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Moi, Maud F., cadre supérieur et schizophrène

Le Vif

Dans le monde du travail, on côtoie sans le savoir des personnes atteintes de schizophrénie. Elles cachent leur maladie par peur d’être mises à l’écart. Le témoignage de Maud, ingénieure dans un grand groupe, brise un tabou.

Quinze ans qu’elle garde le silence, au bureau, sur ses maux. Qu’elle met ses absences – rares – sur le compte d’une grosse fatigue. Qu’elle garde ses distances avec ses collègues, pour éviter les déballages trop intimes. « J’ai des ennuis, mais rien de grave, c’est passager », leur glisse-t-elle quand elle sent sa raison vaciller. Mais ce n’est pas passager, non. Maud* F. est schizophrène, une maladie mentale qui ne se guérit pas.

Ingénieure dans une grande entreprise du Cac 40, en charge d’un projet sensible dont le budget avoisine le million d’euros, très bien notée par sa hiérarchie, elle travaille depuis toujours sous camisole chimique. Un comprimé d’Abilify 15 mg chaque matin. Deux, le maximum autorisé, dans les périodes critique. Seuls ses proches savent.

« Personne ne se doute de rien »

Assise à la terrasse d’un café parisien, des pendentifs élégants aux oreilles, féminine sans ostentation, elle balance la vérité sur sa double vie d’un coup, comme on saute sans regarder en bas du plongeoir de 5 mètres. Puis elle tire sur sa cigarette roulée, son « autre poison », avec les médicaments, et elle rajoute, en souriant crânement : « Je donne le change, je navigue avec facilité dans tous les milieux, personne ne se doute de rien ».

Parce qu’on est au courant, on trouve des indices, forcément. Il y a son visage, étonnamment expressif, qui s’illumine sous l’effet de l’exaltation et, dans la même seconde, se crispe d’inquiétude. Et aussi, les fines lignes blanches sur le dessus de son poignet. « Des traces d’automutilation, explique sans détour Maud. D’habitude je porte des manches longues pour les cacher. A vingt ans, je me tailladais le bras avec des lames de rasoir, ma seule échappatoire quand je sentais l’angoisse monter. J’ai fait deux tentatives de suicide à cette époque. Une overdose d’héroïne, d’abord. Puis j’ai sauté d’un mur de 10 mètres. Je ne devrais plus être là pour en parler ».

Sur Internet avec d’autres « schizonautes »

On se tait, le temps d’encaisser sa dérangeante confession. Elle savoure son expresso, détendue, comme soulagée de réconcilier, enfin, les deux moitiés d’elle-même. La femme socialement adaptée, sous contrôle,  » l’actrice », dit-elle. Et la psychotique, entière et sans concessions, qui passe ses nuits sur Internet à s’empoigner avec d’autres « Schizonautes » rêvant, comme elle, d’une société plus juste.

On l’a rencontrée sur le Net, justement, où elle se dissimule sous un pseudo. Au départ, la discussion pouvait paraître mal engagée. « A cause de vous, les journalistes, les gens pensent que les schizophrènes sont tous des fous dangereux, prêts à pousser un inconnu sous le métro ou à poignarder le premier passant venu, écrivait-elle, très remontée, sur le site communautaire Atoute.org. Vous n’avez pas idée du nombre d’entre nous qui travaillent et ne font pas parler d’eux. J’en connais une quinzaine, rien que sur ce forum. D. est webmaster, F. ingénieure chargée de la synchronisation des feux rouges, B. expert dans la police scientifique… »

« Pire que le cancer »

On avait admis qu’en effet, on ignorait cette réalité. Sur quoi D., justement, était intervenu : « Les schizophrènes n’osent pas se déclarer, par peur d’être stigmatisés. Aux yeux d’un employeur, cette maladie, c’est pire que d’avoir le cancer ou d’être séropositif ». A cet instant, Maud s’était sentie piquée au vif : « Je vais me déclarer, moi, je n’ai pas honte! » Elle pouvait se permettre de prendre le risque, affirmait-elle. A 19 ans, son « gamin », qu’elle avait élevé seule, était sur les rails : « Baptiste* a commencé à chercher du boulot, bientôt il gagnera sa vie, alors quelle importance, si j’étais virée… »

Elle venait de trouver un combat à la mesure de ses idéaux, qui rejoignait ses désirs secrets, ne plus mentir, ne plus faire semblant. Maud avait donné son vrai nom. On s’était fixé rendez-vous quelques semaines plus tard dans une brasserie.
La brasserie où, en cet après-midi de juin, elle se montre plus déterminée que jamais. « J’ai 46 ans, j’ai fait mes preuves dans cette boîte, assène-t-elle. Dès que l’occasion se présentera, je dirai qui je suis ».

Cette occasion, son employeur va peut-être la lui livrer sur un plateau. Maud souhaite travailler de chez elle un jour par semaine, avec la bénédiction de son chef. Mais la direction des ressources humaines tergiverse. « Après l’été, si je n’ai toujours pas obtenu leur accord, je sors ma RQTH », lance-t-elle sur le ton du défi. Sa quoi ? « Ma reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé », traduit-elle. Les handicapés psychiques hésitent à utiliser cette arme à double tranchant, qui leur donne droit à des horaires aménagés mais les oblige à sortir du bois. Seulement, le destin de pasionaria sied à Maud. « J’ai un bon job, je passe pour un modèle de réussite sociale, raisonne la cadre supérieure. Qui, mieux que moi, peut changer l’image effrayante que les gens se font des schizophrènes? »

Des regards bizarres

Un mois plus tard, sous un soleil radieux. A l’approche des vacances, le chef de Maud a réservé des tables au restaurant d’à côté, pour le déjeuner rituel du service. Quand elle arrive, ses collègues en chemisettes sont déjà installés sous les parasols. Pourquoi me regardent-ils bizarrement, se demande-t-elle, jusqu’à ce que l’un d’eux lui suggère, l’air gêné, de retirer ce gros pull à col roulé, elle doit étouffer par cette chaleur. Maud s’exécute, confuse. Elle se montre si soucieuse, habituellement, de ne pas se faire remarquer.

Mais voilà, elle a arrêté ses médicaments depuis plusieurs jours, convaincue une fois de plus qu’elle va réussir à s’en passer. Les interruptions de traitement sont récurrentes dans cette maladie, qui prive le sujet de clairvoyance vis-à-vis de ses symptômes. Depuis, ses idées s’emmêlent, chaque geste lui coûte, elle oublie de se doucher le matin, s’habille avec ce qui lui tombe sous la main. Elle redoute les trajets en métro, oppressants pour qui lit, comme elle, dans les pensées des autres voyageurs, de même qu’eux lisent dans les siennes. A l’étage où elle travaille, en open-space, elle se sent épiée, scrutée, jugée. Si bien que cet après-midi là, elle manque apostropher les deux types qui échangent des regards entendus d’un box à l’autre, tout en pianotant sur leurs téléphones. Ils s’envoient des textos médisants à son sujet, la preuve, ils la dévisagent en ricanant. Ou peut-être qu’elle déraille?

La hantise de la faute professionnelle

Au bord de l’épuisement, Maud lutte pour dissimuler sa peur et éviter la faute professionnelle, sa hantise. Plus que quelques heures avant les congés. La liberté d’être soi, même si ce n’est qu’un bloc de souffrances. Elle se félicite d’être débarrassée de ces médicaments qui, à la fois la sauvent, et l’amputent de la part la plus vivante de sa personnalité. « Je me déteste en robot performant qui ne ressent plus rien », confie-t-elle. Son fils a filé sur la Côte d’Azur avec un copain. Son fils qui la retient, depuis tant d’années, de basculer. « Baptiste agit comme un détecteur de fumée, explique-t-elle. Quand je commence à perdre contact avec la réalité, je m’en aperçois à la façon dont il me parle, il s’inquiète alors il devient agressif. Pour moi c’est le signal. » Baptiste parti, plus de détecteur, plus de signal.

Les jours suivants, Maud les passe au fond de son lit, exsangue. Jusqu’à ce matin fatidique où Baptiste ne répond pas sur son portable. Son copain non plus. N’avaient-ils pas parlé d’une rencontre, sur le port, avec le propriétaire d’un yacht ? A l’heure qu’il est, cet homme d’affaires richissime les a kidnappés, c’est sûr, il les garde prisonniers sur son bateau. Le pire, c’est que les flics sont de mèche, inutile d’espérer de l’aide de leur part. Une seule solution, sauter dans le premier avion pour Nice, se dit-elle à l’instant précis où arrive un texto signé de Baptiste : « T’inquiète », suivi d’un smiley.

Un épisode délirant

Allons donc, ce n’est pas lui qui écrit, le milliardaire lui a confisqué son téléphone et cherche à gagner du temps. Texto impératif de Maud : « Je veux un coup de fil. » Texto irrité de Baptiste: « On s’est parlé hier soir, je ne vais pas t’appeler tous les jours! » Le signal. Sur le champ, Maud ressort ses boîtes d’Abilify de l’armoire à pharmacie. Et, deux semaines plus tard, reprend le chemin du boulot, fin prête pour la négociation d’un partenariat capital avec leur homologue polonais. Cet épisode délirant n’est ni le premier ni le dernier de son long compagnonnage avec la maladie. Mais jamais ses collègues n’ont été témoins de ses égarements. Chaque fois, un sixième sens l’a averti à temps pour qu’elle demande à son psychiatre de l’arrêter.

On retrouve Maud un soir de septembre, dans le même café que précédemment, avec sur le visage, cette expression désarmante de candeur qui provoque immédiatement un élan de sympathie. Elle a du nouveau. De son sac à main, elle sort un porte-document, tend une feuille à en-tête de son employeur : « L’avenant à mon contrat de travail. »

La direction a accepté le principe du télétravail sans qu’elle brandisse sa RQTH. Alors on l’interroge, perplexe : comment va-t-elle s’y prendre, désormais, pour révéler sa maladie à ses collègues? Son air accablé, soudain: « J’ai remis ça à plus tard, avoue-t-elle à contrecoeur. Je ne peux plus me permettre de perdre mon boulot. Mon fils a décidé de reprendre ses études et il part à l’étranger. » Elle allume une cigarette. A son regard décidé, on devine que sa volonté n’a pas faibli: « Je finance encore ses études pendant quatre ans, ensuite il sera autonome et alors, plus rien ne me retiendra de dire la vérité. » Ni de bazarder cette existence dans les clous qui lui ressemble si peu.

Par Estelle Saget

*Les prénoms ont été changés

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