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« Le bonheur est un besoin collectif »

Le Vif

Le Bonheur National Brut. Lyonpo Norbu Wangchuk, ministre de l’Economie du Bhoutan, est le premier à défendre la « portée universelle » de cet indicateur faisant contrepoids au Produit Intérieur Brut. Pourtant, si les piliers du « BNB » ont beau séduire l’étranger, ils ne suffisent plus à nourrir les Bhoutanais

Le Vif/L’Express : Imaginé en 1974, l’indice de bien-être s’est substitué au produit intérieur brut. Pourquoi avoir donné la priorité au bien-être sur la croissance économique ?

Lyonpo Norbu Wangchuk : Ce concept a été créé par Jigme Singye Wangchuck, le quatrième roi du Bhoutan. Après son accession au trône en 1972, interrogé par la presse internationale sur le produit national brut de notre petit pays, il répondit qu’il préférait s’intéresser au « bonheur national brut » de son peuple. On a d’abord cru à une plaisanterie. Mais en tant que philosophie, la quête du bonheur national brut s’inscrit depuis des siècles dans nos traditions. Il a paru dès lors logique de l’inscrire dans notre Constitution. Cela fait maintenant des années qu’elle guide toute la politique bhoutanaise. Et jusqu’à présent, nous sommes le seul pays, dans le monde, à disposer d’un indice national du bonheur.

Cet indice est-il toujours justifié aujourd’hui ?

Depuis les années nonante, nous avons pris conscience qu’il était temps de sortir de notre isolement. Nous sommes plus que jamais convaincus que pour subsister, l’humanité doit créer un modèle de développement alternatif. Le PIB se contente de refléter un flux de richesse purement marchande et monétaire. Il ne se soucie pas des dégâts engendrés par son modèle de croissance. Les forêts, les rivières et les océans, sans valeur marchande, peuvent être pillés ou souillés sans que le PIB mondial en soit affecté. Or, le modèle « extraire-produire-consommer-gaspiller » ne tient plus. Il devient urgent d’adopter des pratiques moins gourmandes en ressources naturelles, plus équitables socialement et économiquement durables. C’est pourquoi nous essayons de partager, autant que possible, nos expériences avec le monde extérieur. Notamment auprès de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations-unies, qui a adopté en juin 2012 une résolution visant à promouvoir le bonheur comme un objectif universel pour tous.

Au Bhoutan, quels critères sont-ils pris en compte pour mesurer une notion aussi subjective que le bonheur d’un citoyen ?

Le « Bonheur National Brut », s’il n’est pas la panacée, préconise une mesure holistique du développement humain. Il n’a pas la prétention de mesurer le bonheur individuel, mais vise à maximiser les conditions collectives du bonheur. Notre indice de développement est construit autour de neuf grandes catégories : le sentiment de bien-être, la santé, l’éducation, l’emploi du temps, les diversités culturelles, la bonne gouvernance, la vitalité des communautés, la diversité écologique et le niveau de vie. Nous considérons le bonheur comme un besoin collectif. Et en cela, il incombe au gouvernement de créer les meilleures conditions et d’insuffler les meilleures politiques pour assurer son développement.

N’est-ce pas une vision un peu « communiste » du bonheur ?

Je ne vois pas en quoi… Le « Bonheur National Brut » reflète des valeurs universelles, qui s’articulent autour de la bonne gouvernance, de la transparence et du respect de la loi. Cet objectif est bien plus qu’un slogan politique. Dans notre approche, le développement économique n’est pas rejeté. Il est simplement placé sur un pied d’égalité avec la conservation et la promotion de la culture, la sauvegarde de l’environnement et l’utilisation raisonnée des ressources naturelles. Mais si les aspects matériels ne sont pas une fin en soi, cela ne signifie pas qu’il faut se priver d’entreprises ou que nos citoyens ne peuvent réaliser de profits. La seule différence, c’est que nos modèles économiques se rapprochent davantage des social business et de l’économie responsable que des vieux réflexes « extraire, transformer, jeter ». En d’autres termes, il s’agit de créer des entreprises suffisamment rentables pour être durable, dans le but non pas de maximiser ses profits mais de résoudre un problème de santé publique ou d’environnement.

Comment exprimez-vous cette détermination à suivre une voie différente dans les faits ?

Pour continuer à faire progresser le bonheur national brut, nous envisageons de devenir le premier pays au monde avec une agriculture 100 % biologique. Notre objectif est de supprimer progressivement les produits chimiques agricoles d’ici aux dix prochaines années, en commençant par les aliments de base comme le riz. La majorité des paysans utilisent déjà des feuilles pourries ou du compost en guise de fertilisant naturel. Mais pour atteindre notre objectif, nous devrons sensibiliser tous les agriculteurs, village par village. Autre objectif : faire de notre capitale, Thimphu, la première à n’utiliser que des voitures électriques. C’est réaliste, dans la mesure où notre pays est un grand producteur d’énergie hydroélectrique. Une énergie que nous exportons d’ailleurs chez notre voisin indien.

En 40 ans, votre pays a gagné la réputation de « pays du bonheur » sur la scène internationale. L’est-il réellement dans les faits ?

Pauvreté, chômage, analphabétisme… Nous n’avons pas trouvé de réponses à tous les problèmes. Et notre pays n’échappe pas aux maux traditionnels des autres sociétés. D’un côté, beaucoup de jeunes – éduqués et diplômés – ne trouvent pas d’emploi. De l’autre, l’effritement du tissu social traditionnel met à mal notre fragile harmonie. Avec la mondialisation, nos jeunes regardent énormément de films hollywoodiens et sud-coréens. Les ménages ont accès à 65 chaines câblées qui leur répètent inlassablement qu’il faut acheter de plus grandes voitures, plus de chaussures, plus de vêtements. Que tel shampoing ou telle crème nous fait paraître plus jeune ou plus beau… Le monde a changé. Et le Bhoutan aussi. Nous ne pouvons être une île entourée par des pays qui n’évaluent leur richesse qu’en termes de croissance économique. Pour que les choses bougent, il faut une conscience planétaire.

Propos recueillis par Rafal Naczyk

L’intégralité de l’entretien dans Le Vif/L’Express de cette semaine

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