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« La modernité n’a pas causé le cancer »

Le Vif

A 43 ans, Siddhartha Mukherjee incarne une nouvelle génération de cancérologues. Ce médecin américain, diplômé des trois universités les plus réputées du monde, Stanford, Oxford et Harvard, voit le cancer comme un adversaire redoutable et fascinant dont il s’agit de percer à jour la stratégie. Sa monumentale histoire du cancer (1) a remporté le prix Pulitzer de l’essai.

Le Vif/L’Express : Vous retracez dans votre livre, avec un talent de conteur hors pair, le combat que les hommes livrent contre le cancer depuis l’Antiquité. Mais cette maladie fait peur. Qui voudrait s’infliger une lecture si rude ?

Siddhartha Mukherjee : Je vous répondrai par une citation tirée d’un traité militaire chinois, le plus ancien au monde, L’Art de la guerre, qui s’applique tout à fait au cancer : « Il faut connaître l’ennemi pour se donner toutes les chances de le vaincre. » La maxime vaut pour les médecins, mais aussi pour les patients et pour nous tous, qui serons confrontés un jour à la maladie à travers un proche. Plus nous chercherons à la comprendre, moins elle nous effraiera. Pour savoir où nous en sommes, dans la lutte contre le cancer, et ce qui nous attend, il faut d’abord être au fait des batailles qui ont été gagnées ou perdues par le passé.

Voyez-vous une bonne raison de moins redouter le cancer qu’autrefois ?

J’en vois trois. D’abord, les traitements d’aujourd’hui sont bien plus supportables que dans les années 1970. Nous disposons de médicaments efficaces contre les nausées provoquées par les chimiothérapies, d’antidouleurs et d’antidépresseurs qui permettent au patient de conserver quelque chose d’essentiel, sa dignité. Ensuite, pour certains cancers, les chercheurs ont mis au point de nouvelles molécules, comme le Glivec, qui, contrairement aux anciennes, ne sont pas des poisons pour l’organisme. Nous espérons en découvrir d’autres agissant de manière ciblée et en finir avec la brutalité de la chimiothérapie telle que nous la connaissons. Enfin, nous comprenons de mieux en mieux comment naît le cancer.

Il est considéré comme une maladie de civilisation, liée au mode de vie moderne. Est-ce confirmé par l’Histoire ?

Non. Le cancer est au contraire l’une des maladies les plus anciennes. Mais il n’a pris de l’ampleur qu’au début du XXe siècle, à mesure que les autres causes de décès étaient éliminées. Auparavant, on mourait de la tuberculose, d’un oedème pulmonaire, du choléra, de la variole ou de la pneumonie. La modernité n’a pas causé le cancer, mais, en allongeant la durée de vie, elle lui a donné davantage d’occasions de se manifester.

Quand est-il apparu, alors ?

Un récit de l’Antiquité permet de penser qu’Atossa, reine de Perse, fut atteinte d’un cancer du sein à l’âge de 36 ans, vers 500 avant Jésus-Christ. Dans un accès de colère destructeur et bien avisé, elle a demandé à un esclave de lui enlever la tumeur à l’aide d’un couteau, ce qui lui a sans doute sauvé la vie. Il existe un autre cas, moins ancien, qui ne souffre aucune discussion, celui-là, car on a retrouvé les tissus touchés par la maladie. Il s’agit d’une momie vieille d’un millier d’années, déterrée en 1990 dans une plaine aride du sud du Pérou. Le bras gauche de cette femme d’une trentaine d’années présentait une masse dure qui avait percé les replis de la peau, remarquablement préservés. La défunte avait manifestement développé une tumeur maligne de l’os.

Le fondateur d’Apple, Steve Jobs, a rendu public son cancer du pancréas, le chanteur français Alain Bashung, son cancer du poumon. Les personnalités ne décèdent plus, comme par le passé, d’une « longue maladie ». En a-t-on fini avec l’hypocrisie ?

Certainement ! La perception de la maladie a définitivement changé dans la société. Elle n’est plus honteuse, sans doute parce qu’elle est maintenant très répandue. Il y a plus de malades, plus de survivants, aussi, qui refusent de se cacher. D’ailleurs, les patients préfèrent désormais qu’on mette les mots justes sur leur pathologie. Ils sont prêts à entendre la vérité, comme Carla, une mère de famille à laquelle j’ai annoncé que les statistiques lui donnaient seulement 30 % de chances de survie. Nous nous sommes battus et, aujourd’hui, elle fait partie des 30 %.

Les médecins ne sont pas tous partisans d’une telle franchise…

Je le constate, en effet. Certains croient ménager leur patient en minimisant les effets secondaires du traitement ou les risques de rechute. Ce n’est rien d’autre que du paternalisme, une attitude qui appartient à une autre époque. Vous n’allez pas lui épargner la chimio, alors pourquoi le priver d’informations qui pourraient le préparer à ce qu’il va subir ?

Où en sommes-nous, dans la guerre contre le cancer ?

En 2005, une avalanche d’articles scientifiques a révélé que la mortalité de presque toutes ses formes majeures – poumon, sein, côlon et prostate – avait diminué régulièrement depuis quinze ans. Elle a chuté de 15 % sur cette période, un déclin sans précédent dans l’histoire de la maladie. Cette victoire s’explique par la prévention du tabagisme, les progrès du dépistage et l’efficacité de certaines chimiothérapies. Avec un paradoxe… Le mérite en revient à l’ancienne génération de médecins chercheurs, les pionniers des années 1950 et 1960. C’était, en quelque sorte, de la vieille médecine. La dernière génération a réalisé des découvertes fantastiques sur la biologie des cellules cancéreuses, mais sans parvenir à transformer ces avancées en traitements efficaces.

Sait-on enfin ce qui se passe dans le cancer ?

Grâce à la génétique, on a compris que la cellule cancéreuse ne peut pas cesser de se multiplier. C’est une machine dérangée. Les circuits qui, d’habitude, régulent la division et la mort d’une cellule ont été interrompus. Celle-ci se comporte comme une voiture folle, hors de contrôle. Les freins sont cassés, ce qui signifie que, chez elle, des gènes dits « suppresseurs » de tumeur sont inactivés. L’accélérateur, lui, est coincé à fond, c’est-à-dire que des gènes favorisant le cancer – les oncogènes – sont activés.

Qu’est-ce qui rend folle la voiture ?

Le scénario le plus convaincant, en l’état actuel des connaissances, est le suivant. Je prendrai l’exemple d’un de mes patients, installateur d’équipements anti-incendie. Une microscopique fibre d’amiante s’échappe de son matériel et se loge dans son poumon gauche. Une inflammation locale se produit. Les cellules environnantes se mettent à se diviser furieusement, comme une minuscule blessure cherchant à cicatriser. Dans l’une de ces cellules, une mutation accidentelle se produit sur un oncogène. Donc celle-ci pousse plus rapidement que ses voisines et crée un petit paquet de cellules anormales, mais pas encore cancéreuses.

Et ensuite ?

Une décennie passe. L’homme fume, et un produit cancérogène présent dans le goudron provoque, dans l’une des cellules anormales, une nouvelle mutation activant un deuxième oncogène. La cellule doublement mutée prolifère d’autant plus. Une autre décennie s’écoule. L’homme passe une radio du thorax, si bien qu’une cellule de cette petite masse reçoit un rayon X et acquiert une nouvelle mutation qui inactive, cette fois, un gène suppresseur de tumeur. Une quatrième mutation, l’année suivante, la transforme en cellule cancéreuse. Un an après, le scanner révèle une tumeur formant comme une écorce autour d’une bronche du poumon.

Désormais, nous connaissons l’ennemi, pour reprendre votre maxime militaire. Allons-nous gagner la guerre ?

Le défi actuel, pour la médecine, est de trouver comment éviter que de telles mutations se produisent, ou encore d’éliminer les cellules mutées sans nuire à celles qui ne le sont pas. C’est précisément le mode d’action du Glivec, un médicament qui a prouvé, en 1999, la validité de cette approche radicalement nouvelle. Il est utilisé dans un type de leucémie dont l’issue, auparavant, était fatale. Il faut le prendre à vie, certes, mais les patients peuvent maintenant espérer vivre une trentaine d’années après le diagnostic. Le médecin américain à l’origine du Glivec souligne pour plaisanter que, à cause de sa découverte, le nombre de malades du cancer a augmenté dans le monde…

Qu’est-ce que la génétique a changé dans la vision du cancer ?

Tout. Même le système de classification des cancers par organe est devenu obsolète. La nouvelle typologie va nécessairement combiner les aspects anatomique et génétique. On s’est aperçu, par exemple, qu’un sarcome abdominal se rapprochait beaucoup d’une certaine forme de leucémie. On retrouve le même type de mutation dans les deux cancers, de sorte qu’un patient avec un sarcome abdominal peut être traité avec un médicament contre la leucémie. Pourtant, sous le microscope, les cellules cancéreuses issues de l’un et de l’autre ne se ressemblent pas du tout.

Peut-on espérer, après tous ces efforts, éradiquer un jour le cancer ?

Une croyance assez répandue veut que, si l’on réussit à identifier tous les agents carcinogènes présents dans notre environnement et qu’on les élimine, le cancer disparaîtra. Cela me paraît utopique. Il faut s’efforcer, bien sûr, de ne plus se retrouver exposé au tabac ou à l’amiante. Mais certaines mutations génétiques se produisent apparemment de manière fortuite au coeur de nos cellules. Ce sont des erreurs dans le processus normal de réplication des gènes, lors de la division cellulaire nécessaire à l’être humain pour assurer ses fonctions vitales ou sa reproduction. Les graines du cancer sont incorporées, en quelque sorte, dans nos chromosomes. Notre ambition à l’égard du cancer devrait donc être plus modeste : retarder le plus possible l’échéance, la repousser aux confins du grand âge.

Vous ne seriez pas un peu défaitiste ?

Sûrement pas. Je me définis comme un optimiste sobre, au sens où je ne m’enivre pas d’illusions. Il y a trente ans, les médecins ont fait preuve d’un orgueil fou en clamant que le cancer serait guérissable dans un avenir proche. Ils pensaient trouver le traitement définitif. A la veille de l’an 2000, ils ont dû admettre qu’ils s’étaient trompés. La génération actuelle se situe à un tournant, parce qu’elle disposera bientôt du catalogue complet des mutations présentes dans le génome du cancer de chaque patient. Les outils que nous utiliserons pour combattre la maladie changeront tellement dans les cinquante prochaines années que les futurs médecins souriront de nos cocktails de poisons actuels, si primitifs.

(1) L’Empereur de toutes les maladies. Une biographie du cancer. Flammarion, 649 p.

Propos recueillis par Estelle Saget

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