Le cauchemar de Dolores Vazquez

Cet été, Le Vif/L’Express a choisi de voyager de pays en pays en racontant sept grands faits divers. Thrillers psychologiques, phénomènes sociologiques, polars troublants, romanesques, parfois historiques, qui nous emmènent de Suède en Grande-Bretagne, de Suisse en Allemagne et en France, en passant par les Etats-Unis. Cette semaine: l’Espagne, où une femme a été emprisonnée à tort pour le meurtre d’une jeune fille. Son crime ? Elle était lesbienne

Il s’en est fallu d’un cheveu, ou plutôt d’un simple mégot de cigarette. Dans sa grande maison blanche noyée sous les bougainvillées, Dolores Vazquez n’arrive toujours pas, quatre ans plus tard, à se réveiller de son mauvais rêve. Traînée dans la boue, conspuée par la foule, elle a été envoyée en prison et condamnée par un jury populaire à une peine de quatorze ans, pour un crime qu’elle n’avait pas commis : le meurtre de Rocio Wanninkhof, une jeune fille de 19 ans, retrouvée assassinée dans un terrain vague près de Malaga, sur la Costa del Sol, en Andalousie. Elle se souvient des cris sur son passage à l’entrée du tribunal :  » C’est elle, la lesbienne ! C’est elle qui l’a tuée !  » Et puis les hurlements des détenues, à son arrivée à la prison :  » Dolores, assassin !  »

Dolores avait clamé son innocence. En vain. Il fallait un coupable. Ce devait être elle, cette femme à l’air revêche, le front barré par une mèche raide, âgée alors de 46 ans. Deux ans après un procès retentissant, elle fut innocentée par l’arrestation, preuves à l’appui, du vrai criminel, qui confessa ses actes à l’issue d’un stupéfiant retournement judiciaire.

Pourtant, aujourd’hui encore, Dolores vit comme une semi-recluse. Elle s’installe au soleil sur la terrasse, soigne le jardin, veille sur sa mère invalide. Quand elle sort, rarement, elle file du portail à sa voiture sans un regard pour les voisins. Au supermarché, elle pousse son chariot les yeux baissés. Elle ne peut pas oublier que tous ces gens qu’elle a côtoyés et salués quotidiennement sont venus, un jour, à la barre du tribunal témoigner contre elle, convaincus qu’elle était une meurtrière.

Le petit village de Mijas, à quelques encablures de Marbella, fut l’un des paradis terrestres de la Méditerranée, avant d’être rattrapé par le tourisme dans les années 1960 et ravagé par la débauche urbanistique û comme presque toute la Costa del Sol, où se côtoient émirs du Golfe, retraités de l’Europe du Nord et faune interlope. C’est là, à Mijas, dans la petite rue déserte d’un lotissement, que tout a commencé, le 9 octobre 1999. Ce soir-là, Rocio Wanninkhof, une jeune fille blonde aux yeux clairs de 19 ans, décide avec son petit ami d’aller à la fête d’un village voisin. D’abord, elle passe chez elle prendre une douche. On ne la reverra plus vivante. Elle ne parcourra jamais les 500 mètres qui la séparent de la maison. La police trouve à mi-chemin des marques de sang, des traces de lutte. Rien de plus. Les voisins se mobilisent. Organisent des battues. En vain. Rocio Wanninkhof s’est évaporée.

On découvrira son corps un mois plus tard, abandonné dans un terrain vague à 30 kilomètres de là. Lardé de 10 coups de couteau, brûlé à l’acide pour le rendre méconnaissable, mais sans signe de violence sexuelle. La brutalité du crime choque l’Espagne entière, suspendue au déroulement d’une enquête qui piétine. Les meilleurs limiers de la Garde civile û équivalent de notre police fédérale û sont sur l’affaire. Ils soupçonnent d’abord des rôdeurs, dans cette région où passent des dizaines de milliers de vacanciers chaque année. Ils cherchent une Ford Fiesta, dont les marques de pneus ont été repérées. Puis s’intéressent à l’entourage de la jeune fille. On suspecte son petit ami, un oncleà tout tourne court. Sauf une piste : Dolores Vazquez, une amie de la famille. Peu à peu, l’étau se resserre autour d’elle. Après des mois d’enquête, les policiers sonnent à sa porte pour l’arrêter, le 7 septembre 2000.  » Mari, jette un coup d’£il sur ma mère « , dit-elle simplement à une voisine en partant, menottes aux poignets. Son sang-froid, alors qu’elle se savait épiée par les enquêteurs depuis des semaines, contraste avec l’ambiance de tragédie alentour.

Je le savais !  » s’écrie Alicia Hornos, la mère de Rocio, en apprenant la nouvelle.  » C’est Loli ! Elle l’a tuée pour me faire mal !  » Alicia et Dolores, dite  » Loli « , se connaissent bien : pendant douze ans, Dolores a partagé la vie d’Alicia et de ses trois enfants. Les deux femmes se sont connues en 1981. Elles travaillent alors dans le même hôtel. Alicia est une simple femme de chambre illettrée. Dolores est la directrice. A l’époque, Alicia est mariée à Guillermo Wanninkhof, père de ses enfants, de nationalité néerlandaise. Mais leur ménage est à la dérive. Loli offre son appui à Alicia. Le couple est au chômage, sans le sou ? Loli paie les traites du crédit de leur maison. Guillermo est violent ? Loli console Alicia et propose de l’héberger. Loli, toujours là quand il le faut. Pour Alicia, c’est un miracle. Le couple se forme. Alicia et ses trois enfants s’installent dans la grande maison blanche de Dolores. Ils y vivront dix ans.

Rocio n’a que 5 ans à l’époque de la séparation de ses parents. Loli sera sa seconde mère. Ou plutôt une sorte de père, suggère au procès le procureur, fouillant avec délectation la vie de cette famille pas comme les autres. Il n’est pas le premier. Depuis l’arrestation de Dolores sous les flashs des photographes, la presse à scandale et les télévisions se repaissent de ce crime passionnel : une lesbienne tue la fille de son ex-compagne par dépit amoureux !

Pendant que du fond de sa cellule Dolores nie énergiquement, Alicia et sa famille défilent sur les plateaux de télévision. Pas l’ombre d’un doute, c’est Loli. Tous décrivent son caractère antipathique : elle est intelligente, froide, autoritaire. Et lesbienne. Et puis, elle détestait Rocio, qui le lui rendait bien. En grandissant, la jeune fille s’était rebellée contre l’autorité de Loli. Des affrontements homériques, dit-on. Personne n’explique pourquoi Dolores donne du travail à Rocio, l’été, dans l’hôtel dont elle a la gérance. Toute l’Espagne est convaincue par la douleur de cette famille : Dolores Vazquez est coupable.

Après dix ans de vie commune, la séparation d’Alicia et Dolores a été tumultueuse. Les détails sont étalés sous les projecteurs : les insultes, les querelles d’argentà En 1995, Alicia est partie s’installer avec un homme, à quelques centaines de mètres de là. Dolores accepte mal. Mais garde des liens avec Alicia et sa famille. Après la disparition de Rocio, elle est en première ligne pour les recherches, quand les voisins passent le quartier au peigne finà Afin de mieux détourner les soupçons, dit la rumeur, scandalisée d’une telle perversité.

Pendant des mois, les enquêteurs de la Garde civile accumulent les indices. Ils ont le mobile du crime. Reste à trouver les preuves. Ils espèrent qu’elle va avouer. Mais Dolores s’entête : elle est innocente. Elle jure que, la nuit du crime, elle n’est sortie que pour jeter les poubelles. En compagnie de sa mère, atteinte de paralysie cérébrale, elle gardait une nièce de 1 an et demi : autant de  » témoins  » qui ne pourront pas confirmer ses dires. Son alibi ne convainc personne. Les voisins ont distillé leur fiel. La femme de ménage ukrainienne, parlant à peine espagnol, fait part de l’étrangeté de sa patronne. La serveuse du bar d’à côté se souvient que, tard dans la soirée, Dolores,  » essoufflée « , est venue acheter des cigarettes û celle-ci rappelle qu’elle passe souvent par là en rentrant de son jogging nocturneà Argument suprême aux yeux de la Garde civile : la voiture de Dolores a été repérée près des lieux du crime.

En arrivant au tribunal, le 4 septembre 2001, Dolores Vazquez est condamnée d’avance. Les médias aux aguets fignolent le portrait qu’ils font de cette femme  » froide et calculatrice « . Le jury est chauffé à blanc. Les indices sont minces, les preuves, inexistantes. Certes, à l’époque du meurtre, Dolores était  » bizarre « , nerveuse. Mais ni l’ADN relevé sur un mégot de cigarette anglaise Royal Crown ramassé à proximité du corps ni les fibres de textile relevées sur le corps de Rocio ne mènent à elle. Et comment aurait-elle pu, seule, transporter le corps à 30 kilomètres du lieu du crime ? Les témoins à charge défilent, pourtant. Tout le voisinage lui a trouvé une attitude  » suspecte « . Une voyante l’identifie comme l’une de ses clientes venue, six mois avant le crime, lui confier son amour pour une personne dont les enfants s’opposaient à leur relation. L’accusée, elle, continue de répéter, droit dans les yeux d’Alicia, qu’elle aimait Rocio comme sa propre fille, qu’elle l’a élevée le mieux possible. Quelques rares fidèles ont le courage de venir dire à la barre que cette femme réservée a le c£ur sur la main.

Le 25 septembre 2001, elle est condamnée à quatorze ans de prison et 108 000 euros d’indemnités. Son avocat fait appel : quelques mois plus tard, le tribunal supérieur d’Andalousie reconnaît que le jugement sous la pression des médias n’a pas été équitable et annule le procès, faute de preuve. Après dix-sept mois de prison, Dolores est mise en liberté conditionnelle, le 8 février 2002, avec interdiction de quitter le territoire et obligation de se présenter tous les lundis à la police. Alicia, la mère de Rocio, ne décolère pas :  » J’ai peur pour ma famille !  » clame-t-elle. Dolores, elle, se terre chez elle. Sans travail, offerte à la vindicte populaire, elle croque ses économies en attendant un nouveau jugement, prévu pour octobre 2003.

Coup de théâtre, le 15 août 2003 : Sonia Carabantes, une jeune fille de 17 ans, est retrouvée assassinée près de Coin, une localité voisine. Blonde et ravissante, comme Rocio, elle avait disparu un soir de fête de village. Pas plus que Rocio, elle n’a été victime de violence sexuelle. Nul ne fait le rapprochement. Les enquêteurs suspectent le cercle des amis de Sonia, recherchent le conducteur d’une Mazda blanche. Jusqu’à ce qu’un examen ADN bouleverse le cours de l’enquête. Retrouvé dans les traces de sang sur un minuscule débris de phare et sous les ongles de la victime, cet ADN correspond à celui de la salive laissée sur le mégot de cigarette ramassé… quatre ans plus tôt à l’endroit où Rocio est morte.

Stupeur. Dolores et son avocat reprennent espoir. La famille de Rocio monte au créneau : sûrement, il s’agit du complice de Loli, celui qui l’a aidée à se débarrasser du corps. Mais le 18 septembre, l’assassin de Sonia est arrêté. Cette fois, preuves matérielles irréfutables à l’appui. Tony Alexander King est un Britannique sans histoire, installé depuis plusieurs années sur la Costa del Sol, où il travaille dans des bars ou des boîtes de nuit. Marié un temps avec une Espagnole, il est père d’un enfant et roule dans une Mazda blanche au phare cassé. La police fouille son passé : à l’époque du meurtre de Rocio, cet homme vivait dans le même village qu’elle. Son ex-femme l’a dénoncé. Le soir de la mort de Rocio, elle avait vu son compagnon rentrer à l’aube, ensanglanté. Elle était même allée confier ses doutes à la Garde civile, mais n’avait pas osé déposer formellement et tout avait été oublié. Quatre ans plus tard, elle a un flash lorsque Tony, dont elle est maintenant séparée, vient ramener leur fille chez elle, à la fin du week-end. Il a les mains griffées jusqu’au sang. Cette fois, au poste de police, on la prend au sérieux.

La date du nouveau procès de Dolores Vazquez est repoussée. Les enquêteurs et les journalistes cherchent fiévreusement des liens entre lui et Dolores. Toutes les rumeurs sont bonnes à prendre : un temps, le bruit court qu’il fut employé dans l’hôtel que Dolores dirigeait. La première confession détaillée de King la disculpe : il ne l’a jamais rencontrée. Il finit par avouer : c’est lui qui a tué Rocio. Et il raconte les nuits de fête, l’alcool, le désir, l’impuissance sexuelle, la rage, la violenceà Tout s’emboîte. On retrouve la trace de la fameuse Ford Fiesta : King l’avait empruntée à un ami le soir de la mort de Rocio.

L’homme est connu de la police anglaise. Surnommé  » l’Etrangleur de Holloway « , plusieurs fois condamné pour agressions sexuelles, il avait déjà fait deux séjours de trois et huit ans en prison, en Grande-Bretagne, sous sa véritable identité, Tony Bromwich. La loi britannique lui avait ensuite permis de recommencer sa vie sous une autre identité. En 1997, il s’était envolé vers la Costa del Sol. En 1998, soit un an avant la mort de Rocio, Scotland Yard avait prévenu la police espagnole qu’un individu  » potentiellement dangereux pour les femmes  » était installé dans la région. Une fois vérifié que King menait une vie tranquille, on l’avait oublié.

Dans sa grande maison blanche, Dolores attend aujourd’hui son nouveau procès, repoussé par le déroulement de l’instruction du dossier de King, qui varie ses versions en changeant d’avocat, invoquant tour à tour la maladie mentale, puis une exécution commanditée par une mystérieuse mafia immobilièreà Lors de ses rares apparitions publiques, Dolores conserve un sang-froid impressionnant, tenue par le carcan d’une éducation à l’anglaise. Pourtant, durant les visites à la prison, c’est une femme  » à bout de force  » qu’avait découverte son avocat. Détruite par la puissance de la haine, elle tente, dit-il, de  » raccommoder les morceaux « . Depuis octobre, elle n’a plus à se présenter, le lundi, au poste de police. Mais elle se sent toujours en liberté surveillée. Elle va réclamer une indemnisation pour les dommages moraux et financiers que lui ont occasionnés les erreurs de la justice. Elle avait dû payer 108 000 euros d’indemnités à la famille de Rocio et 30 000 euros de caution à sa sortie de prison. On ne lui a rien remboursé. Ni la police, ni la Garde civile, ni l’administration judiciaire n’ont présenté d’excuses à Dolores.

Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Angel Acebes, a tenu à souligner l' » excellent travail  » des enquêteurs de la Garde civile. Et insisté sur le fait que Dolores Vazquez avait  » un profil délinquant tout à fait plausible « . Il n’a pas donné de détails sur ce profil. Est-ce son goût pour le jogging, tard le soir après le travail, qui est suspect ? Ou son tempérament renfermé ? Bien sûr, rien à voir avec son homosexualité…

Dolores a reçu de nombreux messages de soutien. Elle ne compte plus les propositions d’éditeurs pour raconter son histoire, ni les invitations des chaînes de télévision. Celles-là mêmes, parfois, qui l’ont traînée dans la boue hier. Dolores refuse tout. Elle attend son procès. Ensuite, peut-être, une nouvelle vie pourra commencer.

La semaine prochaine Les ficelles de l’Oncle Picsou

De notre correspondante Cécile Thibaud.

… Elle le laisse pour passer chez elle prendre une douche. On ne la reverra plus vivante…

… Une femme se rappelle que, le soir de la mort de Rocio, elle avait vu son compagnon rentrer à l’aube, ensanglanté…

… La vie de cette famille pas comme les autres, faite de deux femmes et de trois enfants…

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