© Arno Burgi/Reporters

Ce beau qui nous fait du bien

De la roue du paon aux plus grands chefs-d’ouvre, l’harmonie magnifie le règne animal. Question : la beauté peut-elle aussi nous aider à vivre ou à guérir ? Pour le neurologue Pierre Lemarquis, c’est oui ! Explication dans son surprenant Portrait du cerveau en artiste…

Le tango du scorpion, le ballet du calamar, la valse de l’albatros, les percussions des cigales, le chant des baleines, l’immense festival de ramages, pelages et plumages démontrent que tout concourt, parmi les bêtes, à célébrer la beauté au moment des amours. Mais pas seulement. Il arrive que des oiseaux chantent sans raison en automne, et que des carpes, avec un peu d’entraînement, reconnaissent Bach. Dans les zoos, les soigneurs savent que les singes et les éléphants ramassent des bâtons pour dessiner, sans promesse de récompense. Par leurs comportements, les animaux indiquent qu’ils sont sensibles au beau, que l’harmonie nourrit leur vie et qu’ils sont capables, comme nous, de créations originales, « pour le plaisir ». « Comment ne pas espérer que ces facultés archaïques persistent également dans le cerveau humain, pour nous permettre de continuer à aimer l’existence, voire à la transcender, au-delà des ravages du temps et des maladies ? » Ethologue et neurologue, Pierre Lemarquis tente, dans son dernier essai (1), d’expliquer comment la beauté influence notre humeur, nos états d’esprit, notre santé. Même si l’auteur peine à définir la notion, il rappelle, d’entrée de jeu, ce qu’elle désigne en général pour nos semblables : la beauté surgit, dans l’ordre, dans la nature et l’amour, loin devant la musique, le cinéma, la littérature, l’achat d’un bel objet, la vision d’un spectacle ou d’une £uvre d’art.

Avançons dans l’analyse : en 2009, invités à citer leurs préférences parmi une quinzaine de chefs-d’oeuvre incontestés, un échantillon de citoyens français élisaient d’abord un vase de la dynastie Yuan (XIVe siècle), puis la toile de Rubens Le Massacre des innocents (1611), puis le mélancolique Portrait du Dr Gachet (1890) de Van Gogh, puis La Petite Danseuse de 14 ans (1880), célèbre bronze de Degas. Au coude-à-coude avec un masque africain, apparaît ensuite seulement, en sixième position, le premier artiste contemporain – Jeff Koons, avec sa monumentale Balloon Flower. La queue de liste (fermée entre autres par Picasso, Brancusi, Damien Hirst et Mark Rothko) témoigne d’un rejet flagrant de l’abstraction et des oeuvres du XXe siècle. Pourtant, le test révèle aussi que les sondés « trouvent belles des choses qu’ils n’aiment pas ». Jugement et émotion esthétiques sont donc distincts : « Des apprentissages culturels fondamentaux perturbent à l’évidence les choix personnels, aboutissant à une surestimation d’£uvres très médiatisées et à une dépréciation des formes novatrices », conclut le neurologue. Pour se libérer de la tyrannie des acquis culturels, Lemarquis a l’idée de soumettre la même étude à… des patients Alzheimer. Et là, surprise : si l’inoxydable porcelaine chinoise continue d’occuper la première place, Koons vient la talonner, et Rothko connaît également une progression significative. Preuve que les cerveaux vacillants, délestés d’une partie de la mémoire collective, perçoivent mieux que la population témoin « les sources inconscientes de la beauté ». En outre, « lorsqu’on permet à ces patients, souvent très isolés, de s’exprimer par l’art, on constate une nette amélioration de leur confort mental ». Des tableaux réalisés par des malades Alzheimer anonymes, en train de perdre la parole et la mémoire, commencent d’ailleurs à être exposés çà et là. Ils frappent par leurs qualités et leur puissance, au même titre que l’art brut. L’Américaine Hilda Gorenstein (1905-1998) s’est mise au pinceau à 90 ans, réalisant de merveilleuses aquarelles, comme si sa créativité et son esprit survivaient à l’implosion de la matière cérébrale. « Je me souviens mieux quand je peins », affirmait-elle.

L’art possède-t-il des vertus thérapeutiques ? En permettant l’enregistrement rigoureux de réponses physiologiques à la base de nos émotions esthétiques, les neurosciences ont déjà percé quelques secrets de notre cerveau artistique… L’audition d’une musique plaisante démultiplie ainsi les capacités d’écoute, « activant immédiatement les circuits de la mémoire et de la récompense qui se chargeront de capturer le morceau et de le rediffuser en boucle, réactivant à chaque passage les zones de plaisir et les sécrétions addictives qui en résultent ». L’émotion esthétique n’est d’ailleurs pas qu' »intellectuelle » : elle est constituée aussi de sensations corporelles. A l’écoute d’un air agréable, notre cerveau se met à le « chantonner ». Bientôt s’imposera l’envie de danser…

« Réserve cognitive »

L’entraînement à la musique réorganise des circuits neuronaux entiers : un musicien, même très jeune ou très âgé, a l’ouïe plus fine et plus « discriminative » – il suit plus facilement une conversation dans le bruit, y repère plus vite un changement minime de ton, et est plus vivement alerté par les variations de cris d’un nourrisson ! Salutaire aux patients Alzheimer, chez qui elle favorise la constitution d’une sorte de « réserve cognitive » propre à retarder l’apparition du déclin, la musicothérapie est aussi bénéfique aux dyslexiques, aux autistes, aux amnésiques, aux nouveau-nés hospitalisés.

Le syndrome de Stendhal

Il en va de même avec d’autres arts. Les ex-voto, les amulettes, les mandalas, la tarentelle (une danse rapide du XVIIe siècle censée dissiper les effets du venin de tarentule) montrent que, dès l’origine, la création artistique, souvent messagère des dieux, embrasse une vocation curative. Le Traité des couleurs (1810), de Goethe, fonde un peu la chroma-thérapie. « Pourquoi les malades aiment-ils les fleurs ? La vision de leurs coloris ardents jette une sorte de pont entre leur chair mortifiée et le grand rythme frais, tout en parfums et couleurs, de la nature », croit le cubiste Fernand Léger, qui s’en inspire. « Le jaune énerve, le bleu apaise, le violet est maladif », note Kandinsky. Le tango débloque les parkinsoniens, le théâtre renfloue de mots les patients Alzheimer. Autant de constats que le beau protège, guérit – à tout le moins fait du bien. A présent, les experts se demandent dans quelle mesure la maladie ne stimule pas, à son tour, la créativité. « Des personnes ont parfois développé des aptitudes artistiques sans formation préalable, juste après une lésion cérébrale », relève Lemarquis. Outre une mémoire exceptionnelle, les enfants autistes possèdent des dons étonnants pour le calcul, la musique et le dessin. La liste des compositeurs aveugles est impressionnante, et l’épilepsie de Dostoïevski, Flaubert ou Molière, de même que les migraines de Debussy, expliqueraient en partie leurs talents. « Chez un sujet sain, suggère l’auteur, d’importants potentiels sensoriels de l’hémisphère cérébral droit (le cerveau « artistique et créatif ») seraient inhibés par l’hémisphère gauche, dit dominant. En revanche, ils seraient « libérés » par l’atteinte de ce dernier. »

Tous les mystères sont loin d’être résolus. A Florence, les gardiens de musée ont appris à rester vigilants face aux ravages de l’art sur les esprits. Perte de connaissance, crise d’hystérie, tentative de destruction des £uvres : le syndrome de Stendhal (l’écrivain en fut victime) frappe des visiteurs confrontés à l’émotion violente qui sourd d’un tableau ou d’une statue remarquables. Curieusement, cet accès (rare) n’affecte ni les touristes dont la culture est trop éloignée de la Renaissance (les Américains, les Asiatiques) ni les Italiens eux-mêmes, sans doute habitués… à tant de beauté.

VALÉRIE COLIN

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