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Le pouvoir du poil en politique

Le Vif

Barbe et moustache sont souvent absentes des visages des hommes politiques occidentaux quand leurs homologues orientaux sont nombreux à les arborer. Samir Hammal, enseignant à Sciences Po, s’est penché sur la symbolique du poil en politique.

Si dans le monde politique occidental, la barbe et la moustache sont des accessoires peu développés, dans les pays arabes et plus largement en Orient, on est étonné par leur forte présence sur le visage des dirigeants. Pourquoi cette fracture pileuse entre l’Orient et l’Occident et quelle est sa dimension politique?

Petit retour historique. L’entrée dans la modernité politique occidentale s’est faite à coup de rasoir mettant fin à des siècles de domination du poil. Logique, car en tant qu’attribut de la virilité, la barbe a toujours été un symbole de pouvoir et d’autorité puisque pendant des siècles le pouvoir était exclusivement masculin. Chez les Assyriens et les Perses de Mésopotamie par exemple, la barbe royale portée par les nobles est à boucles et touffue. Dans l’Égypte antique, elle est un attribut du pouvoir des pharaons qui recourent à des postiches en carton : la « doua-our ».

Même la reine Hatchepsout, pharaonne de la XVIIIe dynastie, porte, lors des cérémonies, cette longue barbiche au menton attachée derrière les oreilles pour marquer sa puissance et son affiliation divine, à la différence des prêtres qui se rasaient la barbe, la tête et le corps. Chez les Grecs, la barbe est aussi un symbole de dignité. Les Dieux de l’Olympe comme Zeus ou Poséidon, les héros comme Hercule, ou encore les souverains, tous arborent la barbe alors que les esclaves et les hommes déchus sont au contraire rasés pour stigmatiser leur indignité.

Les philosophes antiques également, comme Aristote, portent la barbe, ce qui en fait un symbole de sagesse. Le premier souverain imberbe de l’Histoire, c’est Alexandre le Grand, qui personnifie au contraire une jeunesse conquérante. Les Romains, par opposition aux barbares, Gaulois notamment, adeptes des cheveux longs et de la longue barbe, se rasent pour marquer le fait qu’ils sont « civilisés ». À Rome, le port de la barbe fluctue selon les pratiques des élites qui dictent la mode. Si l’on en croit les écrits de Pline l’Ancien, c’est Hadrien qui l’a remis en vogue par attirance pour une Grèce archaïsante et dit-on, pour dissimuler les imperfections de son visage, avant que l’empereur Constantin ne la proscrive à son tour.

Grandeur et disgrâce du poil

Ces flux et reflux du port de la barbe laissent d’ailleurs des traces : dans l’histoire de l’Église par exemple puisque les prêtres orthodoxes orientaux portent toujours la barbe à la différence de ceux de l’Église catholique romaine. Le poil qui est, encore une fois, une symbolique du schisme entre l’Orient et l’Occident. Une rupture qu’il faut toutefois relativiser si l’on considère que le Christ est souvent représenté barbu, que le lévitique recommande aux Hébreux de « ne point couper en rond les coins de leur chevelure, et de ne pas détruire les coins de leur barbe », et que chez les peuples sémitiques couper la barbe d’un ennemi était un grave affront.

Cet attribut masculin par excellence prend, selon les époques, une signification différente. L’histoire de l’Occident se confond même avec les retours périodiques de la pilosité faciale. Clovis, premier Roi Franc chrétien est représenté avec une belle barbe. Charlemagne est baptisé  » l’empereur à la barbe fleurie  » et au Xe siècle, la barbe redevient à la mode. Mais, Lorsque Guillaume II de Normandie devient en 1066 le Conquérant, il inaugure son règne par un décret rendant le rasage obligatoire. Le doge de Venise l’interdit également en 1128, sous peine de pilori, de sorte qu’à la fin du XIIe siècle, l’Occident a choisi la mode du visage glabre. C’est sous l’influence de l’Église, dès le XVIeème siècle que le port de la barbe revient dans les moeurs des élites dirigeantes, à l’image du pape Jules II qui arbore une longue barbe et sera imité par les représentants du clergé, tout comme les souverains qui entretiennent cette mode du poil d’Henri VIII d’Angleterre à François Ier de France en passant par l’empereur Charles Quint.
Mais encore une fois le poil tombe en disgrâce. En Russie, le tsar Pierre le Grand impose en 1704 un impôt spécial sur le port de la barbe. En Angleterre, la Reine Élisabeth I soumet aussi son port à une taxe spéciale, réservant ainsi le privilège de la barbe à la noblesse. Sous Henri III, la mode est à la moustache, Henri IV étant considéré comme le dernier roi barbu. Un règne des moustaches qui prendra fin avec Louis XIV.

La barbe, attribut gauchiste?

Le poil disparait de plus en plus, les hommes ne conservant sur le menton que quelques touffes, la fameuse « royale ». Les visages révolutionnaires en France apparaissent rasés, la guillotine étant même baptisée le « grand rasoir national ». Le XIXe siècle marque enfin le grand retour de la barbe. À partir de 1848, tous les contestataires de l’ordre établi sont barbus : le socialiste français Louis-Auguste Blanqui, le général italien Giuseppe Garibaldi, le philosophe Karl Marx, ou plus tard Jean Jaurès.
La barbe habille les révolutionnaires, et même le mouvement hippie dans les années 1960 sera symbolisé par ces hommes à barbes et par ces femmes aux longs poils sous les bras témoignant d’une époque bénie où la pilosité s’assumait… certains dirigeants entretiennent toujours cette « barbe révolutionnaire » comme le Cubain Fidel Castro qui avait commencé à la laisser pousser dans le maquis en jurant de la garder jusqu’à la victoire contre Batista. Et encore aujourd’hui, la scène politique le prouve, la barbe et la moustache se portent davantage à gauche qu’à droite.

Jusqu’au début du XX siècle, l’homme ne se conçoit pas imberbe. Le prince de Savoie, premier roi d’Italie Victor-Emmanuel II ou Louis Napoléon Bonaparte, empereur des Français, portent le bouc et la moustache, comme la majorité de la classe politique française ou italienne de l’époque. Les périodes de guerre mettent toutefois un frein aux pilosités en tout genre. Les « poilus » et les soldats de la Seconde Guerre mondiale optent pour des visages lisses à l’issue des conflits, comme pour exorciser les années de laisser-aller pileux. Et depuis lors, le poil a progressivement disparu du visage de nos dirigeants, suivant en cela les tendances de la société jusqu’au triomphe dans les années 1980 et 1990 des éphèbes imberbes. Nos hommes politiques contemporains, à la différence de leurs ainés n’arborent plus de bacchantes triomphantes ni de barbes fournies.

D’ailleurs, si nos dirigeants occidentaux sont rasés de près, une fois leurs fonctions politiques abandonnées, il leur arrive de s’afficher avec la fameuse barbe de trois jours. À l’image de Nicolas Sarkozy qui après avoir quitté l’Élysée, s’assumait mal rasé comme un signe de libération politique. Le message politique c’est « enfin je suis libre et mes fonctions politiques ne m’imposent plus de me présenter rasé de près devant mes électeurs ».

Dans l’Islam, la barbe fait partie de la beauté

Si ces dernières années, la pilosité est même devenue ultra tendance (il suffit pour s’en convaincre de regarder les acteurs, chanteurs, journalistes, présentateurs télé, ou sportifs) il est pourtant un univers où le poil n’est toujours pas le bienvenu, c’est bien celui de la politique. Sur la scène politique occidentale, le poil n’a donc pas réussi à perdurer. Sublime paradoxe, la barbe n’est absolument plus un symbole de pouvoir politique et de domination masculine aujourd’hui. Au contraire, les hommes de pouvoir n’ont pas de barbe ou de moustache et la suprématie masculine dans cet univers ne s’illustre pas par la pilosité mais par l’absence de pilosité justement (chose intéressante lorsque l’on pense à l’appellation symbolique du mouvement féministe « la barbe » qui a conçu son image à travers « le port ostensible d’une barbe parmi les hommes de pouvoir »…).

Si en Occident la barbe et la moustache sont donc complètement détachées de leur portée politico-symbolique, il reste un endroit où le poil veut encore dire quelque-chose : c’est l’Orient. Cela est vrai notamment en terre d’islam, que ce soit chez les sunnites ou les chiites. Selon les Hadiths (les communications orales du Prophète), Mahomet aurait dit : « Laissez-vous la barbe pousser abondamment et taillez-vous les moustaches. Différenciez-vous ainsi des polythéistes ». Une application littérale reviendrait-elle à considérer comme  » harâm » le fait de se raser complètement? Une chose est sûre, dans l’Islam, la barbe fait partie de la beauté et de la plénitude de l’apparence masculine et se doit d’être bien taillée, comme celle du Président Afghan Hamid Karzai.
Le cas iranien est intéressant des hésitations entre la barbe révolutionnaire et la barbe islamique. En effet, la barbe de l’ancien Président Mahmoud Ahmadinejad était un subtil équilibre entre son positionnement « révolutionnaire », au sens anti-occidental, et « islamique » à l’intérieur du pays. Ce fut le cas aussi de Mohammad Khatami, à la différence de l’ayatollah Ali Khamenei actuel Guide suprême de la Révolution islamique et de son illustre modèle, l’ayatollah Khomeiny, qui affichent des barbes plus longues, un peu comme si le degré d’islamité s’exprimait dans la longueur de la barbe.

Je serai tenté de dire que si l’on s’en tient aux apparences, les dirigeants chiites iraniens apparaissent, du point de vue pileux, plus  » défenseurs  » de la foi que les dirigeants arabes du golfe. La rivalité terrible entre les deux frères ennemis de l’Islam, l’Iran et l’Arabie Saoudite, se livreraient-elles symboliquement à travers la guerre des barbes et des moustaches sunnites et chiites ? C’est peut-être à qui incarnera le mieux le vrai visage de l’islam. Du point de vue de la barbe, avantage aux Iraniens. On remarque d’ailleurs que les représentants du  » clergé wahhabite  » en Arabie Saoudite arborent de longues barbes alors que les dirigeants politiques, à l’image du Roi Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud, ont une barbe plus  » mesurée « , comme si cela était révélateur de la pratique de l’islam politique lui-même.

Un symbole d’autant plus intéressant que dans le monde arabe, les Arabes du Golfe sont politiquement perçus comme les alliés de l’occident… sans doute que les apparences pileuses jouent aussi en faveur de cette idée. Un paradoxe historiquement amusant lorsque l’on sait que le prophète Mahomet a demandé aux musulmans de se laisser pousser la barbe afin qu’ils se distinguent de leurs ennemis, les Perses, qui eux portaient la moustache. Justement aujourd’hui, les dirigeants iraniens portent davantage la barbe et les Arabes la moustache.
Une autre question mérite d’être posée. Dans les pays arabes et musulmans, le passage à la moustache est-il un signe de la laïcisation du pouvoir? C’est une problématique légitime si l’on observe la pilosité des dirigeants orientaux (Arabes et Turcs principalement) qui ont laïcisé de force leurs pays. Point commun des dirigeants antireligieux du monde arabe: ils ont tous banni de l’espace politique « les barbus », dignes représentants de l’islam politique. En clair, les généraux et autres chefs d’États laïcs qui ont pris le pouvoir sont tous apparus rasés ou moustachus, mais jamais barbus! C’est vrai en Égypte avec les Présidents Gamal Abdel Nasser puis Hosni Moubarak, qui feront la chasse à la congrégation des « frères musulmans ». C’est vrai aussi du parti Baas en Syrie dont Hafez Al-Assad et son fils Bachar Al-Assad (qui porte la moustache comme papa, et fait tout comme papa…) se revendiqueront du nationalisme et de la laïcité, tout comme le voisin irakien. Saddam Hussein, nous offre d’ailleurs un exemple intéressant car c’est lorsqu’il a été défait du pouvoir qu’il a miraculeusement laissé pousser sa barbe. Était-ce pour se rapprocher de Dieu, ou bien y avait-il là une manoeuvre de communication pour exploiter l’islam politique? Cette barbe était-elle un message destiné aux musulmans sous la forme: « Comment pouvez-vous laisser juger un fidèle croyant au main des américains infidèles qui occupent les terres saintes? ».

Schématiquement, on pourrait presque dire que dans les pays musulmans les barbus représentent l’Islam politique et les moustachus ou les rasés de près représentent les laïcs, ce qui ferait dire que la pilosité faciale est bien un élément structurant en politique. D’ailleurs historiquement, le port de la barbe et de la moustache fut interdit dans certains lieux par Mustapha Kemal Atatürk, premier président de la République turque, au nom de la laïcisation du régime. Dans les casernes, les universités et les administrations, les « rappels à l’ordre pileux » étaient réguliers. Le « kémalisme », l’idéologie politique qui comprend notamment la laïcité, a donc bien trouvé une traduction esthétique ou cosmétique. Le fondateur de la Turquie moderne ressemblait d’ailleurs plus à un gentleman britannique qu’à un turc ottoman.

La Turquie est l’un des pays où les symboliques pileuses faciales sont en étroite relation avec l’imaginaire politique et religieux. Classiquement, le Turc ottoman était toujours pourvu d’une moustache abondante, souvent tombante sur les côtés. Aujourd’hui la lecture pileuse de la classe politique turque est amusante : par opposition aux visages glabres des  » kémalistes modernes « , on trouve la moustache tombante à la Gengis Khan en  » croc de loup  » portée par les ultra-nationalistes ; la moustache épaisse et broussailleuse davantage portée par les militants d’extrême-gauche ou les kurdes, comme celle du leader autonomiste du PKK Abullah Öcalan ; quant à la moustache courte et en amande, c’est celle des  » islamistes modérés  » comme celle du premier ministre Recep Tayyip Erdogan.

La moustache orne encore la majorité des visages mâles en Turquie car elle est un attribut de la virilité. C’est un élément fort de l’identité nationale pourrait-on dire et celle-ci fait même l’objet de nombreux concours régionaux. Istanbul est devenue une véritable  » Mecque de la moustache « , offrant aux touristes du Moyen-Orient les services de cliniques privées de chirurgie esthétique qui proposent des greffes de poils. Dans les pays orientaux, le poil veut donc encore dire quelque chose alors que ce n’est plus le cas dans le monde politique occidental. On rapporte même qu’en Inde, les policiers moustachus seraient mieux payés que leurs collègues imberbes. Pourquoi la moustache reste donc un attribut de pouvoir dans les régimes politiques orientaux ?

« Que votre moustache soit maudite! »

Il y a toujours eu une corrélation entre la structure paternelle et la structure du pouvoir politique, car le père est la représentation primaire de l’autorité. Les régimes politiques, qu’ils soient autoritaires ou non, ont donc cherché à exploiter cette figure paternelle : Staline présenté comme le  » petit père des peuples  » ; Hitler, présenté comme le père de la jeunesse allemande et qui faisait, à ce titre, l’objet d’une petite comptine pour les enfants « Mon Führer, je te connais bien et je t’aime comme mon père et ma mère. Je t’écouterai toujours comme mon père et ma mère. Et quand je serai grand, je t’aiderai comme mon père et ma mère. Et je serai pour toi, une source de joie, comme pour mon père et ma mère ».

Même dans nos démocraties contemporaines la figure paternelle n’a pas disparu : que l’on pense aux chefs d’États accueillis par des enfants qui leur remettent un bouquet de fleur sur le tarmac de l’aéroport à la descente de l’avion ou lors d’une inauguration. L’exploitation de la figure paternelle par le pouvoir politique doit permettre un degré d’obéissance plus fort et une  » infantilisation  » du corps politique, renforcée symboliquement par l’image d’un père de la nation poilu. D’un point de vue psychanalytique il est d’ailleurs intéressant de constater que la crise d’autorité du pouvoir politique s’exprime à une époque où les dirigeants ne représentent justement plus la figure du père… Est-ce un hasard si dans la langue des signes, le père est désigné par une caresse fictive de la moustache ?

Dans les pays orientaux, la moustache reste un attribut du pouvoir car elle est un signe de virilité et beaucoup d’hommes sont éduqués dans cette idée. Dans l’Irak de Saddam Hussein par exemple, les ministres et les militaires portaient tous la moustache. Comme le rapporte la journaliste Aisha Harris « à cause de la fierté qu’elle procure la moustache peut constituer une cible politique de choix, et raser la moustache d’un opposant n’est pas si rare que cela ». C’est ainsi qu’en 2003, un assistant de Saddam Hussein a insulté le ministre d’État koweitien en s’exclamant : « Que votre moustache soit maudite! »

En définitive si la pilosité est un accessoire désormais marginal dans le monde politique occidental, elle reste bien un élément structurant sur la scène politique orientale.

Par Samir Hammal

Par Samir Hammal, enseignant à Sciences Po Paris, maitre de conférences en institutions politiques et créateur d’un cours sur « les habits du pouvoir » – Twitter : Samir Hammal @SamirHammal

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