Vladimir Poutine, autoritaire et populiste : " Il y a chez lui une recherche active de l'adhésion populaire ", observe Bertrand Badie. © A. Zemlianichenko/reuters

Le populisme a-t-il atteint toute la planète?

Le Vif

La vague populiste actuelle touche aussi bien les démocraties que les systèmes autoritaires, pointe le spécialiste des relations internationales Bertrand Badie. Autre spécificité : elle se cristallise sur la dénonciation de la mondialisation.

A quoi renvoie ce terme de « populisme » dont on parle tant aujourd’hui et pour quelles raisons le phénomène est-il en plein essor ?

Ce qu’il y a de plus frappant, et d’assez inédit, c’est la dimension mondiale de cette vague populiste, qui transcende aujourd’hui les régions et les cultures. On voit naître des populismes autant à l’intérieur des démocraties qu’au sein des systèmes autoritaires, au Nord comme au Sud. Mais ce phénomène est loin d’être nouveau. La première vague remonte à la fin du xixe siècle, en Russie – où se forge le terme  » populisme  » – et aux Etats-Unis. L’Europe occidentale est alors touchée de façon secondaire. Un deuxième populisme apparaît lors de l’entre-deux-guerres. Il caractérise essentiellement les pays défaits lors de la Première Guerre mondiale. La troisième vague accompagne les processus de décolonisation dans les pays du Sud. Les pays du Nord, eux, sont alors très peu touchés, à l’exception de la France, confrontée un moment au mouvement poujadiste. Comme si la bipolarité et la guerre froide avaient servi de digues. Enfin, aujourd’hui, la quatrième vague se cristallise sur la peur et la dénonciation de la mondialisation.

Quand on dénonce la mondialisation, on vise autant l’aspect « cosmopolitique » de la gauche que l’aspect « capitalisme globalisé » de la droite libérale

Quel est le dénominateur commun de toutes ces vagues populistes ?

Une crise de défiance à l’égard du politique et de ses institutions, jugées incapables de faire face aux défis. Qu’elles soient d’essence traditionnelle, démocratique ou dictatoriale, celles-ci ont pour fonction d’assurer la médiation entre le peuple et ses élites. Lorsque les peuples n’ont plus confiance dans les institutions, ils en viennent logiquement à les récuser et à réclamer un ordre politique sans intermédiaire : l’adhésion des masses à la figure du chef est un élément structurant, presque permanent, de tous les populismes. L’échec de la décolonisation, qui fut, selon moi, l’un des drames les plus coûteux que nous ayons vécus au xxe siècle, s’est traduit par un énorme défaut de confiance des populations décolonisées à l’égard de leurs institutions, car celles-ci étaient importées, abusivement personnalisées et corrompues.

Bertrand Badie :
Bertrand Badie : « La vraie matrice du populisme contemporain, c’est la crainte de la mondialisation. »© m. cohen/afp

En quoi les populismes d’aujourd’hui sont-ils spécifiques ?

Ils diffèrent dans leur mode d’expression et par la cible de leur défiance. Lors de la première vague, celle-ci visait le capitalisme, qui venait bousculer les structures paysannes traditionnelles en Russie ou les organisations agraires mises en place aux Etats-Unis à partir de leur indépendance, en 1776. Il s’agissait d’un populisme socialisant, tourné vers la construction d’un ordre social traditionnel plus équitable. Durant la deuxième vague, ce furent la défaite et le Traité de Versailles, ressenti comme une humiliation, de même que la crise économique et financière, qui ont focalisé le ressentiment. Ce revanchisme, associé à une situation sociale critique, donna, en Allemagne, le national-socialisme, autrement dit un populisme intégrant des thèmes de gauche, animé par la volonté de constituer un capitalisme national d’Etat, capable d’incarner la volonté du peuple. Le troisième populisme s’est développé dans le tiers-monde ; il culmina dans l’antiaméricanisme et l’anti-impérialisme, cristallisant tous les ressentiments. Le leader auquel le peuple s’identifiait était réputé parachever l’appropriation d’une nation qui avait du mal à se défaire de son asservissement néocolonial.

Poutine, d’après vous, incarne-t-il un autoritarisme classique ou un populisme de la quatrième vague ?

La Russie actuelle est à ranger dans la catégorie des populismes : elle est clairement touchée par cette même pathologie du politique. Il y a chez Poutine une recherche active de l’adhésion populaire. Le leader simplement autoritaire, lui, ne s’intéresse pas à son image et la dépolitisation maximale des gouvernés. Poutine est au contraire en représentation permanente et se fait en outre porteur d’une volonté revancharde de réhabiliter la puissance russe, qu’il présente comme multiséculaire. Le régime autoritaire traditionnel ne va pas chercher des slogans mobilisateurs. Il n’a besoin que d’une police suffisamment bien organisée capable de tenir la population à l’écart du jeu de pouvoir.

J’ai l’impression que le référentiel antifasciste s’affadit, peut-être même jusqu’à disparaître complètement chez certains

Le désir de dépasser le clivage traditionnel droite-gauche n’est-il pas un autre marqueur de cette « internationale du populisme » ?

Absolument. A partir du moment où l’on s’en remet à un chef, on ne suit plus une idéologie, mais seulement le  » guide « , quel que soit le lieu où il vous conduit, dans une forme de dénonciation de tout ce qui représente  » l’avant « , sur quoi se focalise la défiance.  » La droite comme la gauche nous ont conduits au désastre  » : voici une assertion récurrente de la rhétorique populiste. A partir du moment où l’on dénonce la mondialisation, on vise autant l’aspect  » cosmopolitique  » de la gauche que l’aspect  » capitalisme globalisé  » de la droite libérale. Nous sommes actuellement dans un temps populiste qui a clairement achevé de dissoudre la différenciation partisane. C’est la raison pour laquelle le Front national, en France, a slalomé entre la droite et la gauche durant la campagne présidentielle. C’est pour cela aussi que Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon sont, chacun à sa manière, tous deux populistes.

Un scénario catastrophe à l’italienne, avec une coalition populiste droite-gauche, est-il possible en France, où la gauche radicale incarnée par Jean-Luc Mélenchon reste pénétrée d’antifascisme ?

J’ai justement l’impression que ce référentiel antifasciste s’affadit, peut-être même jusqu’à disparaître complètement chez certains. Il y a une sorte de course-poursuite entre le référentiel antifasciste traditionnellement de gauche et la mobilisation nouvelle qui s’effectue autour de la dénonciation de la mondialisation. Une telle mobilisation ne peut pourtant pas épouser parfaitement les contours de la gauche, tant celle-ci a aussi une orientation anciennement internationaliste. Voyez le parti communiste français aujourd’hui : par contraste avec la France insoumise, il a un discours qui se distingue prudemment de la thématique nationale-populiste. La peur est un trait rémanent du populisme. Or, je reste intimement persuadé que la vraie matrice du populisme contemporain réside dans la crainte de la mondialisation. Celle-ci se traduit par un identitarisme exacerbé, qui se marie fort bien avec l’idée de peuple, d’unanimisme, et de  » trahison  » du peuple par les institutions. Le nationalisme fondateur du xixe siècle était un nationalisme de conquête de droits : la nation affirmait sa souveraineté face au monarque absolutiste, face aux empires, face aux colonisateurs. Le néonationalisme actuel, précisément parce qu’il fait écho à cette peur de la mondialisation, est un nationalisme de fermeture et de renfermement. La nation se convertissant en identité, elle n’est plus créatrice, mais privative de droits.

Peut-on ajouter, comme autre élément commun, le flirt avec le conspirationnisme – cette représentation d’une élite surpuissante, « tirant les ficelles » à l’échelle internationale ?

Tout populisme attire, par nature, le conspirationnisme, car l’idée de méfiance et de trahison est inhérente au phénomène, depuis ses origines. Il n’y a pas plus conspirationniste que l’Allemagne nazie ! Ajoutons, pour en terminer avec les traits constitutifs, le ressort de la communication de masse. Dès l’instant où l’on sort du sentier des institutions, c’est elle qui prend le relais. Elle détruit les corps intermédiaires et le social, ne connaissant que le lien direct entre le chef et les individus. Nul n’échappe à cette destruction du social décrite en son temps par Hannah Arendt.

Donald Trump exprime un des volets les plus préoccupants de la peur de la mondialisation : reprocher à celle-ci d'avoir constitué un système international unique, estime Bertrand Badie.
Donald Trump exprime un des volets les plus préoccupants de la peur de la mondialisation : reprocher à celle-ci d’avoir constitué un système international unique, estime Bertrand Badie.© Kevin Lamarque/reuters

Le capitalisme n’a-t-il pas objectivement intérêt à promouvoir les crispations sur l’identité comme réponse imaginaire aux souffrances sociales ?

Oui, c’est un argument fort, puisant dans les instruments du marxisme, et qui dérive d’une certaine similitude de situations.

C’est-à-dire ?

Les revanchards fascistes de l’entre-deux-guerres s’étaient déjà appuyés sur l’exaltation de l’identité afin de regagner un terrain perdu. Aujourd’hui, l’avènement de la mondialisation élargit les mêmes craintes à l’échelle globale. Des similitudes existent donc entre ces situations par ailleurs dissemblables. Nous avons encore à explorer les effets destructeurs de la peur de la mondialisation. Trump en exprime un des volets les plus préoccupants. Le procès, pas toujours explicite, contre la globalization, consiste à reprocher à celle-ci d’avoir constitué un système international unique. En trente ou quarante ans, la construction d’un système international unifié, soumis aux mêmes normes, aux mêmes valeurs, aux mêmes enjeux, aux mêmes institutions, est ressentie par beaucoup comme une violence inouïe et déclenche un choc en retour au travers de contre-socialisations agressives. Pour y répondre, il nous faut inventer une vraie politique de la mondialisation et, d’abord, changer de grammaire dans notre lecture du monde et du politique. Car la mondialisation a rendu les Etats-nations en même temps vulnérables et en partie impuissants. Aujourd’hui, ce sont des formes modernes et plus adaptées de solidarité qu’il convient de forger.

Par Claire Chartier et Alexis Lacroix.

(1) Bertrand Badie est coauteur, avec le géographe Michel Foucher, de Vers un monde néo-national ? (CNRS éditions).

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