Nuit de Noël, . © COLLECTION FONDATION CARTIER POUR L'ART CONTEMPORAIN, PARIS © MALICK SIDIBÉ

Un moment de grâce

Un an après sa disparition, le photographe malien Malick Sidibé se voit offrir une rétrospective magistrale à la fondation Cartier à Paris. Attention, ode à la joie.

C’est la photo de Malick Sidibé que nul n’est censé ignorer. Son titre ? Nuit de Noël. Prise en 1963, elle est sous-titrée Happy Club. Le magazine américain Time l’a classée parmi les  » 100 photographies les plus influentes de l’histoire « . Autant dire que de simple cliché, cette image est passée au rang d’icône. A la façon d’un soleil noir sans mélancolie, la scène en format 100 cm × 100 cm illumine pour l’heure un pan de mur de la fondation Cartier à Paris. Nuit de Noël, vraiment ? En réalité, il s’agit de la soirée du 25 février 1963, soit la veille du ramadan. Dans son enthousiasme, Sidibé a entremêlé les religions, probablement mû par un syncrétisme qui lui va comme un gant. Qu’y découvre-t-on ? Un couple éclatant qui danse et repousse tout ce qui n’est pas lui dans l’obscurité. On ne voit pas du premier coup que le duo se déplie en réalité au son d’un haut-parleur accroché à un palmier et directement relié à un  » pick-up  » – une platine vinyle dont c’est le nom consacré à l’époque. Au sol, on ne perçoit pas directement davantage les grandes bouteilles de bière qui disent l’Afrique plus sûrement qu’un tamarinier. Autour des deux danseurs, quelques chaises que le regard n’imprime pas plus. Sur l’une d’entre elles, condamnée à errer dans une périphérie semi-obscure, une jeune femme scrute le tandem, à moins que son regard ne cherche à aimanter Sidibé qui est en train de prendre la photo. Nul doute : elle aussi voudrait exister en cette pleine lumière, carrément refusée à sa voisine de droite, double quasi imperceptible. Mais non, le coeur vif de toutes les attentions, c’est bien ces deux danseurs qui occupent le centre de la composition. Les corps sont souples, légèrement fléchis. Les visages respectifs, baissés, observent leurs pieds. Une douceur caressante se dégage de cet instant suspendu, un vrai moment de grâce.

Pour mieux comprendre ce qui se joue ici, il faut savoir que les deux protagonistes de cette nuit malienne sont frère et soeur. Il est question de bienveillance et d’initiation : l’aîné apprend le twist à sa cadette qui ne perd pas une miette de cette chorégraphie légère. C’est l’avènement d’une liberté de mouvement. D’un passage peut-être. De la naissance à un corps de femme. Ensemble, frère et soeur forment un tout, une cellule gémellaire, une bulle. Rien ne peut leur arriver, la nuit les enveloppe. L’Afrique, aussi. La terre. L’univers.  » C’est une photo d’une beauté époustouflante, d’une tendresse infinie « , explique André Magnin, commissaire de l’exposition (1). Faut-il voir là une manifestation de  » l’instant décisif  » cher à Henri Cartier-Bresson ? On ne le pense pas. C’est une véritable dialectique qui se joue plutôt, au-delà d’une simple présence, d’un vulgaire geste.  » Une histoire d’amour et de confiance « , comme le proclame André Magnin ? On se rapproche.

Humble et grand

L’oeuvre de Malick Sidibé résulte d’un agencement miraculeux : la rencontre entre une époque frénétique et un individu à l’empathie hors du commun. Du point de vue de la créativité, toutes les périodes ne se valent pas. On se souviendra peut-être de la tirade du philosophe Gilles Deleuze sur ces moments de l’histoire qu’il compare à des déserts.  » […] il n’y a rien de plus terrible que de naître dans un désert, de grandir dedans, enfermé dans sa solitude. […] Par définition, un grand auteur ou un génie, c’est quelqu’un qui apporte quelque chose de nouveau, si ce nouveau n’apparaissait pas ça ne gênerait personne, ça ne manquerait à personne puisqu’on en n’aurait aucune idée. Si Kafka n’avait pas été publié, on ne peut pas dire qu’il manquerait. Si on avait brûlé tout Kafka on ne pourrait pas dire :  » Ah comme ça nous manque !  » puisqu’on aurait aucune idée de ce qui a disparu  » (2).

Ouvert à Bamako en 1962, soit deux ans après l’indépendance du Mali, le studio de photographie de Malick Sidibé jouit d’une situation diamétralement opposée à celle des déserts culturels. Situé rue 30, angle 19, dans le quartier de Bagadadji, il voit le jour dans un pays en pleine effervescence. Impossible, encore une fois, de ne pas penser à Deleuze lorsqu’il évoquait l’immédiate après-guerre :  » J’ai vécu la Libération. La Libération était une des périodes les plus riches qu’on puisse imaginer. On découvrait ou redécouvrait tout  » (3). De la même façon, le Bamako libéré des colonies, du moins symboliquement, exulte. Un ventde liberté souffle sur la capitale.  » Les jeunes découvrent alors les danses venues d’Europe et de Cuba, souligne André Magnin. Cette musique est inédite, elle est prisée car elle permet aux corps de se toucher, ce qui n’est pas le cas avec la musique traditionnelle. Dans la foulée, cette génération adopte le style vestimentaire occidental en l’accommodant à sa sauce. Tous rivalisent d’élégance à travers des  » clubs  » qui portaient des noms amusants : Djentlemanes, Club Saint-Germain-des-Prés, Zazous, Caïds… Tout cela s’exprimait dans des surprises-parties auxquelles Sidibé se rendait inlassablement, d’abord à vélo, ensuite en Solex.  »

La matière vivante est là, foisonnante et imprévisible, encore faut-il la laisser prendre forme,  » ne pas briser les ombres « . Malick Sidibé sera celui qui offrira à cette jeunesse affranchie son passeport pour l’éternité.  » Il y a eu une histoire d’amour et de confiance entre Malick Sidibé et ces teenagers dont il était l’aîné, explique le commissaire parisien. En pays musulman, l’âge invite au respect, il peut être vécu comme paralysant pour celui qui est plus jeune. Sidibé a réussi à déjouer cela. Il est arrivé à faire prendre des poses aux jeunes sans qu’ils ne se soucient de ce qu’on allait en penser.  » Plus que personne, le natif de Soloba,  » sorti de la brousse « , comme il aimait le répéter, possédait ce charisme qui lui permettait d’accéder à tout un chacun. Il avait aussi cette discrétion essentielle :  » Un photographe doit se faire oublier.  »

André Magnin rapporte d’ailleurs qu’Abderrahmane Sissako, le réalisateur de Timbuktu – film sur lequel  » l’oeil de Bamako  » est intervenu comme photographe de plateau – lui avait confié que Sidibé était  » l’homme le plus humble et le plus grand  » qu’il ait jamais rencontré. Il faut savoir qu’entre 1962 et 1975, il y avait une véritable  » Sidibémanie  » à Bamako.  » Il n’y avait pas de fête sans Malick. Les participants attendaient qu’il arrive pour se mettre à danser. Le coup de flash par lequel il s’annonçait rituellement était le coup d’envoi des festivités. Il avait régulièrement droit à une haie d’honneur. C’est ce lien unique qui a mené à l’intensité remarquable que l’on peut voir sur des images comme Regardez-moi ! (1962), Danseur meringué (1964) ou encore Je suis fou de disques (1973). Cette intensité est celle des corps libres à un moment où tout semble possible.  »

S’émerveiller

On le sait pour en avoir déjà pris la mesure à l’occasion de l’exposition Beauté Congo qui s’est déroulée elle aussi à la fondation Cartier, l’une des obsessions d’André Magnin est d’éviter le  » rétrécissement de l’émerveillement  » qui caractérise pour lui la société occidentale. Corsetée par la méfiance et la critique, cette dernière se méfie de la joie. Il va falloir s’y faire : cette joie d’exister est au centre du travail de Malick Sidibé, lui qui ne comprenait pas que l’on puisse photographier un enfant malade ou un animal mort.  » Je n’aime pas la tristesse en photographie, c’est la misère « , avait-il coutume de dire. Il était donc logique de restituer les contours de cette approche optimiste à la faveur d’un environnement ludique – le tout rehaussé par le plus vaste corpus de tirages vintage jamais rassemblés pour une exposition de l’artiste. André Magnin l’a bien intégré en offrant une playlist digne de ce nom à  » Mali Twist « . Est-ce que tu le sais ? des Chats sauvages, Satisfaction des Rolling Stones, Friday on My Mind d’Easybeats ou Les Elucubrations d’Antoine accompagnent les déambulations du visiteur à la façon d’une bande-son solaire. Bien senti également, un décor de studio, avec accessoires, permet de prendre la pose le temps d’une photographie à diffuser, ou pas, sur les réseaux sociaux.

Le fait que la photographie de studio n’ait pas été le seul univers visuel développé par Sidibé constitue sa particularité dans une Afrique où le portrait posé domine. En témoignent à Paris tant les images nocturnes de  » reporter de la jeunesse  » évoquées plus haut que ses clichés dominicaux pris au bord du fleuve Niger, où les familles aimaient se retrouver le temps d’un pique-nique ou de l’écoute collective de 45-tours. Loin de n’être qu’un  » studiotiste « , le Malien a bel et bien conçu de nouvelles catégories photographiques pour le continent noir. Au sous-sol du bâtiment dessiné par Jean Nouvel est aussi projeté Dolce Vita Africana, un documentaire de 64 minutes signé en 2008 par Cosima Spender. Un long-métrage qui est comme la destination finale d’un accrochage que l’on a vécu comme un voyage, agrémenté encore par les oeuvres du peintre congolais JP Mika et par celles du sculpteur ghanéen Paa Joe. On y découvre le photographe rigolard dans son studio. Jovial et généreux, il y est plus que jamais ce  » messager de la gaieté  » comme l’écrit Brigitte Ollier, commissaire associée de l’exposition. On se prend à rêver devant les centaines de boîtes Kodak entassées dans le fond de sa boutique et  » scrupuleusement datées du mois et de l’année « .  » Deux cent mille, trois cent mille négatifs, peut-être plus « , commente André Magnin.  » Ne dalen do dia fangala « , répétait le photographe en bambara :  » Je crois au pouvoir de l’image.  » Nous, c’est sûr, nous croyons à jamais au pouvoir de Malick Sidibé.

(1) Mali Twist, Malick Sidibé, à la fondation Cartier, à Paris, jusqu’au 25 février 2018. www.fondationcartier.com

(2) et (3) L’Abécédaire de Gilles Deleuze, Lettre C, comme  » Culture « , entretien télévisuel avec Claire Parnet, 1988.

PAR MICHEL VERLINDEN, À PARIS

 » Je n’aime pas la tristesse en photographie, c’est la misère  »

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