Elisabeth De Waele © Debby Termonia

« Gardez votre vin au même étage que celui où vous le buvez »

Nathalie Carpentier Journaliste Knack

Elisabeth De Waele est spécialisée en alimentation clinique et médecin en soins intensifs, ce qui revient à « sauver des vies ». Cependant, elle en perd beaucoup aussi. Les patients admis en soins intensifs sont par définition en danger de mort. La mortalité s’y élève à 15%.

« Cela signifie que malgré le déploiement de toutes ses connaissances et possibilités techniques, on perd plus d’un patient sur dix. C’est violent, mais il faut l’accepter. Parfois, on ne peut plus rien faire, c’était ‘meant to happen’. Ce n’est pas un échec. Sauver neuf patients sur dix qui avaient déjà un pied dans le cercueil procure beaucoup de satisfaction », explique Elisabeth de Waele, professeur à l’UZ Brussel à Knack.

Quel type de patient se retrouve en soins intensifs?

Elisabeth De Waele: Un tiers sont des personnes plongées dans le coma après une opération planifiée au coeur ou au cerveau. C’est la procédure standard. Nous vérifions tout et les réveillons quand tout va bien. Il y a aussi beaucoup de patients qui se retrouvent chez nous via les urgences. Notre hôpital universitaire est situé à côté du ring bruxellois et non loin de l’A12. Autrefois, nous avions énormément de victimes de la route d’accident à hauteur du ring et du dancing Carré le long de l’A12. Mais elles ont fort diminué.

Pour quelle raison?

Les voitures sont devenues plus sûres, il y a plus de contrôle de la consommation d’alcool et de drogue, et je pense que la mentalité des jeunes a changé. Autrefois, c’était grave. C’était même la mode parmi les jeunes d’aller se coucher sur la ligne blanche à hauteur du Carré sur l’A12. Évidemment que ça tourne mal.

Avez-vous vu évoluer les traumatismes au fil des ans ?

Je ne suis pas là depuis assez longtemps. Nous savons que la grande majorité des traumatismes crâniens découlent d’un accident de travail, non d’un accident de circulation. 70% des traumatismes crâniens sont des personnes qui tombent sur la tête – d’un escalier, d’un échafaudage ou d’un arbre. Singulièrement, 37% d’entre eux étaient sous influence, avec un pour mille moyen de 2,65. C’est énorme, on est ivre mort avec un taux pareil. Tous les week-ends, nous avons pour ainsi dire un patient qui est tombé dans les escaliers en allant chercher sa troisième bouteille de vin. Un sur cinq n’y survit pas. Les chutes quand on est ivre sont assez mortelles, c’est important de le savoir. Entre nous, on se dit qu’il est préférable de garder le vin au même étage que celui où vous le buvez.

Vous traitez également beaucoup de personnes atteintes de septicémie. Quelles sont les causes ?

On peut avoir une septicémie quand on néglige de soigner une blessure au pied et qu’on contracte une infection bactériale. Si la bactérie pénètre la circulation sanguine, elle atteint tous les organes. Beaucoup de patients atteints de septicémie meurent, même si ces dernières années les chances de survie ont augmenté. Autrefois, 60% mouraient, maintenant c’est 20 à 30%.

On y accorde plus d’attention. Quand quelqu’un présente une altération de la conscience et une tension faible, les urgentistes savent qu’ils doivent réagir très rapidement, car la situation peut très vite empirer. Il faut hydrater, administrer des antibiotiques, des médicaments pour augmenter la tension, pour soutenir le coeur, et éventuellement faire une dialyse rénale. Nous devons sortir tous nos appareils, car tous les organes de ces patients défaillent : le coeur, les reins, éventuellement le système nerveux. Parfois, les uns après les autres. Heureusement, nous pouvons faire énormément de choses : nous pouvons temporairement remplacer presque tous les organes. Les reins, les poumons, le coeur. Le cerveau, c’est plus difficile, mais nous pouvons baisser la température de quelqu’un à 34 degrés afin que son corps réagisse moins violemment. Après 48 heures – quand la crise la plus violente est passée, nous réchauffons à nouveau le corps de sorte que le cerveau ne soit pas endommagé.

Peu de disciplines médicales sont aussi proches de jouer à Dieu que la vôtre. Vous pouvez tout faire.

Mon monde est tout à fait artificiel. En soins intensifs, la nature n’existe pas. Je dois souvent dire aux familles que leur proche est encore parmi nous uniquement par la grâce de nos machines, soutenu par des médicaments. Sans ces machines, leur partenaire, parent ou enfant serait mort. Mais nous pouvons les arracher à cette mort. Souvent, les reins reprennent quelques jours après une crise aiguë, et nous pouvons débrancher les machines. Mais n’oubliez pas que la réaction naturelle à une maladie grave, c’est de mourir. Ce que nous faisons, c’est freiner la nature. Nous pouvons faire énormément de choses, mais il faut savoir utiliser la technologie à bon escient.

Parfois, la vie que vous sauvez offre peu de qualité, et la personne ne fait que survivre. Comment évaluez-vous les conséquences de maintenir quelqu’un en vie? Souvent, le patient est trop malade pour que vous lui posiez la question.

En tant que médecin en soins intensifs, on apprend à évaluer quand il faut intervenir ou pas. On rassemble tous les facteurs et on prend une décision réfléchie. Il existe des scores pour estimer les chances de survie. Mais nous ne pouvons malheureusement pas prédire l’état d’un patient un an plus tard. Parfois, nous ne créons pas seulement des survivants, mais aussi des victimes. Parfois, la mort est moins grave que de vivre avec les conséquences médicales. Le problème, c’est que nous ne le savons pas toujours. Faut-il alors ôter la chance à quelqu’un de retrouver la santé ? Si vous êtes certain à 100% que quelqu’un ne récupérera pas, vous n’intervenez pas. Mais si cette chance existe, il faut la saisir avec la famille. Mais effectivement, nous créons aussi des survivants qui n’ont pas beaucoup de qualité de vie.

Cette approche dépend d’ailleurs d’un pays à l’autre. Aux Pays-Bas par exemple, on ne procure plus de soins intensifs aux personnes très âgées. Là-bas, c’est accepté, mais ici nous ne pouvons pas nous y résoudre.

Vous êtes beaucoup en contact avec les familles. Sont-elles capables de prendre de telles décisions ?

Nous ne laissons jamais la décision à la famille. Non seulement elle n’a pas la capacité d’estimer la situation, mais la responsabilité est beaucoup trop lourde. Nous prenons la décision, mais nous donnons suffisamment d’informations, de sorte que la famille soit d’accord. La règle de base, c’est d’être sincère.

Est-ce qu’il arrive parfois qu’il n’y ait pas de famille?

Oui, régulièrement. C’est très triste. Parfois, la police ne trouve pas la famille. Pour un patient qui travaillait à la Commission européenne, nous avons contacté la famille par Facebook. Nous avons réussi, mais certaines personnes sont vraiment seules au monde.

Cela doit être dur d’entamer sa convalescence seul. Parfois, ces patients passent les derniers jours de leur vie ici, et il n’y a personne près d’eux quand ils meurent. Les soignants n’ont pas toujours le temps de passer des heures auprès d’eux. Au fond, c’est triste : au niveau technologique, nous pouvons presque tout, mais il n’y a pas de réconfort en fin de vie. Il y a des bénévoles pour les obsèques solitaires, mais il faudrait peut-être aussi chercher des volontaires qui tiennent compagnie aux gens qui meurent.

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