© Charles Monnier

Les médecins violeurs existent aussi

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Ils sont une minorité. Pourtant, les médecins violeurs existent. Probablement plus que les plaintes et les condamnations le laissent entrevoir. Car la parole des patientes victimes n’est pas toujours écoutée et la lourdeur des mécanismes de sanctions – quand ils existent – permet une certaine impunité.

Pascale (1) a 18 ans. Sans doute est-elle stressée, comme chacune l’est lors d’une toute première visite gynécologique. Elle se déshabille, s’allonge sur la table. Le médecin fait sortir son stagiaire, ferme la porte du cabinet. A clé. Il ôte ses gants. Ses doigts insistent, s’attardent. La jeune fille n’a pas l’impression de vivre un examen, mais de subir des gestes de pénétration sexuelle et de masturbation. Elle porte plainte. Comme Françoise qui, quelques mois plus tard, a rendez-vous pour une échographie du dos. Malgré cette prescription précise, le docteur Joël H. réalise un examen vaginal. A nouveau, ses doigts s’appesantissent, sur ses seins, son ventre, son clitoris. Il essaie même de l’embrasser, affirmera-t-elle aux policiers qui enregistrent sa déposition.

Qu’est-ce qui distingue un toucher vaginal d’un gynécologue, d’un attouchement sexuel ?

Joël H. n’avait pris aucune note durant ces interventions, datant de 2001. Le gynécologue débutant (28 ans à l’époque) ne les factura même pas. Mais Pascale et Françoise se méprenaient ! Il ne s’agissait que d’examens lents et scrupuleux, justifia-t-il devant le tribunal de première instance. Il fut acquitté au bénéfice du doute, puis condamné par la cour d’appel de Liège en 2010. L’arrêt, longuement motivé, s’appuyait sur différentes expertises médicales ainsi que sur le profil psychologique du prévenu. Le juge estimait que le médecin avait méprisé des patientes fragiles. Verdict : attentats à la pudeur, viols. Condamnation à un an de prison avec sursis.

Condamné, il s’expatrie

Entre-temps, le gynécologue avait retrouvé un poste au Grand-Duché, dans une maternité en sous-effectif dont la fermeture était programmée fin 2011, pour cause de nombre insuffisant de naissances. Elle cessa ses activités cinq mois plus tôt que prévu, après que la direction de l’hôpital apprit la condamnation du praticien et le licencia. Saisi, le Collège médical priva l’intéressé de son honorabilité professionnelle, tout en s’étonnant qu’il puisse continuer à exercer au Luxembourg. Mais la patientèle de Joël se raréfia et la révélation de sa condamnation diminua  » ses possibilités de reclassement dans un autre établissement « , comme le mentionne un jugement de la justice luxembourgeoise dans un dossier de redressement fiscal (le fisc n’avait entre autres pas accepté de considérer ses honoraires d’avocat en Belgique comme des frais professionnels déductibles). Alors Joël tenta sa chance en France. En Seine-Saint-Denis en 2013, puis dans une maternité de la Seine- Maritime dès 2016.

Nathalie suit amèrement son parcours, elle qui affirme avoir été victime du  » comportement volontairement manipulateur et abusif  » de son ancien gynécologue, lors de son époque luxembourgeoise. Elle n’entre pas dans les détails. Elle n’a pas porté plainte.  » Il m’a fallu du temps pour être capable de réagir. Quand j’ai essayé de parler, je n’ai pas été crue. Je ne peux même pas exprimer à quel point j’en ai souffert et dans quel état de solitude et d’impuissance j’ai été placée.  » Une question ne la quitte plus : avec de tels antécédents, pourquoi Joël peut-il continuer à pratiquer ?

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Combien de Joël ?

Au Grand-Duché, il avait été engagé avant d’avoir été condamné. L’absence de réaction belge est, par contre, surprenante. Le Conseil médical provincial (chargé des procédures disciplinaires) ne l’avait pas radié, ni même suspendu. Les autorités médicales françaises n’ont rien trouvé à y redire non plus. Le conseil départemental de Seine-Saint-Denis, comme celui de Seine-Maritime, ont pourtant dû examiner son casier judiciaire, dont la présentation est obligatoire en cas d’installation à l’étranger. Tous deux ont apparemment considéré qu’une condamnation pour deux viols n’était pas incompatible avec le métier de gynécologue. Joël H. et l’hôpital qui l’emploie aujourd’hui n’ont pas répondu à nos demandes d’interview.

Combien y a-t-il de Joël ? Il y a ce dentiste, condamné en avril dernier par le tribunal correctionnel de Bruxelles à cinq ans de prison avec un sursis de deux ans. Dans son cabinet de Ganshoren, il forçait sur l’anesthésiant pour violer et commettre des attouchements. Il a fait appel. Il exerce toujours. Il y a ce docteur condamné à Liège en mars 2017 pour le viol d’une patiente handicapée mentale. Il y a ce kiné condamné à Bruxelles en 2016. Il niait tout viol, mais reconnaissait avoir éjaculé sur les fesses d’une dame qui le consultait, alors qu’elle était assoupie. Il y a ce médecin de famille condamné à Gand en 2016 pour viol (lors d’une séance d’acupuncture) et attouchements (une palpation mammaire non mentionnée dans le dossier médical). Il y a ce généraliste condamné à Liège en 2013, qui auscultait les seins d’une jeune fille souhaitant se faire prescrire un somnifère et réalisait un toucher vaginal sur une autre, atteinte de maux de tête. Il y a ce docteur condamné à Bruges en 2011 pour viol sur sa patiente (et collaboratrice administrative), dont les troubles mentaux feront dire au tribunal qu’elle ne pouvait être consentante, contrairement à ce que l’accusé affirmait. Air connu : elles étaient partantes !  » Elle était très bien maquillée, avenante et elle s’est cambrée d’une façon qui ne laissait aucun doute. J’ai bien vu qu’elle voulait autre chose « , avait ainsi déclaré le kiné-éjaculateur à la police. Et s’ils ne peuvent plaider le consentement, alors les toubibs incriminés avancent le malentendu. Si mince, la frontière entre gestes avisés et déplacés…

Trahi par son érection

 » Qu’est-ce qui ressemble le plus à une caresse maternelle chez un nouveau-né qu’un geste pédophile ? Vu de l’extérieur, c’est le même geste. Qu’est-ce qui distingue un toucher vaginal d’un gynécologue d’un attouchement sexuel ?  » Israël Nisand était assez fier de cette trouvaille. En 2016, le président du Collège des gynécologues et obstétriciens français raconta lors d’un colloque (sur la juste distance entre le gynécologue et sa patiente) comment il avait utilisé cette comparaison devant un tribunal, où il avait été appelé à témoigner en faveur d’un confrère visé par onze plaintes pour viols (et finalement condamné pour quatre attouchements).  » Une mère le fait dans l’intérêt de son enfant, pas pour y prendre du plaisir.  » Idem pour le praticien ! Son argumentaire avait, contre toute attente, enfoncé son collègue. Dont plusieurs femmes avaient témoigné avoir senti son érection contre leur bras alors qu’il prenait leur tension.

Cette juste distance est « devenue un vrai sujet de préoccupation, dans un monde où les rapports se tendent

Pour Israël Nisand, ce genre de  » problèmes  » est amené à se multiplier. Car cette juste distance  » est devenue un vrai sujet de préoccupation, dans un monde où les rapports se tendent et où tous les pouvoirs – y compris celui du médecin – sont contestés. Où on ne pardonne plus les abus, surtout quand il y a position dominante « . Le gynécologue français conseille à ses confrères de rester  » sur un piédestal, dans un halo de mystère « . Comprenez : de ne pas parler vie privée, de couper court à toute situation tendancieuse, de ne pas commenter la lingerie ou la silhouette des femmes qui consultent… Et, accessoirement, de ne pas chercher à coucher avec elles. Elémentaire ? Lors d’un colloque présidé par Israël Nisand dans le sud de la France, la moitié des praticiens présents dans la salle avait déclaré avoir déjà eu des rapports sexuels avec une patiente. En 2015, le site professionnel Medscape réalisait un sondage autour de la question  » est-il, selon vous, acceptable de s’engager dans une relation sexuelle ou amoureuse avec un patient ?  » 5 % des répondants européens déclaraient  » oui, même avec un(e) patient(e) actuelle « , 18 %  » oui, mais pas avant six mois à un an qu’il ou elle ne soit plus patient(e) « , 20 % estimaient que  » cela dépendait  » et 57 % étaient contre.

Le code de déontologie médical, que ce soit dans sa version française ou belge (qui vient pourtant d’être actualisée), n’aborde pas le sujet. Outre-Quiévrain, une pétition a été remise en mars dernier à la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, réclamant que l’interdiction de relation sexuelle avec des patients y soit inscrite noir sur blanc. Les processus de transfert et contre-transfert (qui poussent, inconsciemment, les soignés à transposer certaines émotions sur leurs soignants, et vice versa) conduiraient parfois les médecins à profiter de l’état de vulnérabilité de leurs patientes pour les séduire, voire les manipuler. Selon les signataires – parmi lesquels plusieurs médecins -, le phénomène n’est pas à sous-estimer, même si le nombre de plaintes est faible. Soit parce que les plaintes pénales  » sont le plus souvent déclarées irrecevables « , soir parce que les victimes n’osent pas réagir,  » se sentant salies et ayant le sentiment d’avoir été naïves « , explique dans Le Monde le docteur Dominique Dupagne, à l’initiative de la pétition et auteur d’un blog recueillant de nombreux témoignages.

Les médecins violeurs existent aussi

Sévérité douce

L’Ordre français des médecins n’y voit pas d’utilité, estimant que les textes actuels suffisent et qu’une interdiction formelle serait contraire au respect de la vie privée. Chez nous, l’Ordre ne s’est pas encore officiellement prononcé. Le nombre de plaintes n’est pas recensé. A la différence du nombre de sanctions : 75 ont été prononcées entre 2005 et 2016 pour des faits de moeurs. Sur un total de 5 337, toutes catégories de faits confondues (les deux principales portant sur la qualité des soins et les certificats de complaisance).  » C’est un problème préoccupant, même s’il l’a encore été davantage par le passé, avec un « pic » en 2005-2006 après les affaires de pédophilie, relate Jean-Jacques Rombouts, vice-président francophone de l’Ordre. Bien sûr, nous ne tolérons pas ce type de comportement.  »

L’Ordre des médecins réclame de pouvoir prendre des mesures d’écartement urgentes et préventives

Pas de tolérance. Mais de l’indulgence ? Du corporatisme ? Peu de sévérité, en tout cas. La justice ne suffit pas : après une condamnation pénale pour viol, le conseil médical provincial est informé et lance une procédure disciplinaire, qui aboutira  » éventuellement  » à une sanction. Une interdiction temporaire de pratiquer (maximum deux ans) ou  » rarement  » une radiation (donc une perte du droit d’exercer). Des mesures qui ne s’appliquent que sur le sol national et qui n’empêchent donc pas le docteur incriminé de s’installer à l’étranger.

Un mécanisme européen d’alerte (dit  » système IMI  » et transposé depuis 2015) est censé empêcher toute impunité. Les autorités compétentes doivent avertir leurs homologues des autres Etats membres lorsque le droit d’exercer d’un professionnel est restreint et interdit. Voilà pour la théorie. La pratique, elle, est encore difficile à concrétiser. Puis les condamnations judiciaires, comme les sanctions disciplinaires, prennent du temps. L’Ordre des médecins réclame depuis des années de pouvoir prendre des mesures d’écartement urgentes et préventives, si des faits graves et précis laissent craindre un danger pour les patients. La précédente ministre de la Santé, Laurette Onkelinx, l’avait autorisé… à moitié. Ce pouvoir a été accordé en 2014 aux commissions provinciales, et non à l’Ordre. Sauf que l’arrêté royal de cette loi n’a toujours pas été publié, que les commissions disposent de peu de moyens d’investigation et, qu’in fine, cette procédure reste totalement méconnue. Elle n’a été actionnée qu’une fois en quatre ans, dans le Brabant wallon.

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Sans doute pourrait-elle l’être davantage. Pour cet urgentiste, accusé de viol en septembre 2017 ? Une jeune fille, craignant que l’on ait mis de la drogue dans son verre, s’était rendue aux urgences d’un hôpital bruxellois. L’homme qui l’avait auscultée aurait commis sur elle des attouchements, révélait, fin mars dernier, La Libre Belgique. Il fut licencié sur le champ pour faute grave. Une autre patiente, souffrant de problèmes psychiatriques, avait dénoncé, trois jours plus tôt, des faits similaires. L’urgentiste avait retrouvé du boulot à l’hôpital d’Arlon. Où il aurait récidivé. Une instruction est en cours.

Pour ce chirurgien, accusé de faits de harcèlement, d’agression sexuelle et de viol par deux étudiantes, une infirmière et une patiente, entre 2014 et 2016 au CHU de Charleroi ? Ces femmes racontent avoir été coincées dans son bureau, pelotées, embrassées de force, intimidées. L’infirmière avait mis deux ans à informer sa hiérarchie, par crainte pour son job. Les étudiantes avaient attendu d’obtenir leurs dernières notes de stage, par peur d’hypothéquer leur avenir professionnel. Le chirurgien avait été écarté, tout en continuant à être rémunéré. Il devait reprendre du service en décembre 2017, une enquête du conseil médical de l’ISPPC ayant estimé que les témoignages des plaignantes n’étaient pas crédibles. La quatrième plainte, celle de la patiente, empêcha sa réintégration. Jusqu’à nouvel ordre.

Les prénoms des victimes ont été modifiés.

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