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La musicothérapie fonctionne-t-elle vraiment ?

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Spécialité non encore officiellement reconnue en Belgique, la musicothérapie peut rendre de grands services dans le traitement de certaines pathologies : états dépressifs, psychoses, AVC, autisme, maladie d’Alzheimer… Enquête sur les recherches en cours et les effets de la musique sur l’anxiété, la douleur, la mémoire…

La conférence se termine. Une de plus pour l’oratrice, la psychologue clinicienne Fabienne Cassiers : pionnière de la musicothérapie en Belgique, elle est régulièrement conviée à parler de ce domaine encore mal connu en Belgique. Cette fois, elle s’adresse à un public de médecins. Pour leur faire comprendre de façon concrète ce qu’est la  » musicothérapie active « , méthode qu’elle pratique avec des enfants autistes, des handicapés mentaux et des adultes souffrant de douleurs chroniques ou de démence, elle propose à quelques-uns de ses auditeurs, une quinzaine au maximum, de participer, après son exposé, à une séance d’une quarantaine de minutes. Elle a apporté son matériel de travail : des instruments de musique mélodiques ou de percussion, qui n’exigent aucune technique musicale.  » En lien avec les autres, vous allez voyager au coeur de ce qui fait votre être humain, prévient-elle. La musique, le chant et le mouvement, que vous pourrez utiliser, renvoient à notre premier système de communication préverbal. Ils nous relient à notre corps, nos émotions, nos vécus archaïques et inconscients.  »

Le groupe constitué, elle rappelle la consigne : ne pas parler. Seules les expressions musicales, vocales et corporelles sont autorisées pendant la session. L’esthétique n’a aucune importance : priorité à la créativité des participants, afin d’établir des canaux de communication avec soi-même et les autres. La musique et la voix peuvent donc être utilisées dans l’expression ou l’échange, dans un rythme commun ou complémentaire. Comme lors d’une thérapie de groupe fondée sur la parole, les médecins se sont spontanément assis en cercle au milieu de la pièce, pour avoir un contrôle visuel sur chacun. Le moment de silence et de gêne passé, l’un d’eux se saisit d’un tam-tam et suggère un rythme binaire, langage universel et fédérateur. D’autres suivent le mouvement, et c’est comme une libération…

Stimuler la créativité et l’affectivité

Lors du débriefing qui suit l’expérience, la psychologue reconnaît que travailler dans le non-verbal peut présenter des difficultés :  » Nous ne sommes pas habitués à nous passer de la parole pour communiquer. Il faut renoncer à nos défenses, nos peurs, nos résistances personnelles, culturelles et sociales. Lors de séances comme celle-ci, complémentaires à une thérapie classique, le groupe construit une histoire commune par des comportements de répétition, de ritualisation et même des états régressifs. Nous parvenons à stimuler la créativité et l’affectivité de patients complètement inhibés d’ordinaire et qui refusaient le contact, et d’autres qui n’ont pas acquis l’usage de la parole ou l’ont perdu.  »

La musicothérapie est opérante à tout âge de la vie, du lien nourrissons-parents à la vieillesse, assure Fabienne Cassiers. Elle s’adresse aux enfants victimes de handicaps physiques ou mentaux, de difficultés d’apprentissage, de troubles sensoriels ou émotionnels. Les adultes en bénéficient lors de maladies mentales, de handicaps, de maladies physiques aiguës ou chroniques, de troubles neurologiques ou liés à une dépendance aux produits (alcool et autres psychotropes). La musicothérapie a des effets positifs sur la réduction des douleurs et du stress au moment de l’accouchement. Son efficacité a aussi été démontrée avec les personnes victimes d’abus physiques ou sexuels. La musicothérapie aide à la réadaptation sociale de mineurs en milieu carcéral et joue un rôle important dans les soins palliatifs.

La musicothérapie fonctionne-t-elle vraiment ?
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Musicothérapie active ou réceptive

La thérapie se pratique en groupe ou individuellement, dans des institutions, des associations ou en cabinet privé. Elle peut être  » active  » – elle repose alors sur l’improvisation instrumentale et vocale – ou  » réceptive  » – basée sur l’écoute d’extraits musicaux ou de sons qui favorisent l’apaisement, le sentiment de sécurité, l’épanouissement -, après un entretien et selon un protocole établi par le thérapeute.

L’impact physique et psychique de la musique est connu de longue date. Un air peut nous donner la  » chair de poule « , frisson lié à la libération d’endorphines, qui agissent comme des antidouleurs. La musique est d’ailleurs proposée dans certains services hospitaliers, en complément des médicaments antalgiques. Elle se révèle utile dans la prise en charge de migraines, dans le traitement de l’anxiété, des troubles du sommeil, ou même des acouphènes, ces bruits fantômes. Elle aide à réguler les émotions et augmente la sécrétion de dopamine,  » l’hormone du bonheur « . Des études montrent que certaines musiques apaisantes et harmonieuses peuvent faire chuter la concentration sanguine en cortisol, l’hormone du stress.  » Ainsi, la musique adoucit bien les moeurs, constate Stéphanie Khalfa, chargée de recherche à l’Institut des neurosciences de la Méditerranée. Mais elle peut aussi les agiter si sa structure rythmique est nerveuse et si elle comporte des dissonances.  »

AVC, Parkinson, Alzheimer, dyslexie…

Si la musique peut modifier l’humeur et aider à exprimer ses sentiments, peut-elle être aussi utilisée pour soulager et soigner des personnes atteintes de maladies organiques ?  » Les cliniciens ont observé depuis longtemps que certains patients victimes d’un accident vasculaire cérébral ont des difficultés pour prononcer les mots, mais qu’en revanche ils parviennent à les chanter correctement « , répond Simone Dalla Bella, professeur au laboratoire Movement to Health (EuroMov) de l’université de Montpellier et membre associé du Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son (Brams), à Montréal. Aujourd’hui, les médecins sont relativement démunis pour aider les aphasiques à retrouver l’usage de la parole. Or, des méthodes fondées sur la mélodie et le rythme peuvent favoriser la récupération du langage chez certains patients.

 » De même, des personnes atteintes de la maladie de Parkinson, qui handicape notablement la marche, parviennent à se déplacer plus facilement si on diffuse une musique rythmée, poursuit le professeur Dalla Bella. D’autres études révèlent que certaines aptitudes musicales sont préservées chez les personnes touchées par la maladie d’Alzheimer.  » La musique est donc considérée comme un instrument thérapeutique précieux pour réduire les troubles consécutifs à une lésion cérébrale. L’usage du rythme peut aussi aider à traiter les handicaps de langage, tels que la dyslexie chez l’enfant.

La musicothérapie fonctionne-t-elle vraiment ?
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La musique réveille la mémoire

 » La musique accompagne nos vies, de la naissance à nos dernières heures, et en scande les étapes les plus fondamentales « , convient Emmanuel Bigand, professeur de psychologie cognitive à l’université de Dijon et coauteur de l’ouvrage Le Cerveau mélomane (Belin, 2013).  » Bien avant de naître, le bébé mémorise les oeuvres musicales et peut ensuite les reconnaître un an après sa naissance, même lorsqu’elles n’ont jamais été rejouées. Il préfère entendre la voix de sa maman chantée que parlée. A l’autre extrémité de la vie, la musique demeure une activité accessible dans les phases avancées des maladies neurodégénératives, alors que les autres activités, linguistiques notamment, disparaissent. Même aux stades ultimes de la maladie d’Alzheimer, la musique parvient à réveiller la mémoire et les émotions liées aux événements associés. Ces malades peuvent encore chanter avec une vitalité de jeunes gens les airs de Boire un petit coup c’est agréable ou La Java bleue.  »

Psychiatre à l’hôpital de Jolimont, à La Louvière, Sébastien Theunissen assure que  » la musique a un rôle à jouer dans la prise en charge du handicap mental et de la démence sénile, tout comme elle a toute sa place dans le traitement du stress, du burnout et de la dépression. Mais ne parlons pas de « musique médicinale » : on sait assez précisément quels effets aura un médicament antidépresseur, alors que pour la musique, c’est nettement plus complexe.  » Le médecin biologiste Bernard Sablonnière, spécialiste des maladies neurodégénératives à l’université de Lille et auteur de l’ouvrage Les Nouveaux Territoires du cerveau (Odile Jacob, 2016), prévient :  » La musique ne peut enrayer les effets d’une maladie du cerveau. Cependant, par son efficacité à améliorer les communications de plusieurs régions cérébrales, soit dans un même hémisphère, soit dans les deux hémisphères, elle facilite les stratégies de réorganisation des circuits du cortex, ce qui s’avère très utile pour compenser la fonction d’un circuit altéré de la mémoire, en particulier lors du vieillissement.  »

La recherche actuelle montre que la musique peut renforcer les capacités cognitives et intellectuelles de ceux qui en écoutent, et plus encore celles de ceux qui la pratiquent. Ecouter ou jouer de la musique active simultanément de nombreuses aires du cerveau. Cela expliquerait les effets bénéfiques de ces activités sur le développement intellectuel de l’enfant et sur la mémoire de tout être humain.

Au plus profond du cerveau

 » Des éléments validés confirment que la musique agirait comme un neurostimulateur et un neuroprotecteur « , indique le psychologue Emmanuel Bigand. En clair, non seulement l’écoute et la pratique musicale peuvent réguler l’humeur de certains patients, mais elles stimulent aussi la plasticité cérébrale et contribuent, par la réorganisation des circuits neuronaux affectés, à améliorer la récupération de la motricité ou de la parole. C’est ce que tentent de mieux comprendre les laboratoires impliqués dans le projet de recherche European Brain and Music (Ebramus), axé sur les effets bénéfiques de la musique en neuropsychologie. Les pratiques musicales ne sont donc pas que loisirs et moyens d’expression des sentiments. Elles touchent aussi au plus profond du cerveau humain.

C’est quoi la musicothérapie ?

La musicothérapie est une pratique de soin, d’aide, de soutien ou de rééducation de personnes ayant des difficultés de communication ou de relation. Musicothérapie ne veut pas dire « thérapie par la musique » : son objectif n’est pas de substituer la pratique artistique au traitement de la maladie, mais d’aider un malade en cours de traitement. Utilisés comme médiateurs, danse, théâtre, arts plastiques ou musique sont complémentaires aux soins. Bien employée, la musique favorise le développement sensoriel, régénère les émotions et peut jouer un rôle dans la socialisation du malade.

Histoire : pensée magique, effet placebo ou action thérapeutique ?

Les musicothérapeutes d’aujourd’hui et les chercheurs qui étudient les effets bénéfiques de la musique ont de lointains précurseurs. Dans la Bible, le jeune David, entré au service du roi Saül comme musicien, est chargé de lui jouer de la cithare (« kinnor » en hébreu) pour calmer son esprit troublé (1 Samuel 16, 14-23). Chez les Grecs, des thérapeutes influencent l’humeur par les rythmes et les sons. Le philosophe Jamblique rapporte que Pythagore « faisait passer les âmes d’un état à son contraire grâce aux mélodies appropriées ». En 1477, le peintre flamand Hugo van der Goes, frappé par une maladie mentale, se retire au prieuré du Rouge-Cloître, à Auderghem, à Bruxelles. Mélancolique et suicidaire, il est soigné par la musique. Les sages chinois, eux, estiment que chaque organe interne de notre corps vibre à un son qui lui est propre. Les chamans d’Amazonie péruvienne utilisent le chant comme principal outil de guérison, tandis que les Ashanti du Ghana accompagnent les cérémonies de guérison au tambour… « Les vertus médicinales de la musique sont vantées depuis des temps immémoriaux, reconnaît le psychologue et violoncelliste Emmanuel Bigand. Mais restait difficile de trier le bon grain de l’ivraie dans l’ensemble des observations musicothérapeutiques, et de reconnaître ce qui relève de la pensée magique, d’un effet placebo ou d’une action thérapeutique réelle et spécifique.

Nouvelles recherches sur le pouvoir guérisseur de la musique

Des études scientifiques mettent en évidence l’utilité de la musique dans le traitement de déficiences neurologiques. L’une des plus significatives est une expérience réalisée en 2008 en Finlande sur 60 patients victimes d’un accident vasculaire cérébral (AVC). Chaque jour pendant deux mois, certains d’entre eux ont participé à des sessions d’écoute musicale, d’autres ont écouté des livres audio et le troisième groupe n’a reçu aucun traitement auditif. Finalement, le premier groupe est celui où la récupération de la mémoire et de l’attention verbale a été la plus flagrante. Une autre étude sur des personnes handicapées par leur AVC a été publiée en 2007 par des chercheurs de l’université de Hanovre. Certains des patients ont été soumis à un programme intensif qui consistait à jouer des mélodies au piano et à marcher au rythme de tam-tams, tandis que d’autres ont bénéficié d’une thérapie conventionnelle. Résultat : le premier groupe a mieux récupéré une motricité fine que le second. Selon les chercheurs allemands, l’amélioration découle d’un accroissement des connexions entre neurones des régions sensorielles et auditives. En 2009, Lise Gagnon, psychologue au Centre de recherche sur le vieillissement de l’université de Sherbrooke, au Québec, a publié une étude sur la capacité de personnes atteintes d’une démence de type Alzheimer à reconnaître des émotions suscitées par des morceaux de musique. Malgré leurs déficiences mentales, ces patients ont obtenu des résultats comparables à ceux de personnes en bonne santé. D’autres recherches suggèrent que la pratique d’une activité musicale tout au long de la vie réduit sensiblement les risques de démence sénile.

Queen, Wagner, Nirvana… Le pouvoir de la musique

Don’t Stop Me Now, du groupe rock britannique Queen, serait la chanson qui rend le plus heureux, selon une équation mathématique établie par Jacob Jolij, chercheur en neurosciences à l’université de Groningue, aux Pays-Bas. Cette équation intègre trois critères : un tempo idéal de 150 battements par minutes, des paroles positives et l’utilisation de notes en gamme majeure. Nul doute que la musique suscite de multiples émotions, plus ou moins fortes selon les oeuvres et selon son état d’esprit du moment. Beaucoup y trouvent réconfort ou apaisement. Certains planent ou frissonnent en écoutant le Requiem de Mozart, la « Cold Song » du King Arthur de Henry Purcell ou les Gnociennes d’Erik Satie. D’autres, ou les mêmes, vibrent sur l’album Wish You Were Here de Pink Floyd, sur le morceau Smells Like Teen Spirit de Nirvana, ou sur le tube Paranoid Android de Radiohead.

Une certitude : la musique a un effet profond sur l’être humain bien au-delà des sphères restreintes des mélomanes cultivés. Comme on le voit dans les salles de concert, elle peut mettre à l’unisson émotionnel une foule entière. « Ce pouvoir lui confère une force de cohésion sociale essentielle dans la plupart des cultures du monde », remarque Emmanuel Bigand, professeur de psychologie cognitive. Il s’exerce déjà chez le nourrisson : la musique peut calmer les bébés en pleurs. Elle a aussi le pouvoir de donner du courage aux soldats en marche vers le champ de bataille. Les légions romaines se déplaçaient au son des cuivres, tandis que les unités écossaises se lançaient à l’assaut des tranchées allemandes de la Somme au son des cornemuses. La musique est aussi une arme de guerre psychologique : scène culte de l’histoire du cinéma, l’attaque des hélicoptères américains sur un village vietnamien dans Apocalypse Now est menée sur fond de Chevauchée des Walkyries, de Wagner.

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