© Max Tilgenkamps/Stripmax

Enflammez votre créativité !

Etre inventif n’est pas que l’affaire des grands génies : chacun de nous possède un cerveau créatif. Au travail comme à la maison, boostez donc vos talents, pour résoudre vos menus problèmes ou… concevoir la trouvaille du siècle.

A bord de sa vieille Chevrolet, son épouse au volant, Jeff Bezos, un informaticien américain, est traversé par cette idée fameuse : développer le commerce électronique – des livres, en particulier. C’est l’été 1994. Déprimant un peu d’avoir loupé le coche des débuts d’Internet, Bezos a passé des mois à observer minutieusement les usages du Web naissant. Il rêve d’une invention qui bouleverserait la vie des gens. Dans l’auto, il gribouille un business plan, prend la décision d’abandonner son boulot new-yorkais et choisit pour son projet, afin d’être sûr de le voir placé en tête de liste, un nom qui commence par A. Aujourd’hui, Amazon, première librairie en ligne, compte 51 000 emplois dans le monde. En plus d’avoir révolutionné la distribution des livres (au point de menacer l’existence des libraires traditionnelles), l’entreprise au nom de fleuve interminable a modifié pour toujours notre façon d’effectuer nos achats, le nez rivé à l’écran d’un PC…

Pour beaucoup d’entrepreneurs, amazon.com reste un modèle d’inspiration. L’innovation, pourtant, peut surgir sous d’innombrables formes, et dans tous les domaines d’activités. Dans un climat économique morose, augmenter sa capacité créative fait même souvent la différence entre la survie et la faillite… C’est dire si l’enjeu est de taille. Depuis plusieurs décennies, des psychologues ont donc tenté de percer le mystère de l’exceptionnelle créativité, tant en art qu’en sciences. Leurs études, axées tantôt sur la nature même des génies (de Pablo Picasso à Steve Jobs), tantôt sur la résolution, par tout un chacun, de problèmes futiles, ont mis en évidence que toutes sortes de facteurs génétiques, sociaux et économiques (en plus de circonstances liées purement à la chance) contribuaient à la pensée créative.

Excellente nouvelle ! Ainsi, nous pouvons tous booster notre potentiel inventif, puisque les recherches récentes montrent qu’il ancre en réalité ses racines dans des processus mentaux « banals » tels la prise de décision, le langage ou la mémoire… Comment ? Sans recourir forcément à des ateliers coûteux, des sessions de brainstorming, des livres de self-help, des vidéos d’entraînement ou des séances d’hypnose (dont l’efficacité est incertaine), mais « en cassant partout nos façons habituelles de voir le monde et en développant des stratégies qui encouragent la pensée inconsciente ».

C’est en tout cas la thèse d’Evangelina Chrysikou, professeure de neurosciences cognitives à l’université du Kansas. Cette psychologue, auteure d’un dossier paru récemment dans le bimensuel américain SAM (1), a démontré l’existence d’un lien entre ouverture d’esprit et faculté à détourner des objets de leur fonction première – afin, notamment, de résoudre divers problèmes. Les individus capables de se libérer mentalement des règles et des contraintes, de rendre plus « poreux » leur filtre de connaissances et d’expériences, semblent meilleurs « fabricants de créativité » que les autres. Ainsi, quand on demande à des volontaires d’imaginer, par exemple pour un Kleenex, d’autres usages que le mouchoir, ceux qui proposent le plus d’applications originales (comme en faire des boulettes isolantes) montrent aussi une activité minimale du cortex préfrontal (la région qui régule les décisions, les pensées, les actions). Mettre cette zone au repos, relâcher le contrôle et l’attention favoriserait donc la génération d’idées neuves. En demandant aux mêmes volontaires d’évaluer ensuite leurs trouvailles, les chercheurs ont découvert que le cortex préfrontal était plus actif, cette fois, chez les « imaginatifs » que chez les autres. Ils en déduisent que les individus innovants sont ceux capables de donner plus ou moins de latitude à notre système de contrôle cognitif, à relâcher la pression ou à exercer un frein, selon les diverses phases du processus créatif – un talent connu sous le nom de « flexibilité cognitive ».

Or il existe bien des façons de développer notre capacité à générer des idées nouvelles, tout comme à les évaluer, puis à les mettre en pratique. Parmi cet arsenal de techniques, les scientifiques privilégient les exercices qui secouent le cocotier de nos façons de penser. En 2006, l’équipe d’Evangelina Chrysikou a ainsi invité des groupes de lycéens à suggérer 6 usages alternatifs pour 12 objets quelconques en quinze minutes. Ensuite, il leur a été demandé de tenter de fixer une bougie contre un mur. Pour certains étudiants, les mots du premier exercice avaient un rapport avec la mission de bricolage. Pour d’autres, non. Au final, ces deux groupes ont réussi le problème pratique de manière quasi identique… et significativement beaucoup mieux que les étudiants d’un troisième groupe qui n’avaient pas « bénéficié », eux, du test d’usages alternatifs. C’est donc comme si l’entraînement mental avait plongé les uns dans un état d’esprit ouvert à tout propice à résoudre, en tout cas, des problèmes pratiques sans rapport apparent.

Une autre manière de booster la création ? Réaliser des tâches banales dans un ordre non conventionnel. En 2012, des savants de l’université de Nimègue ont demandé à un panel d’étudiants de préparer leur pique-nique de façon traditionnelle, et à d’autres, de le faire selon une séquence « farfelue ». Tous devaient ensuite trouver de nouveaux usages à… une brique. Résultat : ceux qui ont confectionné un sandwich sans queue ni tête ont montré plus de flexibilité cognitive.

Si ces exercices ne produisent pas le flot d’idées espéré, il ne reste plus, selon l’auteur, qu’à enrôler l’inconscient : « Dormez sur votre problème, ça lui apportera des solutions fraîches. » Laisser vagabonder l’esprit, le distraire délibérément, procurerait des résultats similaires. « Si vous êtes bloqué dans un cul-de-sac mental, allez faire un break », recommande la spécialiste. En sachant que ce à quoi vous l’occuperez se révèle essentiel. La preuve ? Durant cinq minutes, des étudiants ont été priés de trouver le plus d’usages possibles à une feuille de papier. Certains devaient réaliser cet exercice en continu ; d’autres ont pris une pause avant d’y revenir ; d’autres, enfin, ont mis leur break à profit pour accomplir une tâche tout à fait différente. Au final, ce sont les étudiants qui ont bénéficié d’une interruption dans leurs réflexions qui ont généré le plus d’usages alternatifs au bout de papier. Et parmi eux, ceux qui en ont profité pour se tourner vers tout autre chose ont « scoré » davantage.

Gardez vos distances

Beaucoup d’autres facteurs émotionnels et sociaux servent encore d’aiguillon à la pensée créative. Il suffit parfois d’imaginer le problème comme… physiquement éloigné. En soumettant à leurs élèves divers problèmes pratiques, des chercheurs de l’Indiana University Bloomington en ont averti certains que leurs réponses seraient collectées par des professeurs situés à un millier de kilomètres de là. Aux autres, ils ont précisé qu’une équipe de leur propre alma mater traiterait les résultats. Etonnamment, les étudiants qui pensaient résoudre des problèmes pour le compte d’investigateurs lointains ont proposé deux fois plus de solutions que les autres. Les chercheurs émettent l’hypothèse que la « distance psychologique » a permis aux étudiants d’aborder les problèmes en termes plus abstraits, ceci facilitant in fine leurs résolutions.

S’éloigner dans le temps produit les mêmes effets. Une expérience a montré que les individus qui arrivaient à se projeter dans le futur lointain, plutôt que juste au lendemain, étaient nettement plus inventifs. La distance qu’on parvient à établir matériellement entre soi et les autres semble également de nature à accroître la créativité. A cet égard, le brainstorming de groupe n’apparaît réellement profitable que si les participants ont déjà réfléchi au problème à traiter au préalable, et chacun de leur côté. Le brainstorming fonctionne de surcroît mieux dans un contexte d’interactions sociales détendues, de courte durée et semi-structurées (comme un lunch ou un cénacle informel), plutôt que lors de réunions interminables strictes. Enfin, les interactions entre gens présentant des backgrounds assez variés – ceux qui travaillent dans des domaines différents ou en des lieux géographiquement distincts – sont particulièrement efficaces pour assurer l’émergence ou la synthèse d’idées nouvelles.

Reste un obstacle majeur. Peu importe, finalement, la richesse de nos idées, il faudra toujours surmonter… notre peur du risque. « Les gens ont tendance à emprunter des routes sûres, constate Angelina Chrysikou. Or la sécurité ne conduit jamais à de nouvelles options radicales. Bezos et son épouse n’avaient pas qu’à sortir Amazon de leur chapeau. Ils devaient aussi être prêts à hypothéquer leurs carrières pour poursuivre un objectif incertain. » Parmi toutes les contraintes de l’existence (financières, professionnelles ou domestiques), abandonner une solution satisfaisante pour poursuivre un nouveau concept est sans doute le défi le plus magnifique. Comme l’a dit un jour Bezos, « innover, c’est perturber »…

Your Creative Brain at Work, in Scientific American Mind, juillet/août 2012.

VALÉRIE COLIN

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