Créativité et folie, les deux faces d’une même médaille

À en croire les scientifiques, créativité et vulnérabilité psychologique seraient en réalité les deux faces d’une même médaille… Un lien étroit qui pourrait modifier positivement notre vision de certaines maladies mentales.

L'écrivain Virginia Woolf, en 1927
L’écrivain Virginia Woolf, en 1927© DR

De tout temps, les artistes ont été nombreux à avoir en eux une part obscure. Virginia Woolf entendait des voix et souffrait de dépression ; elle s’est suicidée à l’âge de 59 ans. Le célèbre compositeur Robert Schumann a aussi tenté à plusieurs reprises de mettre fin à ses jours, torturé par des épisodes dépressifs récurrents. L’humoriste et présentateur britannique Stephen Fry s’est déjà ouvertement exprimé sur son trouble bipolaire. Léon Tolstoï, Edgar Allan Poe et tant d’autres ont également souffert de leur grande vulnérabilité psychologique.

Cette longue liste n’est pas le fruit du hasard, affirme le psychiatre Erik Thys, du centre psychiatrique universitaire Z. ORG (KULeuven), auteur d’un doctorat consacré au lien entre créativité et vulnérabilité psychologique. Ces deux aspects se trouveraient en effet dans le prolongement l’un de l’autre et il est donc nécessaire que nous élargissions d’une manière positive notre vision de cette fragilité de l’âme. « Bien souvent, nous ne retenons des artistes que le génie, observe le psychiatre. Nous saluons de façon unanime les chefs-d’oeuvre de l’inventivité humaine (les pyramides, les oeuvres d’art, les textes philosophiques qui ont marqué leur époque, etc.) mais dénigrons la vulnérabilité qui leur a servi de terreau fertile. Sans vouloir faire de mauvais jeux de mots, c’est une vision très schizophrène et qui stigmatise justement ceux dont nous admirons tant les créations. »

Aristote le savait déjà !

Ce lien supposé entre psychopathologie et créativité fascine Erik Thys depuis de nombreuses années… et il n’est manifestement ni le seul ni le premier à se passionner pour la question. « Aristote se demandait déjà pourquoi de brillants esprits philosophiques, politiques, poétiques ou artistiques avaient si souvent aussi une tendance à la ‘mélancolie’. Le lien entre ces deux aspects a donc été pressenti dès l’Antiquité ; c’est d’ailleurs aussi à cette époque qu’est apparu le stéréotype du ‘génie excentrique’. Cette connexion n’a fait que se renforcer par la suite : à la Renaissance, on était convaincu qu’un lien intrinsèque unissait l’inspiration et la mélancolie et le romantisme allait même jusqu’à voir dans les tourments de l’âme une condition nécessaire à la créativité. »

Au XIXe et plus encore au XXe siècle, des créateurs atteints d’une pathologie mentale ont commencé à marquer de plus en plus clairement l’art de leur empreinte. « Dans les années 1920, le psychiatre et historien d’art allemand Hans Prinzhorn a exposé des oeuvres de patients psychiatriques et leur a consacré un bestseller qui a été une importante source d’inspiration pour les surréalistes et les expressionnistes. Au fil du XXe siècle, un nombre croissant de personnes ont acquis la conviction que les patients psychiatriques possèdent une pureté créative caractéristique, y compris parmi les médecins et scientifiques. Certains ont même été jusqu’à y voir une forme d’art spécifique. »

Cette intuition est-elle confirmée par la science ? « Le lien supposé est double, précise le Dr Thys. D’un côté, on attribue aux individus créatifs une vulnérabilité psychologique accrue. De l’autre, certains troubles psychiatriques sont associés à une créativité accrue. Démontrer noir sur blanc que ce lien existe n’est toutefois pas une mince affaire, la créativité étant – comme l’intelligence – un concept difficilement saisissable ou mesurable. »

Une origine génétique commune

Erik Thys est néanmoins convaincu qu’il existe plus qu’assez d’éléments (génétiques et statistiques, notamment) pour étayer cette relation.  » D’après des recherches récentes, le terreau génétique de la schizophrénie, des psychoses et de la bipolarité représente également un sol propice au développement de la créativité. »

Vincent Van Gogh, incarné par Jacques Dutronc pour Mauriace Pialat, est devenu une icône du génie créatif touché par la folie
Vincent Van Gogh, incarné par Jacques Dutronc pour Mauriace Pialat, est devenu une icône du génie créatif touché par la folie© DR

Le psychiatre évoque encore un certain nombre de recherches sur des familles. Une étude suédoise à grande échelle a par exemple comparé l’activité professionnelle de plusieurs centaines de milliers de patients psychiatriques et des membres de leur famille à celle d’individus sans prédisposition génétique… et elle est parvenue à la conclusion que les métiers créatifs étaient plus fréquents que la moyenne parmi les sujets bipolaires et leurs proches. Une autre étude a observé que les personnes génétiquement apparentées à des patients psychiatriques présentaient systématiquement des scores plus élevés aux tests de créativité, même lorsqu’elles avaient été adoptées.

Pour le psychiatre, il s’agit là de résultats extrêmement révélateurs qui jettent un éclairage nouveau sur une série d’aspects apparemment inexplicables de l’évolution tels que le paradoxe de la schizophrénie.  » La schizophrénie est une maladie invalidante et lourde de conséquences, et les personnes qui en souffrent ont en moyenne moins d’enfants que les autres. S’il est exact que la maladie est déterminée en partie par nos gènes, on pourrait donc s’attendre à ce qu’elle tende à disparaître au fil du temps – or ce n’est pas le cas, puisqu’on sait que sa prévalence reste à peu près inchangée. C’est complètement paradoxal, sauf si l’on admet que les facteurs génétiques qui prédisposent à la psychose comportent aussi certains avantages évolutionnaires comme la créativité et l’inventivité, par exemple. Ces propriétés présentent un intérêt bien réel et pourraient donc expliquer la persistance de la maladie. »

Pensée divergente

C’est surtout l’axe bipolaire-schizophrène qu’Erik Thys associe à la créativité. Les personnes qui relèvent de ce continuum ont souvent des expériences hors normes (apparentées à la psychose), un tempérament bien particulier et très marqué (proche de la manie) et un mode de pensée divergent ou « surinclusif » (qui se manifeste par exemple par une propension à voir des associations qui échappent complètement aux autres) – autant de déclencheurs de troubles psychiatriques qui sont aussi une source de créativité. Le résultat de ce cocktail détonnant dépendra de la gravité des symptômes. « Légers, ils alimentent une créativité accrue… mais lorsqu’ils sont trop présents, la maladie prend le dessus et étouffe le génie créatif. Une inventivité maximale exige donc un niveau de symptômes optimal, qui peut être représenté par une courbe en U inversé. »

Stigmatisation

Qu’en retenir ? « J’espère que mes recherches induiront avant tout une prise de conscience, souligne le psychiatre. Certaines maladies psychiatriques – la schizophrénie, en particulier – continuent à faire l’objet d’une énorme stigmatisation. Quand on en entend parler, c’est presque toujours en des termes négatifs, en association avec la violence, le danger, une personnalité fragmentée. Ceux que nous qualifions aujourd’hui de patients méritent tellement mieux ! Ils sont fragiles, c’est certain, mais ils sont aussi les dépositaires de cette faculté humaine indispensable qu’est la créativité. Je suis donc convaincu que nous devrions aborder avec davantage de respect et de reconnaissance non seulement l’art, l’architecture, la musique, la poésie ou la philosophie… mais aussi les personnes qui nous les apportent. »

Par Thomas Detombe

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