen. Ça lui permet de faire l’économie de la réflexion et surtout de l’introspection : tout est de la faute de Papa-Maman, il n’a donc pas accès à la solution, autant clore le dossier et renoncer définitivement à toute forme d’action ! »

Truc n° 2 : l’enfermement nombriliste. Depuis plusieurs jours, Françoise râle. Glaciale le jour, plus glaciale encore la nuit. Visage fermé, elle ne lâche que les mots absolument indispensables aux aspects pratiques de la vie quotidienne. Fabrice, son compagnon, est désarçonné. Chaque fois qu’il se risque à lui demander une explication, elle répond : « Si tu m’aimais, tu me comprendrais ! » « Or, même à ceux qui nous sont proches et chers, nous ne dévoilons qu’une petite partie de notre personnalité, remarque Marie Andersen. De ce fait, ils nous comprennent comme nous les comprenons nous-mêmes : peu et mal. Si nous souhaitons être compris, nous avons tout intérêt à donner notre mode d’emploi, plutôt que de continuer en vain à espérer être devinés ! »

Truc n° 3 : le respect des mythes. Tous les dimanches, Alex va déjeuner chez ses beaux-parents avec son épouse Fabienne et leurs deux enfants. Ce repas est censé être un moment convivial, où chacun, heureux et détendu, raconte sa semaine et commente celle des autres. « C’est un mythe, bien entendu, comme il y en a dans toutes les familles, et qu’on fait durer jusqu’à l’avarie, précise Marie Andersen. La barre est suffisamment haute pour que l’échec soit assuré, mais le mythe est maintenu. On s’obstine à croire que ça pourrait marcher, que la prochaine fois ça ira mieux. Et on sabote obstinément ses dimanches, alors qu’il suffirait d’un peu de souplesse et d’inventivité pour leur redonner tout leur charme. »

Truc n° 4 : la loi du casino. Jeanne avait déjà des doutes sur Philippe au moment de leur mariage. Mais au point où elle en était, elle n’a pas osé reculer. Un quart de siècle et de nombreuses humiliations plus tard, les enfants ont quitté la maison. Jeanne pourrait faire de même, mais, au point où elle en est, à quoi bon ? « On a fait tant d’efforts, on a tellement ravalé sa frustration, on ne va pas plier maintenant, souligne Marie Andersen. C’est la loi du casino : on mise sur le 7 à chaque partie, mais on perd chaque fois. C’est un truc très efficace pour prolonger son malheur : on ne se gâche pas la vie à moitié ! »

Combats (in)utiles

Trucs n°5, 6, 7… Il y en a des dizaines, voire des centaines. « Comment briser ces innombrables cercles vicieux dans lesquels nous nous enfermons ? D’abord en acceptant ce qu’on ne peut pas changer, tranche Marie Andersen. Les limites que notre corps nous impose, les contraintes de la société, les responsabilités qu’on a prises… Pourquoi gaspiller notre énergie dans des ruminations, des plaintes et des combats inutiles, alors que nous pouvons la mettre à profit pour changer de vie, ou en tout cas pour changer quelque chose dans nos vies. En tant que thérapeute, j’ai accompagné beaucoup de gens dans cette évolution. Certains changements sont modestes, d’autres spectaculaires, mais tous apportent à ceux qui les ont accomplis leur dose de bonheur mérité. Même ceux qui se passent uniquement dans la tête : on cesse de se plaindre de tout ce qui ne va pas, on profite de tout ce qui est précieux, on arrose les fleurs et pas les mauvaises herbes, et on se réjouit que la vie soit aussi parfaitement imparfaite… »

Par Marie-Françoise Dispa

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