Portrait d'Alexandre Dumas père, par Félix Nadar, 1855. © DEBBY TERMONIA

Un pour tous

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’auteur, acteur et metteur en scène Ismaël Saidi.

Ismaël Saidi nous accueille dans les bureaux de l’asbl AviScène, la sienne. Un joli rez-de-chaussée Art déco au centre de Bruxelles pour cette petite association qui organise des activités avec des jeunes, lutte contre la polarisation de la société et produit notamment des pièces de théâtre – dont le fameux Djihad – premier opus d’une trilogie destinée à dénoncer le radicalisme religieux. Les représentations de Géhenne, le deuxième volet, viennent de se terminer au Palais des Glaces à Paris, Djihad tourne toujours dans l’Hexagone et, bientôt sans doute, L’Eden clôturera la série.

Pour l’heure, Ismaël Saïdi moud des grains pour nous préparer un café. Il n’en prendra pas, car il observe le jeûne du ramadan. Dans la salle de réunion, un chèque de la taille d’un tableau trône au-dessus d’une bibliothèque remplie de livres. Un ordre de paiement de plus de 11 000 euros libellé en faveur du désormais bien connu Samusocial de Bruxelles. En bermuda et tee-shirt, Saidi s’exclame :  » Oui, ça fait mal cette histoire, rien qu’à le voir, j’ai la rage.  » Il raconte avoir organisé une représentation de Djihad au théâtre Saint-Michel, dont les profits étaient exclusivement réservés aux réfugiés, et pour lesquels le Samusocial avait proposé de coordonner la rétribution. Consterné, il ajoute :  » Quand j’ai lu que leurs salaires étaient prélevés sur des dons privés, je n’en revenais pas. Les dons privés, c’est moi aussi. Maintenant, je ne sais pas ce qu’ils ont fait de notre argent, à eux de voir s’ils ont une conscience ou non.  » Saïdi a la rage mais il rit, jaune certes, mais il rit.

Si sa pièce de théâtre, vue par près de 150 000 personnes, l’a rendu célèbre, Ismaël Saidi, c’est avant tout un parcours atypique, une trajectoire démarrée il y a quarante ans, dans une famille débarquée de Tanger, fin des années 1960, à Schaerbeek. Deuxième enfant d’une fratrie de cinq, Ismaël Saidi est plutôt brillant à l’école ; passionné de littérature et détestant les flics, il fait pourtant le pari de rentrer à l’école de police avec un de ses amis.  » C’était la période où elle s’ouvrait aux jeunes d’origine étrangère et aux femmes, ils avaient passé une annonce dans le Vlan, alors j’ai tenté ma chance et, contre toute attente, j’ai été retenu.  » L’expérience durera seize ans avant de se terminer à la police judiciaire. C’est là que, très tôt, il y rencontre sa future épouse, policière également, se marie et fonde une famille. Mais rapidement, le policier se sent limité, son manque de formation lui pèse, il décide alors de reprendre des études universitaires, à l’ULB d’abord, à l’UCL ensuite, avant d’obtenir une licence en sciences sociales. Une tranche de vie faite de cours la journée, de patrouilles le soir et de pouponnage entre les deux. En parallèle, il continue à écrire des histoires et des scénarios – sa grande passion – jusqu’au jour où  » le hasard, le destin, appelez cela comme voulez  » met sur sa route un scénariste. La grande aventure commence. Sa passion se professionnalise, Saidi écrit de plus en plus de courts ou longs métrages et finit par réaliser ses propres histoires. Une suractivité qui l’amène à faire un choix. Entre son métier qu’il aime – bien qu’il n’ait jamais eu l’âme d’un cow-boy, confesse-t-il – et l’écriture, le policier fait son choix : ce sera le cinéma.

Le Panthéon plutôt que la Mecque

Pour évoquer ses oeuvres d’art préférées, Saidi est très embêté. Lui, l’art plastique cela ne lui parle pas beaucoup. Il n’a découvert les musées qu’il y a cinq ou six ans, quand il a commencé à y être invité, ou grâce à ses enfants (de 10 à 18 ans), nettement plus familiers avec l’exercice. Le Louvre par exemple, ce n’est que depuis qu’il travaille à Paris qu’il le visite :  » Un lieu fabuleux car il regroupe en un seul endroit toute l’humanité « . Non, lui, son truc, c’est clairement la littérature et le cinéma, ce qui revient un peu au même car  » le cinéma, ce n’est jamais que de la littérature en images « . Et c’est enthousiaste comme un enfant que le réalisateur confie avoir été se recueillir récemment sur la tombe de son dieu, Alexandre Dumas, au Panthéon, à Paris.

 » Il y en a qui vont à La Mecque, moi je vais au Panthéon, s’exclame-t-il. C’est tout de même fou de se dire que tous les gens enterrés là, par leur vision et leurs écrits, ont non seulement changé l’image que l’homme avait de lui-même, mais ont surtout changé le monde !  » Mains jointes sur la table vitrée, il ajoute :  » Mais le plus important pour moi, c’était de me recueillir devant la tombe de Dumas. Je voulais lui dire que, grâce à lui, j’avais réussi des choses dans ma vie et que comme d’Artagnan, j’avais réussi à atteindre Paris.  » La littérature, une aventure qui démarre très tôt chez Ismaël Saidi, lui qui qualifie aujourd’hui l’enfant qu’il était de  » frêle, mauvais en football, pas bricoleur et pas hyperbeau « . Bref, un petit gars qui n’avait pas grand-chose pour le pousser  » vers l’extérieur  » et dont le papa, chauffeur de taxi et père très attentif, lui ramenait des livres à la maison  » pour compenser « . Adolescent, il le dépose entre deux courses chez Pêle- Mêle, la librairie bruxelloise de seconde main où, moins chers qu’un ticket de cinéma, les plus beaux chefs-d’oeuvre de la littérature s’achètent pour 5 francs. Une aubaine pour un adolescent qui lisait déjà plus de trois romans par semaine.

Mais c’est surtout à 11 ans que Saidi prend sa première claque artistique en dévorant Les Trois Mousquetaires,  » juste de l’encre et du papier mais qui vous font chialer « , explique-t-il en croisant les bras. Il s’emballe :  » Moi, je suis un grand romantique alors les romans de capes et d’épée, les histoires d’amour, l’idylle platonique entre Constance et d’Artagnan, j’en étais fou.  » Sans compter que de découvrir qu’un petit Gascon débarqué de sa province pouvait conquérir Paris et changer le cours de l’histoire le faisait rêver, lui, le fils d’immigré. Il poursuit :  » Bien plus tard, j’ai appris que Dumas était un quarteron et que ses ancêtres, esclaves. Pour moi, cela voulait dire que tout était possible et pour tout le monde…  »

Rain Man, le choc

Une histoire touchante que le réalisateur refuse toutefois d’utiliser pour faire pleurer dans les chaumières. La victimisation, les quartiers difficiles et le racisme, très peu pour lui. Ça l’énerve d’ailleurs beaucoup, les Cosette, qui justifient leurs actes par leur enfance d’immigrés.  » Ça énerve tout le monde quand je le dis, mais moi je n’ai pas souffert du racisme. J’ai peut-être vécu un ou deux trucs racistes dans ma vie, mais pas plus que des policières qui se prenaient des blagues sexistes de la part de leurs collègues masculins. J’ai envie de dire à tous ces gens que la discrimination est la même pour tout le monde, pour les femmes, pour les homos ou pour les Arabes. En tout cas, c’est une horreur absolue de se construire là-dessus. « Très en verve, Saidi conclut en précisant qu’en Belgique, le racisme institutionnel n’existe pas, ici personne ne l’a empêché de s’asseoir à l’avant du bus, de devenir flic, ou même réalisateur.

Sa deuxième claque artistique est sans aucun doute le film Rain Man de Barry Levinson, que le scénariste découvrait au moment de l’ouverture du Kinepolis à Bruxelles.  » A cause du tram, j’avais raté les séances de tous les blockbusters, il ne restait plus que ce film a priori bizarre : l’histoire d’un play-boy qui kidnappe son frère handicapé pour récupérer un héritage. Et là, je découvre le deuxième chef-d’oeuvre de ma vie (après Dumas), un film qui, à partir de rien, crée une émotion extraordinaire. Là, je me dis, OK je veux en être. Même si ce n’est que pour servir des cafés au réalisateur sur un plateau, je m’en fiche, mais je veux faire du cinéma et créer des émotions.  »

L’art, notre part divine

Après une première tentative, à 18 ans, où Saidi passe trois jours à l’Insas devant des professeurs qui parlaient en  » Truffaut  » alors que lui pensait  » Rocky  » , il tire le rideau et s’inscrit à l’école de police. D’autant que, dans son milieu, écrire ou faire du cinéma, ce n’est pas un métier.  » C’est un peu l’histoire de la pyramide de Masslow (NDLR : théorie sociologique qui hiérarchise les besoins humains en cinq étapes partant des besoins physiologiques à ceux d’autoréalisation), quand vous venez d’un milieu socio-économique qui n’est pas favorisé, l’avenir, c’est un salaire, un appartement et puis faire des enfants. Mais c’est pas propre aux Arabes, le nombre d’Italiens ou de Portugais qui, après avoir lu mon livre, Les Aventures d’un musulman d’ici, m’ont dit la même chose, vous n’imaginez pas.  »

Son dernier choix artistique ? L’Alhambra de Grenade, un lieu chargé d’histoire, une sorte de Versailles espagnol où le réalisateur se plaît à imaginer le nombre d’histoires d’amour qui s’y sont jouées. Un palais où l’on découvre ce que peut donner la foi lorsqu’elle est éclairée par la raison, et dans lequel juifs, chrétiens et musulmans vivaient en harmonie. C’est là qu’en visite avec un groupe de jeunes composé autant de catholiques que de musulmans, Saidi eut l’idée de son dernier livre, écrit avec l’islamologue Rachid Benzine, et destiné à remplacer le projet avorté des capsules vidéo conçues pour lutter contre le radicalisme, commandé par la Région de Bruxelles-Capitale. Une commande à hauteur de 275 000 euros qui provoqua l’ire de l’opposition pour n’avoir pas fait l’objet d’un marché public et qui, in fine, entraîna le retrait de son auteur :  » Moi, je ne suis pas un politique et je refuse d’être politisé. C’était une erreur de jugement de ma part que d’accepter une commande publique. Aujourd’hui, le projet verra le jour mais grâce à des fonds privés. Et c’est tant mieux.  »

A la question de l’utilité de l’art, Saidi, qui a la réplique vive et le débit rapide, pense que l’être humain a fini par faire disparaître Dieu, parce qu’il n’en avait tout simplement plus besoin. D’où l’importance de l’art qui permet de nous rappeler cette petite partie de nous qui nous échappe et qui, pourtant, nous habite :  » L’art, cela ne sert à rien mais cela nous différencie du monde végétal et animal, c’est un peu la part divine de l’homme.  » Et de confier :  » Je suis fasciné par les gens qui s’émeuvent devant un tableau ou une sculpture, moi, je m’émeus simplement devant deux mots.  »

PAR MARINA LAURENT – PHOTO : DEBBY TERMONIA

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