Lieven Annemans © Franky Verdickt

Comment l’argent pourrit nos soins de santé

Nos soins de santé renforcent les inégalités, les hôpitaux et les médecins sont récompensés quand ils travaillent mal et certains reluquent sans scrupules l’argent de leurs patients. Le professeur en économie de la santé Lieven Annemans dénonce cette situation dans son nouveau livre intitulé « Je geld of je leven in de gezondheidszorg » (Votre argent ou votre vie en soins de santé).

De plus en plus souvent, les patients sont trop vite renvoyés chez eux ou alors hospitalités précipitamment. Certains subissent des examens superflus, d’autres ne bénéficient pas du traitement dont ils ont besoin. « Évidemment, ce n’est pas le cas partout », déclare Lieven Annemans. « Tous les jours, on obtient des résultats magnifiques. Mais pas toujours, loin de là. Et quand la situation tourne mal, c’est souvent dû à l’argent. La façon dont nos soins de santé sont financés aujourd’hui est contre-productive. »

Comment ?

LIEVEN ANNEMANS: Pour commencer, il ne faut plus récompenser les gens qui travaillent mal. Aujourd’hui, c’est parfois le cas. Les hôpitaux ont un avantage financier quand les patients souffrent de complications et doivent être à nouveau hospitalisés. Toute hospitalisation rapporte de l’argent. Parfois, ils font même délibérément en sorte d’hospitaliser un patient plusieurs fois : d’abord pour le diagnostic, et quelques jours plus tard, pour le traitement. Ainsi, ils peuvent passer deux fois à la caisse.

Cela n’explique pas pourquoi certaines personnes sont renvoyées chez elles très rapidement.

C’est parce que l’état a fixé une moyenne de jours d’hospitalisation pour chaque problème médical. Après cette période, le patient rapporte moins à l’hôpital. Aussi n’est-il pas étonnant que les hôpitaux soient tentés de le renvoyer chez lui.

Les médecins ne protestent-ils pas ?

Un médecin qui se moque de cette logique financière et garde ses patients plus longtemps à l’hôpital doit se justifier. À la longue, cela peut entraîner des tensions avec la direction. Et les médecins préfèrent les éviter, car ils doivent négocier le pourcentage de revenu qu’ils cèdent à l’hôpital avec cette même direction. Ne sous-estimez pas le pouvoir des administrations d’hôpitaux.

La ministre des Affaires sociales et de la Santé publique Maggie De Block (Open VLD) souhaite lier le financement des hôpitaux à leur qualité. Cela résout-il le problème ?

C’est un progrès, mais je crains que certains fassent tout pour esquiver ces critères de qualité. Si les hôpitaux perçoivent plus d’argent et qu’il n’y a pas beaucoup de réadmissions, ils risquent de repousser les gens atteints de problèmes de santé complexes. La seule chose qui aide vraiment, c’est un système d’information central qui réunit toutes les données des hôpitaux. Au moins, il y aurait un voyant rouge quand un hôpital renvoie un nombre élevé de patients.

Les médecins sont-ils inventifs avec les codes et les règles?

On fraude encore tous les jours. Les gens et le système sont exploités par une petite partie de médecins – et d’autres professionnels de la santé – qui veulent uniquement s’enrichir. Ils comptent des traitements injustifiés ou transmettent des informations erronées sur l’état d’un patient. Il est évident qu’il faut éjecter ces arnaqueurs. Il y a aussi un groupe beaucoup plus important qui se rend coupable de transgressions plus soft. Ils font venir le patient une fois de trop en consultation ou procèdent à des examens inutiles. Ce n’est pas de la fraude véritable, mais leur motivation est la même : ils veulent effectuer un maximum d’examens et de traitements. Ce n’est pas étonnant, évidemment, car ils sont payés par prestation. Un humain se comporte en fonction du contexte dans lequel il vit.

Et comment changeriez-vous ce contexte?

En faisant moins dépendre le revenu de médecins de leurs prestations, s’ils perçoivent une rémunération fixe par patient ou par épisode, ils n’ont pas intérêt à effectuer des examens et de traitements supplémentaires. Un cardiologue percevrait un montant annuel pour suivre un patient cardiaque chronique, et un gynécologue pourrait compter une somme fixe par grossesse, même si une partie de leur revenu dépendra toujours de leurs prestations, car il y aura toujours des imprévus. En ce moment, nous travaillons à l’Université de Gand à une proposition pour réformer les tarifs des médecins. Nous la dévoilerons cet automne. J’espère que la ministre De Block voudra l’écouter.

Les médecins pourront-ils encore compter des honoraires supplémentaires si un patient choisit une chambre d’une personne ?

Ces suppléments constituent une partie importante des revenus de médecins. Pour les chirurgiens et les gynécologues, cette proportion s’élève même à 35%. Il va de soi qu’ils doivent disparaître, mais il faudra que ce soit progressivement. Je voudrais qu’on profite de la réforme des tarifs pour les rendre superflus. Voilà qui serait vraiment une révolution.

Même sans ces suppléments certaines personnes ne pourront pas se permettre tous les soins médicaux.

Certainement. Aujourd’hui, la Belgique a un système de soins de santé à cinq vitesses. En cinquième vitesse, il y a les gens qui peuvent presque tout se permettre. Même un luxe superflu, comme une smartwatch qui aide à arrêter de fumer. Ensuite, il y a ceux qui possèdent une assurance hospitalisation qui rembourse parfois certains soins supplémentaires. En troisième, il y a ceux qi bénéficient d’une assurance supplémentaire, mais qui ne suffit pas toujours. Puis, il y a les patients capables de payer uniquement les soins nécessaires, et finalement ceux ne peuvent même pas se permettre l’indispensable. Aujourd’hui, un million de Belges reportent leurs soins médicaux pour raisons financières. Le refus de résoudre ce problème me dérange énormément. Comme si nous nous étions résignés à ce que certains n’aient pas les moyens de payer les soins indispensables. C’est inacceptable.

Que proposez-vous?

De supprimer le ticket modérateur pour tous les médicaments et traitements nécessaires pour lesquels il n’existe pas de risque de surconsommation. À quoi sert ce ticket modérateur finalement ? À décourager les gens à se rendre inutilement aux urgences, consulter un nombre élevé de médecins ou de prendre des médicaments dont ils n’ont pas vraiment besoin. Qu’il faille payer pour les traitements nécessaires ne rime à rien. Pourquoi quelqu’un de gravement dépressif qui prend des antidépresseurs pendant des mois doit-il payer un ticket modérateur sur chaque boîte ? Et quelle est l’utilité d’un ticket modérateur pour les antihypertenseurs ? S’imaginent-ils que les gens vont prendre une dose supplémentaire pour leur plaisir ?

Devrons-nous admettre malgré tout que l’état ne remboursera jamais tous les traitements vitaux ?

Probablement. Le budget est limité et il faut faire des choix. Ainsi l’élargissement des examens pour détecter un cancer pourrait sauver trois vies par an, alors qu’on peut garder cent personnes en vie en consacrant ces moyens autrement. Dans ce cas, on choisit évidemment la seconde option. À côté de ça, certains remèdes sont tout simplement trop chers par rapport aux nombres d’années ou à la qualité de vie qu’ils apportent.

Et donc on ne les rembourse pas?

Pas par définition. Finalement, ce ne sont pas les ordinateurs qui décident des remboursements. L’impact sur le budget total est de toute façon réduit. Si on les ne remboursait jamais, aucune entreprise n’investirait encore en recherches pour ces médicaments.

Dans votre livre vous révélez que certains médecins sont créatifs avec les règles de remboursement ?

C’est exact. Ils le font souvent pour leur portefeuille, mais aussi parce qu’ils pensent pouvoir aider leur patient. Dans certains centres de soins de santé mentale, où les listes d’attente pour une aide psychologique gratuite sont longues, il faut montrer sa fiche de salaire. Si vous avez un revenu normal, ils vous envoient dans la pratique privée d’un psychologue où il faut payer. Ce n’est pas une situation saine. Les réductions de l’estomac constituent un autre exemple : pour être remboursé, il faut un IMC d’au moins 35. Du coup, il y a des médecins qui conseillent à leurs patients de grossir encore un peu, pour qu’ils soient remboursés. Ce n’est pas innocent. Si les médecins font systématiquement primer l’intérêt du patient sur l’intérêt général, les choses tourneront mal. Quelle que soit l’importance du budget des soins de santé.

Maggie De Block oeuvre à une ligne de « délation » pour les médecins fraudeurs

La ministre de la Santé publique Maggie De Block (Open VLD) oeuvre à différentes initiatives « pour réduire la fraude et le gaspillage dans les soins de santé ». À en croire le quotidien De Morgen, elle songerait à créer un service de permanence destiné aux patients et aux médecins.

C’est ce que déclare Maggie De Block après l’appel de Lieven Annemans (voir ci-dessus). Selon De Standaard, les mutuelles semblent prêtes à organiser le service. « Ce système existe déjà aux Pays-Bas, et il fonctionne très bien », explique Michiel Callens, directeur de la Mutualité chrétienne. « Les conseils de patients peuvent contribuer à détecter des constructions ingénieuses qui autrement ne seraient pas repérées », ajoute-t-il.

25 millions d’euros supplémentaires par an

En contrôlant plus sévèrement, l’assurance maladie espère récupérer jusqu’à 25 millions d’euros par an. À titre de comparaison : l’année dernière l’INAMI a récupéré 11,6 millions d’euros de la part de prestataires de soins qui avaient trop facturés suite à une erreur involontaire, du gaspillage ou de la fraude.

Belga/TE

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