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Le crossfit, miracle ou mirage ?

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Il vous promet de la force, un mental d’acier et une vie meilleure. En Belgique, le crossfit connaît un succès fulgurant, porté par l’enthousiasme des adeptes de l’effort intensif. Mais l’effet de mode accentue le risque de dérives pour la santé.

Avant même de pousser la porte d’entrée, des basses de musique techno se font entendre aux abords du hangar décrépit. A l’intérieur, s’y ajoutent les rugissements des sportifs et des sportives, la mine crispée, à bout de force. Les encouragements incessants d’un coach taillé en V : « Allez, on s’accroche, plus que 30 secondes. » Et puis, en un claquement sourd, les poids en fonte fixés sur les barres d’haltérophilie heurtent le sol. Fin d’une série harassante d’overhead squats, qui sollicitent aussi bien le haut du corps que les jambes. Au terme de la séance d’une heure (le WOD, ou workout of the day), les participants se félicitent. Une rasade de boisson protéinée aux fruits, pour récupérer au mieux après l’effort. Autour d’eux, un décor brut, underground. Pas de miroir, de télévision, ni même de douche. Dans cette « box » de crossfit, le superflu n’a pas sa place. C’est le culte de la performance, dans sa plus pure expression.

Thierry Ligot, 55 ans, est l’un des précurseurs en Belgique. Avec sa compagne, Laurence André, il a ouvert la première salle du pays, Crossfit Namur, en 2008. Bien avant que cette méthode de conditionnement physique rencontre un succès fulgurant auprès du grand public. « Au départ, la grande majorité de nos élèves étaient des policiers, militaires, pompiers ou des sportifs de haut niveau, raconte-t-il. A présent, le crossfit séduit monsieur et madame Tout-le-Monde. » Le nombre de box officielles ne cesse de croître : la Belgique en compte plus de 60 à l’heure actuelle, dont 26 en Wallonie et 6 en Région de Bruxelles Capitale. Le public féminin s’est par ailleurs considérablement étoffé, au point d’être majoritaire dans certaines salles.

« Devant ton miroir, t’as l’air con »

Que cherchent-t-ils, au juste, ces inconditionnels d’un intense et épuisant effort physique ? Pour la plupart, à améliorer leur force, leur silhouette et leur mental, afin de mieux faire face à la vie quotidienne sous tous ses aspects. « Le crossfit est la meilleure source de motivation, commente Géraldine Sirjacobs, qui s’entraîne quatre à cinq fois par semaine à Namur. Depuis que j’ai commencé, il y a un peu plus d’un an, je me suis décidée à passer mon permis. Au boulot, je me sens capable d’accomplir bien plus de choses qu’avant. Ça devient très vite addictif. Et comme on en parle tout le temps, ça paraît un peu sectaire. » Lassé de ses entraînements individuels, Jean-François Donnay s’est tourné vers le crossfit il y a sept mois. « Devant ton miroir, à la salle de fitness, t’as l’air con. Ici, on travaille des gestes du quotidien. J’ai bien plus de force et d’énergie qu’auparavant. »

Pour certains sportifs complets, le crossfit devient un pan de leur programme d’entraînement. Notamment dans le monde du triathlon et des sports de combat. Convaincu par la méthode, Michaël Wiatko l’a intégré dans sa salle de MMA, avant d’ouvrir deux box de crossfit avec des amis, à Mons puis à Tournai. Mais la finalité consiste à être bon dans tout. « Si vous me proposez un parcours à vélo, je ne finirai peut-être pas premier, glisse Thierry Ligot, dont la carrure imposante ne se prête pas, a priori, à ce type d’effort. Mais ce qui est sûr, c’est que je le terminerai, et je ne serai pas dernier. »

Les vrais spécialistes cherchent à s’approcher d’un idéal lointain : devenir la personne la plus fit (« en forme » étant la moins mauvaise traduction) au monde. C’est en ce sens que le crossfit combine des entraînements de poids de corps, d’haltérophilie et de cardio. « J’avais beau être sportif, cette méthode me mettait dans un état impossible quand j’ai commencé, se rappelle Gérome Casamento, coach et cogérant de la salle Crossfit Ember, à Liège. Ça a été un vrai choc pour moi. Le crossfit a induit une logique de compétition à l’égard de moi-même. » Depuis lors, cet ancien basketteur de division 3 nationale a participé à plusieurs compétitions officielles (des throwdowns), en Belgique et en Allemagne.

La naissance d’une marque

Les adeptes du crossfit ont leur gourou, vénéré aux quatre coins du monde : Greg Glassman, un Américain aujourd’hui multimillionnaire de 59 ans. Cet ancien gymnaste universitaire, reconverti en coach sportif, a fondé sa propre méthode de conditionnement physique à Santa Cruz, en Californie, dans les années 1980. D’abord depuis son garage, transformé en salle d’entraînement. Puis dans le premier centre estampillé de l’appellation officielle « Crossfit », qui ouvre ses portes en 1995. Le succès des WOD’s de Glassman devient alors viral. Conscient de l’enjeu financier et des potentielles dérives autour de la réputation du crossfit, il décidera d’en faire une marque déposée en 2001. Ce sera le début d’un business planétaire exponentiel, avec ses 13 000 salles affiliées (à peine un millier en 2009), ses cycles de formations (les levels) destinés aux coaches et ses gigantesques Games, l’équivalent des Jeux olympiques pour les élites du crossfit.

Malgré le succès du bouche-à-oreille et une concurrence plutôt bien répartie en Wallonie et à Bruxelles, les salles de crossfit indépendantes seraient peu rentables. Un abonnement coûte en moyenne entre 60 et 80 euros par mois, en fonction de la durée du contrat. En revanche, chaque box doit verser 3 000 euros par an à la société de Greg Glassman pour renouveler son affiliation. Outre la mise de départ pour l’équipement et l’aménagement d’une salle, qui s’élève à plusieurs dizaines de milliers d’euros, c’est le coaching par petits groupes (15 personnes maximum) qui complique l’amortissement des installations. « Peu de gérants vous le diront, mais la majorité des salles sont en déficit, observe Michaël Wiatko. Même si la demande est bien là, une box compte rarement plus de 400 membres, en raison du coaching personnalisé. »

Crossfit or not crossfit ?

Le marché du crossfit attise pourtant les convoitises. Après avoir phagocyté leur secteur d’activité, les poids lourds du fitness low cost s’intéressent à ce phénomène tendance, qui leur a déjà fait perdre une petite partie de leurs adhérents. Le géant Basic Fit (151 centres en Belgique) propose ainsi une formule intégrant du crossfit en collaboration avec deux salles Power Factory, à Uccle et Wemmel. De son côté, le challenger Jims (18 salles) compte lancer des cours collectifs de functional training, une méthode dérivée dont l’appellation permet aussi d’éviter les conditions de la marque Crossfit. « Proposer des séances en petits groupes à 20 euros par mois, ce n’est pas faisable, commente Francis Ottevaere, porte-parole de Jims. Or, notre vocation reste bien d’amener le plus grand nombre de Belges vers le fitness, en misant sur des prix moins élevés. »

A ce stade, les salles spécialisées dans le crossfit s’inquiètent peu de voir leur clientèle se tourner vers des cours low cost. « Nos clients viennent précisément pour bénéficier d’un coaching personnalisé », souligne Thierry Ligot. « En général, ceux qui se détournent du fitness low cost au profit du crossfit ne font pas marche arrière », confirme Michaël Wiatko. Un pur phénomène de mode ? Les adeptes sont convaincus du contraire, tant le crossfit produit ses effets dans toutes les facettes de leur vie, à commencer par les conversations sur les dernières performances de chacun et sur l’alimentation – comme ces partisans du régime « paléo », qui ne mangent aucun aliment transformé par l’homme. « La force et la valeur du crossfit repose entièrement sur notre domination totale par rapport aux autres athlètes. C’est une vérité qui ne peut s’établir qu’à travers la compétition, et pas par le débat. » Telle est la prophétie darwinienne de Greg Glassman, abondamment relayée et commentée sur les forums consacrés au crossfit.

« Une mise en pratique catastrophique »

Reste que la méthode miracle a ses limites. « Physiologiquement, le crossfit est très bien conçu, résume Jean-Pierre Castiaux, médecin du sport aux Cliniques universitaires Saint-Luc (UCL). En revanche, sa mise en pratique peut s’avérer catastrophique. » L’avertissement cible avant tout les blogs et applications mobiles, sur lesquels des sportifs ou des « coaches » virtuels partagent des séries d’exercices à partir de schémas parfois rudimentaires. Mais il n’épargne pas les salles spécialisées. « Je pourrais passer toutes mes séances à corriger les mouvements de ceux qui s’entraînent autour de moi, note François Boursoit, kinésithérapeute et membre d’une salle de BlackBox (un concurrent du crossfit). Certains exercices de base restent dangereux. Le crossfit ne devrait pas être conseillé à ceux qui n’ont pas fait beaucoup de sports auparavant. Et même à 10 ou 15 personnes, le coaching est loin d’être optimal pour un effort aussi sévère. « 

D’autant que les conditions pour devenir coach apparaissent légères. La seule étape obligatoire consiste à passer le « level 1 », une formation à 1 000 dollars, de seulement deux jours, dispensée par des membres de la société Crossfit aux quatre coins du globe. Celle-ci vise à inculquer les mouvements fondamentaux, à les corriger si nécessaire et à les exécuter en toute sécurité. En revanche, le verdict final se base uniquement sur un test écrit, totalement insuffisant pour évaluer le niveau de coaching d’un aspirant. « Ça reste le principal problème, reconnaît Gérome Casamento. La formation ne permet pas d’avoir les aptitudes nécessaires pour prendre en charge une personne de A à Z. » Les bons coaches ont donc appris sur le tas, avec leurs élèves.

Dans l’attente d’une loi imposant aux salles de sport d’engager des coaches diplômés, les partisans du crossfit se posent peu de questions. Et continuent à vanter les mille et une vertus de leurs séances, qu’ils ne veulent plus abandonner.

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